« Je vous assure que je n’y comprends rien ! De grâce, monsieur Gélineau, remettez-vous. Reprenez vos esprits… Voyons, vous êtes là, dans mon cabinet. Vous venez d’être le jouet d’une fantastique illusion. Vous avez vécu, tout éveillé, un monstrueux cauchemar. Rentrez chez vous. N’y pensez plus !…
– Monsieur le Procureur, je ne suis pas fou. J’ai vu, vous dis-je, j’ai vu la chose épouvantable. Elle s’est passée sous mes yeux. J’en ai été le témoin horrifié. Et je n’ai eu qu’une seule pensée en constatant cette inexplicable disparition : venir vous trouver, parce que je vous connais de longue date, parce que j’ai confiance en vous, parce que vous représentez la justice. »
M. Barlevois considéra son interlocuteur, dont une profonde émotion pétrissait le masque.
« Je veux bien vous croire, dit-il lentement. Avouez cependant que nous nageons en plein mystère… Si tout autre que vous était devant moi en ce moment, je le prierais poliment de retourner à ses occupations quotidiennes. »
Un sourire amusa le coin de ses lèvres.
« Bah ! puisque vous semblez y tenir, je vais faire enregistrer votre déposition. Ce sera un document que vous relirez plus tard avec quelque surprise. Pour ma part… »
Et, ayant actionné le levier du timbre, il alluma une cigarette, affectant le calme qui convenait à l’audition de petites choses négligeables.
Silencieux comme une ombre, le greffier entra, s’assit à sa table de travail, oreille attentive, plume levée.
« Nous vous écoutons, » dit M. Barlevois.
D’une voix hésitante, d’abord, et qui se raffermit très vite, M. Gélineau conta la surprenante aventure :
« Ce matin, à six heures, M. Martin-Dubois, membre de l’Académie des Sciences, accompagné de MM. Jolivet, Ribier, François et Lenormand, géologues-experts, convoqués par le Syndicat d’Initiative que je représentais, sont partis de l’Hôtel de la Bonne-Étoile, en auto, et m’ont pris, en passant, au carrefour de Saint-Briac, où je les attendais. Nous devions aller explorer ensemble le lieu-dit « le Calvaire-Noir, » afin de savoir s’il convenait d’en interdire l’accès aux touristes, en raison des dangers que présente cette excursion depuis les effritements récemment signalés.
Vous connaissez l’endroit, je suppose ? C’est une dent granitique qui s’avance, haut et loin, dans les flots. Aux trois quarts de sa longueur, une dépression marquée en vient rompre la ligne. On remonte enfin et on accède, par des marches creusées dans la pierre, au plateau en hémicycle qui la termine.
Sur ce plateau s’érige une croix vieille de cinq siècles. Enfin, à quelques mètres à droite de la croix, un gigantesque pin, ayant poussé là on ne sait comment, étale ses branches robustes. Je devrais dire « étalait, » car le pin en question… Mais nous y viendrons tout à l’heure.
Du côté des terres, la muraille des falaises. Aucune habitation visible, si ce n’est le château de Bréfailles, situé sur la côte, au départ de cette jetée naturelle, faisant face au Calvaire.
– C’est exact, concéda M. Barlevois.
– Nous avions garé l’auto à la sortie de Toulmanach, poursuivit M. Gélineau. Ces messieurs prirent les devants, longèrent le château, où l’on ne soupçonnait la présence d’âme qui vive, et s’engagèrent dans la direction du Calvaire-Noir.
Parvenus au plateau, ils entamèrent tout de suite une discussion technique. Ils durent bientôt se réfugier sous le pin : une pluie cinglante, striée d’éclairs, commençait de tomber avec cette violence qu’on n’enregistre que dans nos régions maritimes.
Moi, sans me soucier de l’orage, j’étais resté près de la croix, m’appliquant à déchiffrer l’inscription latine gravée sur le socle et grâce à quoi on sait qu’en 1426, la mer en courroux contourna la falaise, balaya furieusement l’intérieur des terres, ravagea des villages et s’en retourna comme elle était venue, chargée de dépouilles, sans qu’on sût jamais à quoi attribuer son meurtrier caprice.
