À mon ami René MÉDARD.
« … Oui, parfaitement, M. Lebaudy, j’ai découvert le Pôle Sud, le Continent Austral, le Continent Antarctique ! Vous êtes sceptique, vous doutez, M. Lebaudy ; soit, laissez-moi m’expliquer et vous serez bientôt convaincu. D’ailleurs, je serai bref et n’abuserai point de vos instants…
C’était il y a tout juste un an et un mois ; Charcot, l’illustre Charcot était parti depuis longtemps pour la fameuse expédition, il n’en était pas revenu et l’on ignorait ce qu’étaient devenus le Pourquoi-Pas ? et son courageux équipage.
Secrètement, j’armai un navire que je baptisai Quand-Même ! – C’était un beau vaisseau construit tout spécialement pour un voyage au Pôle ; quinze hommes le montaient ; nous levâmes l’ancre un soir et mîmes le cap sur le Sud.
Il serait fastidieux de vous conter notre traversée jusqu’au cap Horn, de même que notre passage aux îles Sheetland, à la terre Louis-Philippe, à la terre Alexandre Ier et à bien d’autres encore.
Le 24 février, nous arrivâmes par le 84e parallèle. – Jusque-là, le Quand-Même ! avec son puissant brise-glace, s’était fort bien comporté, mais à mesure que nous allions plus au Sud, le froid devenait plus intense, la couche de glace plus épaisse, et il vint un moment où le Quand-Même ! n’avança plus qu’avec les difficultés les plus grandes. Ce 24 février donc, au moment même où nous constations avec tristesse qu’il était matériellement impossible à notre bateau d’aller plus loin, et même de retourner en arrière, nous aperçûmes au loin, à quelques kilomètres en avant, un navire immobile et pris comme le nôtre dans les glaces ; plus pris même que le nôtre, car seuls ses mâts émergeaient des énormes glaçons qui semblaient monter à l’assaut de son bordage.
À l’aide de nos traîneaux automobiles que nous mîmes… à terre, – c’est là une façon de parler, – nous allâmes vers le navire aperçu. Nous l’eûmes vite reconnu et un nom s’échappa de toutes nos bouches : le Pourquoi-Pas ? Nous poussâmes un triple hourra, mais du bord rien ne répondit et durant un instant qui nous parut une éternité, le silence seul régna lugubre et glacial. Nul doute, le navire était désert ! nous avançâmes encore, enjambâmes les bastingages .. rien sur le pont… rien sur la dunette… rien sous le roufle… rien, et cependant tout avait un aspect normal.
Un escalier conduisait à l’immense salon du Pourquoi-Pas ? Nous le descendîmes ; un spectacle impressionnablement douloureux et grandiose nous attendait : sur une table, Charcot, le vaillant Charcot, était couché, enveloppé dans les plis d’un drapeau tricolore ; tout autour de cette table, tout autour du chef, ses compagnons Bongrain, Rouch Godfroy, Jacques Tionville, Gourdon, Gain Senonque et tout l’équipage étaient assis, serrés les uns contre les autres, et conservaient une immobilité de marbre !
À notre entrée, personne ne bougea ; nous nous approchâmes, nous les touchâmes… ils étaient tous morts… et le froid les avait transformés en véritables statues !
Sur la table, auprès de l’explorateur, le « journal du bord » était étalé, grand ouvert ; je le pris pieusement. Tout d’abord Charcot y faisait ses adieux à sa femme bien-aimée et à leur chère enfant, la petite Monique, puis il contait brièvement les souffrances endurées… Un froid exceptionnel, d’une rigueur sans pareille, avait sévi dans cette région. En vain, ils avaient essayé de se réchauffer. Mais le froid avait augmenté plus encore ; ils s’étaient réunis dans le grand salon ; sentant la mort venir, ils avaient voulu l’affronter ensemble.
Charcot avait été le premier éprouvé ; on l’avait transporté sur cette table, on l’avait couvert de fourrures. Ses compagnons s’étaient assis autour de lui, essayant de se réchauffer mutuellement. Mais le froid s’accentuait toujours. Alors… et là c’était Bongrain, le second du bord, qui continuait ce triste récit, alors, le brave Charcot avait succombé et on l’avait enveloppé dans le drapeau national.
Et tous avaient dû périr terrassés par le froid intense, et le Pourquoi-Pas ? avait été leur dernière demeure.
Nous n’osions plus ni bouger, ni parler ; les larmes nous montaient aux yeux, les sanglots contenus contractaient notre gorge. – Oh ! quel moment de souffrance affreuse ne vécûmes-nous pas.
Enfin, nous nous décidâmes à regagner notre bord.
J’avais fait installer à l’arrière du Quand-Même ! un immense réservoir contenant l’essence nécessaire à nos traîneaux automobiles. J’avais pris un soin tout particulier de ce réservoir, autour duquel j’avais établi une ceinture de tuyautage dans laquelle circulait une vapeur brûlante qui empêchait la solidification de l’essence… Nous avions à peine mis les pieds sur le pont que nous restâmes stupéfiés devant le spectacle désolant qui s’offrit à nos yeux : le réservoir était crevé et avait laissé échapper tout son contenu. Comment l’accident avait-il eu lieu ? C’est en vain que nous en recherchâmes les causes.
