La vieille comtesse Clara de Hohenfall, depuis le début de la guerre, vivait dans son château de Westphalie avec une sévérité monacale, passant ses journées dans une vaste pièce nue ; aux murs, les portraits de l’empereur et du kronprinz, et une immense carte d’Europe ; sur une table, des cartes d’état-major et des brochures techniques ; sur une autre, les éléments d’une très simple collation. La comtesse ne quittait cette pièce, où elle étudiait les péripéties de la lutte, que pour dormir quelques heures dans une sorte de cellule contiguë.
La haine et l’espoir farouche prolongeaient la vie de cette créature ascétique, exsangue, impérieuse. Fille d’un des plus célèbres historiens-philosophes qui fondèrent la religion du pangermanisme, la comtesse Clara avait épousé un général, mort après avoir doté son pays du matériel d’artillerie lourde. Son oncle avait été un des plus actifs diplomates qui organisèrent la pénétration allemande en Asie ; son frère comptait, dans la prélature, parmi les plus zélés missionnaires de la cause austro-germanique au Vatican ; deux de ses frères, industriels, commandaient à des milliers de Germano-Américains, et ses quatre fils servaient. De toute cette famille, la comtesse Clara était l’âme : elle en avait fait, pour obéir au vœu paternel, une puissante machine de détestation méthodique et implacable. La capitulation de Paris avait été la plus grande joie de son adolescence. Depuis, elle attendait en agissant, dédaignant Berlin et la cour, servant son idée avec une hautaine passion de solitude et d’action indépendante, mécontente de l’empereur et mettant tout espoir en son fils. Elle était desséchée par le fanatisme. On prétendait que, en un étrange oratoire de son château, elle s’enfermait parfois pour cacher des crises d’hystérie mystique et supplier une image d’Odin.
Aux premiers jours, elle exulta. Ayant consacré des centaines de milliers de marks à l’espionnage en France, ayant aussi sa police privée, reliée nuit et jour par le télégraphe et le téléphone aux puissants de la Wilhelmstrasse, qui l’admiraient et la redoutaient, la terrible femme fut la première à savoir : dans la nuit décisive, Hohenfall, morne et semblant désert sur son rocher couvert de sapins noirs, s’illumina, flamba par ses deux cents fenêtres, et, au matin, le drapeau à tête de mort flotta auprès du drapeau impérial.
Sur les degrés du grand perron, les hussards noirs du kronprinz, dirigés là par une attention de l’héritier à sa fidèle, aiguisèrent leurs sabres parmi les hurrahs et les éclats des trompettes avant de boire et de manger aux grandes tables des pelouses, présidées par la spectrale comtesse aux yeux glacés. Et, à l’instant du boute-selle, elle cria : « À Paris ! »
Les semaines passèrent – et elle sut que le comte Adalbert, le premier de ses fils, colonel de dragons, était tombé sous les balles françaises à Nanteuil-le-Haudouin. Elle ne laissa rien paraître et resta vêtue de ce blanc qui était sa façon, depuis son veuvage, de porter le deuil. Quand elle connut l’incendie de la basilique de Reims, elle ordonna qu’on illuminât de nouveau.
Des mois passèrent encore – et elle sut que son second fils, le lieutenant de vaisseau Eitel, était disparu avec le Blücher sous le feu des canons anglais. D’une automobile descendit, un jour, la jeune femme d’Eitel, affolée et pleurante, avec son enfant. La comtesse Clara la garda deux jours, puis la renvoya, l’ayant malmenée à cause de cette douleur intempestive, négligeable auprès du grand But. L’ascète féodale, ne mangeant et ne dormant presque plus, travaillait, déplaçait des drapeaux sur sa carte de la frontière russe, avec des rires de triomphe, écrivait, parlait sa haine et son espoir dans ce téléphone qui, seul, reliait sa solitude au monde, et priait son dieu horrible. Il fallait encore que Hohenfall resplendît de girandoles et qu’on s’assemblât en fête sur les pelouses neigeuses lorsque Lodz fût prise ; mais, deux jours après, parvint la nouvelle de la mort du comte Ruprecht, fauché avec son bataillon poméranien par les salves russes. Et les gens de la comtesse Clara ne la virent plus, et eurent peur.