Je consultai ma montre. Il était sept heures du matin.
Tout à coup, un grésillement mystérieux peupla l’atmosphère qu’emplit une chaleur intense… Le pin s’effaça positivement, comme happé par une bouche invisible et géante. La foudre ? Impossible ! Je m’en fusse rendu compte ! La foudre ne tombe pas à trois mètres de vous sans que vous ne vous en aperceviez !
Je me crus d’abord le jouet d’un mirage. Mais ma terreur fut sans bornes en constatant qu’avec l’arbre avaient disparu mes compagnons !
Où étaient-ils ? À la mer ?… Je m’aplatis au bord de la falaise et fouillai les flots du regard. Rien ! Quelque fissure, subitement ouverte, venait-elle de les engloutir ? Mais non. La roche était intacte, débarrassée toutefois des mousses et des herbes qui la revêtaient un instant auparavant. Fait plus étonnant encore : une traînée large de deux mètres, qu’on eût dite tracée au cordeau et comme rongée par un puissant corrosif, partait de là, aboutissant à une fenêtre du château, au rez-de-chaussée.
J’appelai. Ma voix se perdit dans la tempête. Je fis le tour du plateau. En vain. Je clamai à tous les échos les noms des malheureux. Rien ne me répondit que le hurlement sauvage des vagues.
Je volai vers le château de Bréfailles dans l’espoir d’y trouver du secours. Mais – oh ! je vous en supplie, ne souriez pas ainsi, monsieur le Procureur ! – le château lui-même s’évanouit lui aussi, semblant sous mes yeux s’être résorbé dans l’azur !
La folie taraudait mon cerveau. J’ai couru, j’ai couru jusqu’à l’auto abandonnée. J’ai forcé la vitesse, n’ayant plus qu’une idée, qu’un désir : venir à vous !
Et me voici… Si invraisemblable que cela puisse paraître, je ne vous ai dit là que la vérité. »
*
Les trois hommes se taisaient, agités de sentiments divers : les deux auditeurs, sceptiques et discrets ; M. Gélineau, tremblant d’effroi, épongeant la sueur qui perlait à son front.
D’un ton enjoué, M. Barlevois déclara :
« Nous allons d’abord téléphoner à l’Hôtel de la Bonne-Étoile. Si ces messieurs sont revenus, une telle nouvelle ramènerait, je suppose, le calme dans votre âme ?
– Comment pourraient-ils être là ! Mais vous ne voulez donc pas me croire ? » gémit M. Gélineau.
La communication donnée, le magistrat reçut l’assurance que ni M. Martin-Dubois, ni aucun des quatre géologues n’étaient rentrés.
« Dès qu’ils rentreront, vous me préviendrez, n’est-ce pas ? »
M. Gélineau avait bondi.
« Ils ne rentreront jamais ! » jeta-t-il dans un éclat.
M. Barlevois adoucit encore le ton de sa voix :
« Savez-vous bien, mon cher Gélineau, que votre histoire me paraît fort embrouillée ? Ou, plutôt, elle n’est que trop nette. Un conseil, vous permettez ? Retournez chez vous. Mettez-vous au lit en attendant la visite du docteur Ménard que je vais prévenir sur-le-champ. Vous avez besoin de repos. Je sais que vous êtes un fervent de Wells. Vous avez certainement dû le lire, ces jours-ci. Une fiction du romancier s’est cristallisée en vous, à votre insu. Vous avez vu une chose qui ne s’est passée que dans votre subconscient.
– Monsieur le Procureur, sur ce que j’aime le plus au monde, je vous jure que… »
La sonnerie du téléphone retentit. M. Barlevois décrocha le récepteur. Dès les premiers mots, il sursauta.
« Vous dites ?
– …
– Voyons ! Je répète après vous.
– …
– Le douanier Maljaire, accomplissant sa tournée…
– …
– … sur le chemin de ronde, vers sept heures quinze du matin… Allô ! Allô ! Continuez ! J’écoute !
