(Firmin Maillard, « Les Grands Journaux de France, Histoire du Figaro, 1856, » in Figaro, neuvième année, n° 745, dimanche 6 avril 1862 ; repris dans Les Grands Journaux de France par Jules Brisson & Félix Ribeyre, Paris : 1862)

 

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☞  Parues dans le Figaro sous le pseudonyme de « Claudius, » les deux chroniques des frères Erckmann-Chatrian que nous reproduisons ci-dessous n’ont, à notre connaissance, jamais été reprises.
 

MONSIEUR N

 
 

 

QUELQUES MOTS SUR LE PEUPLE LE PLUS SPIRITUEL DE LA TERRE

 

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Le peuple le plus spirituel de la Terre – auquel nous avons l’honneur d’appartenir – se compose de trente-six millions d’individus… tous plus spirituels les uns que les autres.
 

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Les trente-six millions d’individus qui constituent le peuple le plus spirituel de la Terre, ne manquent pas d’analogie avec les citoyens des autres nations : ils ont, comme eux, des pieds, des mains, des bras, le tout ajusté tant bien que mal ; mais ils se distinguent des autres peuples… par leurs petites jambes grêles et par leurs moustaches.
 

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Tous les citoyens du peuple le plus spirituel de la Terre portent moustaches. On trouverait un rabbin sans barbiche, un poète sans dettes ; on trouverait même un critique mort d’un accès d’impartialité, avant de découvrir un citoyen du peuple le plus spirituel de la terre sans moustaches.
 

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Le peuple le plus spirituel de la Terre rit des Chinois qui portent une queue roulée en turban sous un chapeau à sonnettes, et le peuple le plus spirituel de la Terre se fait une raie derrière la tête et s’enferme les mains dans de petits sacs de peau verte, qui lui donnent l’air d’avoir une paire de grenouilles au bout des bras.
 

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Le peuple le plus spirituel de la Terre aime beaucoup les arts, il s’arrête volontiers devant une belle toile, une belle statue ; mais si par malheur quelque bouffon lève la jambe droite, courbe la tête et se gratte tout doucement le bout du nez avec l’ongle du petit doigt gauche, le peuple le plus spirituel de la Terre abandonne la statue pour courir au bouffon.
 

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Le peuple le plus spirituel de la Terre se croit de la meilleure foi du monde, un peuple changeant, mobile, sentimental… et le peuple le plus spirituel de la Terre fait depuis soixante ans des révolutions dans lesquelles il joue toujours avec un nouveau plaisir le rôle de l’honnête Raton.. qui tire les marrons du feu pour l’ami Bertrand.
 

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Le peuple le plus spirituel de la Terre classe, dans la catégorie des orangs, la petite nation belge qui a le tort de l’imiter, et ce digne peuple s’évertue à copier l’air froid, la tournure raide et la démarche automatique de nos bons voisins les Anglais.
 

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Quand le peuple le plus spirituel de la Terre porte des habits longs, il trouve ridicules ceux qui en portent de courts ; mais lorsqu’il en porte de courts, il trouve ridicules ceux qui en portent de longs. C’est une nouvelle façon d’être spirituel, que le peuple le plus spirituel de la Terre a inventée pour sa propre consommation.
 

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Ce peuple le plus spirituel de la Terre laisse les artistes, les poètes qui font sa gloire, tirer le diable par le tronçon de queue qui lui reste ; mais il entretient à grands frais des poules, des canards, des couleuvres, des hippopotames, et Dieu sait combien d’autres animaux à deux et à quatre pattes. Il entretient aussi très bien de petits hommes graves qui passent leur vie à mettre de grands mots grecs sous de petites découvertes.
 

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Le peuple le plus spirituel de la Terre s’est insurgé dans le temps contre un homme qui voulait lui défendre de manger du veau en public, et le peuple le plus spirituel de la Terre subit avec une bonhomie parfaite le despotisme d’une poignée de tailleurs d’habits qui le ridiculisent tous les ans d’une nouvelle façon.
 

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Du reste, il faut en convenir : le peuple le plus spirituel de la Terre n’en est pas encore au point de se raser un seul côté de la figure, et de s’enfermer les oreilles dans de petits sacs de peau verte ; mais au train que prennent les choses, il ne faut désespérer de rien.
 

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Ce qui me console, après tout, c’est que le peuple le plus spirituel de la Terre a fait trois grandes découvertes :

1° La blague, qui consiste à beaucoup parler pour ne rien dire ;

2° Le ridicule, qui est une façon polie de tuer les gens ;

3° Le paradoxe, qui est l’art de prouver que les vessies sont des lanternes.
 

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Le peuple le plus spirituel de la Terre a certainement beaucoup d’esprit. Nul ne le conteste et j’en conviens tout le premier. Mais si j’étais pour quelque chose dans les conseils du roi des étoiles, j’aurais l’honneur de lui proposer le petit décret que voici :
 

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Considérant que le peuple le plus spirituel de la Terre a fait consister jusqu’à ce jour tout son esprit à chercher la paille dans l’œil du voisin ;

Considérant, en outre, que cet exercice, tout agréable qu’il puisse être, finit par devenir monotone ;

Considérant de plus que le besoin de passer à un nouveau genre d’exercice se fait généralement sentir,

Nous, etc., etc., etc.,

Avons décrété et décrétons :

Art. 1er. La théorie de la paille dans l’œil du voisin est abrogée.

Art. 2. Il est ouvert au département des dépenses un crédit de 450 grammes de sens commun, à répartir à raison d’un atome par tête entre les trente-six millions d’individus qui composent le peuple le plus spirituel de la Terre.
 