Mais elle reparut, et son visage ne décela rien. D’étranges légendes oppressèrent les âmes frustes. On disait, sans rien préciser, que quelque chose ou quelqu’un, une Présence, rôdait autour de Hohenfall, à pas lents : on recherchait dans l’histoire dramatique du vieux domaine des prophéties oubliées. Et des blessés revenus aux villages voisins disaient qu’on en avait assez, que les Français se battaient en braves, que jamais on ne les briserait, que les chefs et les ministres avaient trompé tout le peuple, et que la comtesse elle-même, pour avoir vécu de haine, était punie…
Le printemps, puis l’été étaient revenus, sans que l’espérance se confirmât, et, après un automne où rien n’avait été décidé, la lente souffrance du second hiver accablait les êtres et Noël restait sans joie malgré la promesse du souverain, et, au lieu des ripailles du Jour de l’An, la disette sévissait à cause d’une Angleterre lointaine qu’on ne maudissait plus que par une habitude découragée. C’était peut-être sa volonté qui errait, cette Présence dont les pas lents hantaient le superstitieux pays de Hohenfall…
Un matin de fièvre, on entendit, propageant dans les vallées rhénanes, à des distances inouïes, le canon de Verdun, et son grondement ne cessa plus, et il était si formidable à tant de lieues et de lieues que les gens des villages, angoissés, fermaient, pour ne plus l’entendre, leurs vitres qui tremblaient. Sur la route au pied du château défilaient les sombres et interminables cortèges de fourgons pleins de blessés. Une émeute de femmes ayant tapagé pour obtenir un peu de lard et des pommes de terre pourries au pays où toute boutique était vide et close, ce fut la comtesse elle-même qui, sur un ordre parti de sa chambre, amena la police et fit tirer. Dès lors, la féodale fut invisible, exécrée et gardée par des domestiques armés, comme ses aïeules d’antan : elle ne vivait plus que de lait et mordillait du pain de paille, comme les plus pauvres hères, riant farouchement quand on lui parlait de charité, n’envoyant de l’argent que pour les fonderies d’obus et faisant abattre ses futaies pour donner les boisages aux tranchées. La rumeur grandiose de Verdun ne cessait jamais : c’était le glas des espérances de la Haine, et il semblait qu’il rythmât les pas lents de l’être invisible qui rôdait autour de Hohenfall.
Quand un groupe d’infirmiers et d’officiers aida à descendre et à gravir le perron un homme qui chancelait, la comtesse Clara reconnut son dernier fils, le beau junker Joachim, et, pour la première fois peut-être, un sentiment qui ressemblait à la pitié et à la tendresse maternelle s’émut dans ce cœur et cette chair de glace – et elle ouvrit les bras.
Blessé sans doute, mais vivant et sauvé, Joachim von Hohenfall, dernier héritier direct du nom, lui resterait, seul de tout ce qu’elle avait donné à la Cause ! Mais alors, celui qu’elle regardait la terrifia : car ses yeux étaient morts. Un retour de gaz asphyxiants, dans une rafale brusque, l’avait rendu aveugle ; et le poison avait brûlé ses poumons, et cet être superbe n’était plus qu’un phtisique émacié, perdu, qui, lorsque sa mère eut chassé d’un geste atroce tous les assistants, s’effondra et dit entre deux toux rauques :
« Ô mère, mère ! nous avons trop haï… et maintenant, tout est consommé ! Sur le bloc du Mort-Homme, l’épée allemande se brise… La haine allemande expie ; nous avons trop cru à Odin, au mauvais dieu ! Pour nous, c’en est fini !… »
Il n’acheva pas et défaillit sans entendre le fracas d’une porte, derrière laquelle s’enfuyait un spectre blanc et fou. À l’aube, les serviteurs inquiets forcèrent l’oratoire. Devant l’image d’Odin, lacérée par des mains furieuses, la comtesse Clara gisait, tordue par une convulsion suprême. La Présence aux pas lents, qui rôdait autour de Hohenfall, y avait enfin pénétré.
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(Camille Mauclair, « Contes du Journal, » in Le Journal, n° 8655, mercredi 7 juin 1916 ; Camille Verno, « Vanitas [La Jeune Fille et la Mort], » huile sur toile, c. 1900)