– …
– … rapporte qu’il vit un homme se jeter dans la mer…
– …
– … Quelques instants plus tard…
– …
– … le château disparut… Bon ! ça se complique ! Allez-y, je vous prie…
– …
– … disparut comme s’il avait été…
– …
– … soufflé par le vent ? J’allais vous le dire ! C’est tout ? Bon ! Voilà qui est heureux… Eh bien ! Envoyez-moi immédiatement Maljaive. Je l’attends. Qu’il se hâte ! »
Et, se tournant vers M. Gélineau, il ajouta :
« Il faut en finir avec ces absurdités ! »
Rasséréné soudain, M. Gélineau exultait :
« Enfin ! Je ne suis pas dément !… Un autre que moi a vu ! »
Fébrile, le magistrat martelait la table de ses doigts impatients. Qu’y avait-il de réel dans tout cela ? Qu’était-ce donc que cette fantastique histoire de château envolé, de savants volatilisés, d’homme à la mer ? Il pesait les choses, sainement, estimant qu’il s’agissait là d’un phénomène de double hallucination, auquel il ne fallait accorder nulle créance. D’ailleurs, s’il avait gardé une certaine réserve mondaine avec M. Gélineau, il se promettait de ne point se laisser lanterner par Maljaive. Ce subalterne serait vertement remis à sa place.
Le douanier entrait, immobilisé dès le seuil, la main au képi.
« Approchez, Maljaive ! »
Les lourds souliers cloutés griffèrent le parquet.
« Au fait, mon ami !… Pas de préambule, pas de verbiage ! Veuillez avoir la bonté de dévider votre écheveau. J’en ai par-dessus la tête, moi ! Allons, parlez ! Ne vous faites pas prier ! »
Simplement, avec cette force tranquille que donne la certitude, le douanier s’expliqua. Oui, il avait vu un homme se jeter à la mer. Oui, il affirmait que le château n’existait plus.
« Au reste, si monsieur le Procureur ne me croit pas, monsieur le Procureur n’a qu’à y aller voir lui-même.
– Par exemple ! tonna M. Barlevois en ébranlant sa table d’un formidable coup de poing. Maljaive, vous savez à quoi vous vous exposez en bernant la justice ? Outrage à magistrat… Je vous préviens que…
– Monsieur le Procureur, que voulez-vous que je vous dise de plus ? Venez avec moi. Ce sera la meilleure des preuves.
– Eh bien ! ricana M. Barlevois, allons-y. Vous nous accompagnez, n’est-ce pas, monsieur Gélineau ? »
*
Un moteur gronda au fond de la cour. Les trois hommes montèrent dans l’auto qui démarra, brûlant la route à une allure insensée. Pas un mot ne fut échangé durant le trajet.
Au pied de la falaise, la voiture s’arrêta.
« Monsieur le Procureur, ironisa doucement Maljaive, si vous voyez le château de Bréfailles, je veux bien être changé en contrebandier ! »
M. Barlevois ne put retenir une sourde exclamation. Du château qu’il avait visité maintes fois, il ne demeurait pierre sur pierre ! Il s’arrêta, se frottant les yeux.
« Et pourtant, il n’y a pas d’erreur possible ! Qu’est-ce que cela signifie ? »
Son esprit positif repoussait l’intervention du mystérieux. Il lui fallait une explication normale. Il réfléchit.
« Maljaive !… Le château s’est-il effondré dans la mer ? N’avez-vous pas senti la terre trembler sous vos pieds ?
– Non, monsieur le Procureur. Ni éboulement, ni secousse. J’ai eu l’impression que le château fondait comme une pelletée de neige sur une plaque rougie au feu.
– Et un homme s’est jeté par une fenêtre ?
– Oui, quelques secondes avant l’anéantissement total de l’édifice.
– Vous ne lui avez pas porté secours ?
— J’étais trop loin et, seul, je ne pouvais rien. J’ai prévenu d’urgence mes chefs, qui vous ont transmis mon rapport, et j’ai alerté les gens de la côte, qui sont immédiatement partis sur les lieux. »
Duel du doute et de la logique. Les répliques se croisaient comme des épées, sans faire avancer d’un pas le dénouement.
Déjà, au loin, des pêcheurs étaient à la besogne. Leurs barques dansaient sur les flots inapaisés.