 

Claudius.

 
 

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(« Claudius » [pseudonyme d’Erckmann-Chatrian], in Figaro, troisième année, n° 97, dimanche 20 janvier 1856 ; « Adramelech, » illustration de Louis Le Breton gravée par Léonard Jarrault pour le Dictionnaire infernal de Collin de Plancy, 1863)

 
 

 

LES DEUX MAÎTRES CHANTEURS

 

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Ils sont morts, les deux maîtres chanteurs de la vieille Allemagne ; – ils sont morts !… – On les a couchés dans le grand cercueil en planches de chêne, côte à côte, comme deux frères d’armes, – et toc, toc… – on a cloué le couvercle avec de grands clous de fer !…
 

Les hommes du cavalier noir sont venus avec leurs grosses bottes ; – ils ont mis le grand cercueil en planches de chêne, sur la carriole… et clic ! clac !… les voilà partis…
 

Quelques amis de la vieille race les ont suivis, front pâle et cœur brisé. D’honnêtes Philistins leur ont tiré le chapeau sur la route, et plus d’une jeune fille, au petit nez retroussé, leur a fait, en passant, un signe de tête amical… Ils sont morts !…
 

C’est une laide aventure, que la mort ; les chairs se creusent… le froid monte… la vie sombre dans la mort, comme un navire qui fait eau de toutes parts… et l’âme, pilote éperdu, se cramponne au grand mât… l’œil hagard, plongé dans le sombre horizon… Enfin, nous y passerons tous.
 

Arrivés là-bas… les hommes du cavalier noir ont pris le cercueil en planches de chêne et l’ont descendu dans la fosse avec de grandes cordes ; – il a glissé comme une lettre à la poste. – Puis le fossoyeur a jeté la première pelletée de terre…
 

Alors, les amis ont senti comme un petit frisson tout froid leur grimper le long de l’échine ; – ils se sont regardés sans rien dire… puis lentement, ils sont partis, la tête basse, avec cette maudite pelletée de terre sur le cœur… Les hommes du cavalier noir sont allés boire un coup !…
 

C’est une vieille histoire toujours neuve. – Faut-il rire ? faut-il pleurer ? disait un ancien. – Les bavards ont fait là-dessus bien des phrases. – Ce qu’on peut affirmer, c’est qu’ils ne chanteront plus, les deux maîtres chanteurs allemands !
 

Non, ils ne chanteront plus, – toutes les prières, – toutes les larmes, – toutes les imprécations du genre humain, – entassées les unes sur les autres, ne sauraient ranimer un cheveu de leur tête, – un poil de leur barbe, – un atome de leur chair… c’est fini !
 

Maintenant qu’ils sont morts, – on peut bien le dire : c’étaient d’étranges compagnons que les deux maîtres chanteurs allemands.
 

L’un grand, maigre, le nez en l’air, la moustache en croc, et la bouche fendue par un long éclat de rire ; l’autre, petit, frêle, pâle, « avec de beaux cheveux blonds flottants sur le cou et de grands yeux bleus levés au ciel. »
 

À les voir : – le grand maigre, sa guitare sur le bras, – le petit blond, sa harpe à l’épaule, s’en aller de compagnie, on eût dit Méphisto courant la folle aventure avec Marguerite déguisée en jeune garçon.
 

Ils ont chanté ensemble bien des lieder, les deux maîtres chanteurs allemands : — des lieder d’amour et de toute sorte d’autres choses, – de beaux lieder, sur ma parole ! – que l’on chantera encore dans mille ans, – s’il plaît au Seigneur Dieu.
 

Dans la rose fraîche épanouie et toute moite de rosée, matinale, bourdonne la guêpe au dard subtil, – au fin corsage doré…
 

Y a-t-il au monde une fleur plus belle que la rose ? – un dard plus effilé que le dard de la guêpe ? – Non. – Tels sont les lieder des deux maîtres chanteurs allemands !
 

On dispute déjà pour établir lequel des deux chantait le mieux. Certains tiennent pour le grand maigre, d’autres pour le petit blond. – C’est une vieille tactique pour les jeter dans les jambes l’un de l’autre, –  mais, enfin, – il faut que tout le monde vive.
 

La vérité, c’est qu’ils chantaient bien tous les deux. – Seulement, le grand maigre aimait trop les hauts chevaux, – les longs flacons de vin du Rhin… etc… — Il aimait aussi trop les jolies petites poupées, et c’est là ce qui l’a perdu.
 

Bref, ils sont morts et enterrés, comme dit la chanson. Dieu veuille qu’on ne les écrase pas sous une lourde pierre, – et qu’on laisse les petites fleurs bleues du souvenir pousser tout doucement sur leur tombe. – Dieu le veuille. – Je demande aussi qu’on laisse également les ânes braire, et les moustiques bourdonner tout à leur aise : – ils sont venus au monde pour cela. – Quant au reste, il ira tout seul.
 

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Et maintenant, si l’on me demande ce que signifient les deux maîtres chanteurs de mon histoire :
 

Les deux maîtres chanteurs, mes amis, c’est la tête et le cœur, – l’ironie et le sentiment, – le général Doute et le feld-maréchal Foi… — C’est enfin, pour couper court, la première partie de notre dix-neuvième siècle, admirablement résumée dans un homme.

Lequel s’appelait Henri Heine !
 

Claudius.

 
 

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(« Claudius » [pseudonyme d’Erckmann-Chatrian], in Figaro, troisième année, n° 155, dimanche 10 août 1856 ; Gottlieb Gassen, « Porträt von Heinrich Heine » [détail], huile sur toile, 1828)