« Voulez-vous que nous poussions jusqu’au Calvaire ? proposa M. Gélineau.
– Volontiers ! fit M. Barlevois. Si le pin n’y est plus, ce fameux pin à l’ombre duquel je m’assis bien souvent, j’avoue que mon incrédulité sera fort ébranlée. »
Silencieux, le groupe s’avança sur la rocaille.
« Tenez, monsieur Barlevois, ce sentier que nous foulons en ce moment, vous ignoriez son existence ?
– Ma foi, oui… Et je me demande…
– Eh bien ! c’est le sentier dont je vous parlais tout à l’heure. Et vous voyez ? Pas la moindre végétation ! Rien de ce qui vivait là, herbe ou bestiole, n’est plus. La roche même a été comme brûlée.
– Étrange ! Étrange ! » murmurait le Procureur.
Sur le plateau, la croix seule subsistait… M. Barlevois se fit détailler une fois encore les circonstances du drame, notant la position qu’occupaient les géologues, recueillant les plus légers indices.
La pluie avait cessé. Lentement, la mer se retirait. Délivrés, des rochers hérissaient leurs pointes ou se déchiraient encore des vagues rageuses.
« Ah ! dit M. Barlevois, en pointant ses jumelles, des pêcheurs se hâtent vers une forme sombre là-bas… Si c’était l’inconnu du château ? Nous trouverions peut-être là la clé du mystère ? »
Quand le Procureur et ses compagnons arrivèrent au pied de la falaise, une foule curieuse et angoissée entourait un corps inerte, allongé sur le roc.
M. Barlevois excipa de sa qualité, fendit les rangs des badauds, envoya quérir un médecin et, tandis que deux des sauveteurs, agenouillés auprès de l’infortuné, pratiquaient les exercices respiratoires et les tractions rythmiques de la langue recommandés en pareil cas, le magistrat fouillait les poches de l’individu, en retirait des papiers au nom de Clovis Chérigny.
« Clovis Chérigny… Quelqu’un d’entre vous peut-il me renseigner ?
– Chérigny ?… Monsieur le Procureur, dit un voix, j’ai eu un Chérigny comme client, avant-hier. Il venait de Paris, se rendait chez M. de Bréfailles. C’est moi qui ai porté ses bagages de la gare au château.
– Le reconnaissez-vous ?
– Oui, c’est lui, sans aucun doute. Même qu’il m’a donné dix francs de pourboire et que…
– Bien ! Cela suffit. »
Le médecin survenait à son tour.
Il examina le corps, diagnostiqua une double fracture des jambes, s’assura que tout espoir n’était pas perdu. Il se fit apporter des planchettes et des bandes de toile pour assujettir les membres brisés.
Une heure plus tard, Clovis Chérigny, ayant rejeté une invraisemblable quantité d’eau, était hissé, avec mille précautions, dans l’auto du magistrat et transporté au logis même du docteur, où les soins habiles de ce dernier triomphèrent enfin de la mort !…
*
De longues semaines s’écoulèrent sans que l’enquête judiciaire ni les investigations des reporters exténués apportassent un éclaircissement.
La presse mondiale s’empara de l’affaire, échafaudant des hypothèses plus ou moins saugrenues. Mais le mystère demeurait entier.
À l’Académie des Sciences, on prononça l’éloge funèbre de M. Martin-Dubois et de ses compagnons dont, en dépit de recherches forcenées, on n’avait jamais eu de nouvelles…
Sur son lit de souffrance, celui qui savait, Clovis Chérigny, gisait, loque lamentable, dont la vie ne tenait qu’à un fil. Le docteur, que secondaient d’illustres praticiens de la capitale, ne dissimulait pas ses appréhensions. Les fractures se réduisaient normalement, mais le cas de l’intéressant blessé se compliquait d’une terrible commotion cérébrale.
À moins d’un miracle, il fallait se résoudre à ne point déchiffrer le fin mot de l’énigme. Les deux témoins oculaires, Gélineau et Maljaive, avaient permis d’en déterminer les effets. Les causes en demeuraient ténébreuses. Seul, Chérigny eût été susceptible de dissiper cette ombre épaisse, mais il se trouvait dans l’incapacité absolue d’enchaîner deux phrases de suite. Il se débattait au sein du chaos.
Cependant, des symptômes rassurants se manifestèrent alors qu’on ne les attendait plus. Lentement, des lambeaux du voile furent arrachés. Peu à peu, Chérigny reprit contact avec le monde extérieur et put enfin voir clair en lui. Mais sa faiblesse physique était extrême. Cette illusoire résurrection serait éphémère. Au surplus, dès qu’on tentait de lui parler du château de Bréfailles, il claquait des dents, repoussant de ses mains décharnées les souvenirs tragiques.
« Non… non ! suppliait-il. Qu’on me laisse au moins mourir en paix ! »
On respectait le désir du moribond.
Un matin, on crut qu’il allait passer. Sa respiration devenait sifflante, la lueur de vie s’éteignait au fond de ses prunelles. Il parut retrouver quelque force et, brusquement, il se décida :
« Le Procureur… »
M. Barlevois, mandé en hâte, accourut.
« Puis-je le voir ? fit-il au docteur.
– Si vous voulez. D’abord, dans l’état où il est, il n’y a rien à lui refuser. Je viens de l’examiner. Il est d’un lucidité extraordinaire. Il m’a juré qu’il avait des révélations intéressantes à vous faire. Je lui ai recommandé le calme. Il a souri, en m’assurant que, d’ici peu, je n’aurais plus à m’occuper de lui. Laissez-le parler. Ne l’interrompez pas, même s’il vous dit des choses invraisemblables. L’essentiel est de l’écouter, de l’aider à se débarrasser de ce poids qui l’accable. S’il divague, vous aurez le bon goût de ne rien remarquer… »
M. Barlevois pénétra dans la chambre.
« Eh bien, cher monsieur ?…
– Prenez un siège, monsieur, et ayez la bonté de m’entendre. Je n’en ai plus pour longtemps. Je veux me confesser à vous, car il faut que la justice soit éclairée. »
Il se reprit, s’appuya sur ses coussins et, après un long silence, il commença :
« Dans cette épouvantable histoire, personne n’est coupable. La Fatalité a tout fait.
Vous connaissiez M. de Bréfailles, n’est-ce pas ? Saviez-vous que ce savant vivait dans son manoir et qu’il se livrait en secret à des expériences sur la dissociation de la matière ?… C’était l’un de mes amis. Malgré son caractère bizarre, en dépit de sa profonde misanthropie, il me témoignait une réelle affection, que je lui rendais. D’ailleurs, je suivais passionnément ses travaux, autant par goût naturel que par sympathie pour lui.
Un jour, je reçus une dépêche :
« Je t’attends. Viens passer une semaine à Bréfailles. »
Dix heures plus tard, j’étais au château.
Il m’accueillit avec une joie débordante.
« Le nébulium ! cria-t-il, avant même que de me donner l’accolade. D’ici peu, le monde entier sera sous la loi du nébulium ! »
Je le crus fou… Il m’expliqua que, trois années auparavant, comme il se promenait un matin sur sa terrasse, il avait perçu un étrange sifflement, suivi d’un bruit sourd. Ayant inspecté les environs, il finit par découvrir un petit aérolithe. Une cassure due au choc fendait cette sorte de sphère ocre, d’un poids approximatif de quarante-cinq kilos. Il l’avait transportée dans son laboratoire, sur une brouette, se promettant de l’étudier plus tard, à loisir.
L’après-midi, il constata une vive luminescence dans la fissure. Il ressentit une violente douleur aux yeux. Il examina alors l’aérolithe au spectroscope. Avec des leviers, il agrandit la cassure et trouva au centre de la boule un amas pâteux, gris argent, très lumineux. Mon ami recueillit le magma dans une coupelle de plomb qu’il isola par des écrans. Il releva toutes les caractéristiques d’un radium d’une énergie inconnue jusqu’alors.
Je ne saurais vous dire par le détail la marche des études de M. de Bréfailles. Il ne lui fallut pas moins de trois ans pour isoler définitivement le corps et obtenir un grain purifié, extrêmement léger, de quatre centièmes de millimètre de diamètre, qu’il conserva dans une gaine double de plomb chromé. Il avait observé que les radiations détruisaient tout ce qui n’était pas protégé par la gaine d’alliage ou des écrans. Il procéda en secret à des essais foudroyants.
Dans son laboratoire du rez-de-chaussée, il me montra son installation : un tube monté sur un trépied, avec réflecteur en fils parallèles, ayant la forme d’un paraboloïde. Un couvercle en obturait l’extrémité.
« Tu vois comme c’est simple, me dit-il. Et pourtant, avec ce grain de nébulium, – c’est le nom que j’ai donné à cet agent nouveau, – j’ai de quoi annihiler tout germe de vie, en moins d’une seconde et dans un rayon d’action quasi illimité. Avec cela, d’une précision mathématique. Je puis aussi bien faire disparaître un objet de mince volume qu’une masse colossale. Question de réglage. »
Je manifestai un étonnement courtois.
« Bien entendu, sourit-il, tu me prends pour un illuminé, un « piqué. » Allons, aie le courage de l’avouer… C’est normal. Mon cher, je ne demande qu’à te convaincre. Tu vas pouvoir admirer ce qu’aucun œil humain, le mien excepté, n’a vu. »
Tout en parlant, il manœuvrait son appareil. Aussitôt, une chaleur intolérable envahit le laboratoire.
« Là… Nous y sommes… À présent, prends cette paire de jumelles. Tu y es ? Bon ! Objectif : à deux mille mètres, ce pin qui se dresse à droite du calvaire. Si je le supprime, cet arbre, cela ne fera de mal à personne. On supposera qu’il a été déraciné par la tempête. La jetée est déserte, n’est-ce pas ?
– Pas une mouette, pas un chat ! »
Pouvais-je soupçonner, à ce moment, que six promeneurs – parmi lesquels les cinq savants disparus – se trouvaient cachés dans le creux accédant au plateau ?
Je considérai mon ami avec une sorte de crainte superstitieuse. Il parlait d’un ton d’assurance tel qu’il m’était impossible de ne le point croire.
« Je suis prêt… Et toi ? Veux-tu observer le pin et me décrire tes sensations ? »
Ayant braqué la jumelle, je poussai un cri d’horreur :
« Arrête ! Arrête !… Il y a des hommes, là-bas ! »
Trop tard !… Le rayon dévorant avait accompli son œuvre…
Éperdu, je scrutais l’horizon, dans le secret espoir de voir surgir l’arbre et les cinq inconnus qui venaient d’être si rapidement rayés du monde… Je ne voyais plus, hélas ! que la croix étendant ses deux bras dans un geste figé. Bientôt, dans le champ de l’objectif, je discernai un homme, visiblement affolé, courant de tous côtés, et j’imaginai l’épouvante de cet être qui avait assisté à une aussi mystérieuse disparition. Une large traînée marquait, sur la route, le passage du rayon mortel.
Anéanti, Bréfailles s’était affalé dans un fauteuil.
« Tu ne t’es pas trompé ? dit-il, l’air égaré.
– Regarde toi-même… Vois ce malheureux qui a échappé, par je ne sais quel miracle… »
Bréfailles prit les jumelles.
« Oui, parbleu !… Il est fou de terreur… Pourvu qu’il n’aille pas se jeter à la mer, maintenant ! Ce serait complet. »
Il tomba dans une sinistre rêverie. Le son de sa voix se fêla, comme son cerveau probablement :
« Oui, c’est cela… Mon œuvre est néfaste. C’est la mort… la mort… la mort… Pauvre humanité ! Elle dispose déjà de tant de moyens de dévastation qu’il serait criminel de la doter de celui-là !… Ainsi… j’ai tué… cinq hommes, dis-tu ? Beau tableau ! Des veuves, des orphelins… Et par ma faute ! »
Il sanglotait, la tête dans les mains.
« Par ma faute !… Ah ! maudit soit le jour où j’ai ramassé cet aérolithe ! Mieux vaut m’en aller… Oui… Mourir ! ! »
Clovis Chérigny revivait la scène atroce. Bouleversé, M. Barlevois lui enjoignit de s’octroyer quelque repos. Sans l’écouter, Chérigny poursuivait :
« Bréfailles prononçait des phrases incohérentes. Il avait oublié jusqu’à ma présence. Il ne me prêtait aucune attention. « Plus de témoins ! hurla-t-il… Le château aussi !… Dans trois minutes, tout sera fini ! » Soudain, il se précipita sur l’appareil, le renversa, se coucha devant le tube qui gisait sur le parquet et, délibérément, du bout du pied, souleva le couvercle.
Horreur ! Bréfailles, happé par le rayon, n’était plus là ! !
Le couvercle s’était rabattu, par hasard… Mais moi, je savais que le grain de nébulium allait glisser de l’étui dangereusement incliné, se libérer de ses écrans… et alors… que l’irréparable se produirait ! Essayer de relever le trépied ? Il n’y fallait pas songer. Un geste malheureux et c’était la catastrophe…
Hurlant à mon tour, j’ouvris la baie qui donne sur la falaise et, sans plus réfléchir, je me lançai dans le vide, préférant cette mort certaine à l’horrible fin qui m’attendait…
J’ai su depuis que, deux secondes après ma chute vertigineuse, il ne restait plus trace du château… »
M. Barlevois méditait. Tout était plausible dans ce récit. Tout concordait avec les données qu’il possédait lui-même. Une question lui brûla les lèvres :
« Mais… le grain de nébulium ?… Qu’est-il devenu ? Comment n’a-t-il pas détruit tout ce coin de côte ?
– Oui… Comment ?… C’est une question que je me suis bien souvent posée… Je suppose qu’il a dû se bloquer dans une veine de minerai, sous les fondations de l’édifice et que, là, garanti par une espèce de gaine naturelle, il repose, inoffensif… jusqu’au jour où on s’avisera de vouloir le découvrir.
– Me permettez-vous de revenir demain avec mon greffier ? demanda le procureur.
– Demain ? »
Clovis Chérigny eut un pâle sourire.
« Demain ? Inutile… »
En effet, il devait tomber dans une prostration extrême peu après avoir achevé son récit. Le docteur, appelé, hocha la tête :
« C’est la fin… »
Clovis Chérigny succomba dans la soirée, sans avoir repris ses sens…
*
Dans son cabinet, M. Barlevois notait l’étrange déposition qu’il venait d’entendre. Chérigny avait-il dit la vérité ? De sa déclaration, que fallait-il retenir ?
Et puis, sa mort, survenant après celle de M. de Bréfailles, ne mettait-elle point fin à l’action judiciaire ?
M. Barlevois referma le dossier. Il alluma une cigarette. Un haussement d’épaules :
« Affaire classée ! » murmura-t-il…
Nombreux sont les touristes qui viennent voir de loin le Calvaire-Noir et l’emplacement du château de Bréfailles. Aucun n’ose s’aventurer sur les lieux tragiques qui ont gardé leur secret.
M. Barlevois ne divulguera jamais la surprenante histoire qu’il est seul à connaître, que personne ne pourrait vérifier, à laquelle personne n’ajouterait foi…
Ce prudent magistrat ne veut pas compromettre son avancement…
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(Gaston Guillot, illustré par Félix Pol Jobbé-Duval, in L’Aventure, n° 12, jeudi 8 septembre 1927 ; repris sous le titre : « Le Grain de nébulium » et amputé de la conclusion, « Les Contes d’action, » dans le Dimanche-Illustré, cinquième année, n° 246, dimanche 13 novembre 1927 ; puis, sous le titre : « Le Château de Bréfailles, » in Le Petit Journal illustré, quarante-deuxième année, n° 2110, 31 mai 1931. La nouvelle a été reprise dans le Bulletin des Amateurs d’Anticipation Ancienne et de Littérature Fantastique, n° 30, décembre 2002 ; elle a été traduite en roumain sans mention d’auteur, sous le titre : « Grăuntele de nebulium, » dans le supplément de la Realitatea ilustrată [Bucarest], n° 712, 10 septembre 1940, qui reprend la version tronquée du Dimanche-Illustré)
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