Ainsi, privés d’essence, nos traîneaux devenaient inutiles. Nous étions désormais prisonniers du Pôle Sud et notre navire allait être notre tombeau, tout comme le Pourquoi-Pas ? avait été celui de l’expédition Charcot. Quelles heures d’angoisses alors ! À ce moment pénible, toutes les pensées étaient reportées vers l’Europe ; à deux pas du Pôle Sud, nous étions, par la pensée, en plein vieux continent, auprès d’une femme chère, auprès de parents aimés, auprès d’enfants adorés !
En vain nous explorâmes les alentours plusieurs lieues à la ronde… rien, rien si ce n’est la glace, la glace d’une uniformité désespérante jusqu’à l’horizon sans cesse reculé à mesure que nous avancions, la glace sans terre, sans une trace de l’existence humaine, sans un indice qui nous signalât la présence d’un animal quelconque.
Que faire alors ? Oh ! que de fois cette question angoissante a martelé mon cerveau ! Que faire ? et chaque heure, cette question est venue, lancinante, tomber de mes lèvres gercées par le froid. Et nous demeurions là dans l’expectative d’une mort affreuse qui allait venir avec tout son cortège de souffrances atroces.
Nos vivres s’épuiseraient rapidement ! – Entre temps, six de mes marins étaient morts, 4 autres atteints du scorbut ne valaient guère mieux et ne pouvaient plus se mouvoir.
– Des mois s’écoulèrent, durant lesquels la nuit, la nuit de six mois, avait remplacé le jour blafard des régions polaires. Après ce laps de temps, mon équipage était réduit à quatre hommes.
Soudain une idée, praticable puisque nous n’étions plus que cinq, germa en moi. Je me souvins que la cale du Quand-Même ! recélait un immense ballon dégonflé que j’avais emporté, à tout hasard. Ainsi, nous tenterions un suprême effort vers le salut. Après tout, que nous importait-il de mourir là ou ailleurs, puisque nous étions condamnés !
Nous nous mîmes immédiatement à l’œuvre et, vers la fin de la journée, le ballon était gonflé, un canot automobile dans lequel nous avions entassé des provisions et le peu d’essence qui nous restait, lui servait de nacelle.
C’était la première journée où le jour, le jour du Pôle, apparaissait depuis six mois ; il vint nous éclairer d’une lueur d’espoir ! Alors, après avoir jeté un dernier regard sur les lieux que nous quittions, après avoir salué pieusement le Pourquoi-Pas ? et le Quand-Même ! qui semblaient deux tombeaux dans l’immensité glacée, le vent soufflant du nord, nous nous enlevâmes !
… Combien de temps dura le trajet que nous fîmes ? Nul d’entre nous ne saurait le dire ; toujours est-il qu’à un moment donné le vent faiblit et une douce brise régna qui vînt nous tirer de l’engourdissement dans lequel le froid nous avait jetés. Nous entendîmes au-dessous de nous un sourd grondement – et nous ne pûmes retenir un cri de joie en apercevant la mer… la « mer libre du Pôle Sud ! »
Le vent du nord soufflait à nouveau ; la mer s’étendait à perte de vue. Tout là-bas, au Nord, miroitant sous les feux d’un soleil pâlot, les régions glacées disparaissaient à l’horizon. – Enfin, droit devant nous, une terre se profilait en un vaste promontoire et notre ballon, poussé par le vent favorable, nous y conduisait.
À mesure que nous approchions, le panorama devenait plus attrayant. La côte était toute rose, mais d’un rose pâle qui s’accordait étrangement avec la lueur aussi pâle du soleil. Au haut d’une montagne éloignée, un volcan rejetait de son cratère des flammes violettes ; des rivières aux eaux bleuâtres coulaient dans des vallées encaissées ou dans de larges prairies et se jetaient dans la mer, laquelle était légèrement jaune ; des troupeaux innombrables de baleines et de cachalots se mouvaient en taches noirâtres, faisant jaillir de temps à autre des colonnes d’une eau rougie. Et l’ensemble de ce coloris était bizarrement beau sous un ciel légèrement teinté de vert, alors que le soleil faisait scintiller de partout d’immenses blocs que nous supposâmes être de quartz aurifère. Plus loin, dans le rendement des montagnes, un cercle de feu de cette même couleur violette encadrait l’horizon.
On eût dit un des paysages féériques des contes des Mille et une Nuits !
Phébus montait avec une lenteur extrême dans le firmament, et maintenant ses rayons obliques accentuaient les teintes. La chaleur, elle aussi, s’accentuait ; à mesure que nous approchions, nous ressentions comme une chaude haleine, comme un léger sirocco qui venait contrarier le souffle du nord ; c’était le vent glacial du Pôle, attiédi par la fournaise violette qui faisait une ceinture autour du continent austral ! Je regardai le thermomètre – ; il marquait 10° au-dessus de zéro, alors que nous étions partis par 50° au-dessous de zéro !
Je relevai « le point » avec mon sextant. Nos calculs donnèrent 90° !!!
Nous étions sur le 90° parallèle, nous avions atteint le Sud extrême du monde ; le continent mystérieux allait nous ouvrir ses portes et nous allions être les premiers humains du vieux monde qui en franchissaient le seuil !
Le ballon filait toujours avec une rapidité extrême. Le vent du nord avait, un instant, chassé la brise ; il soufflait avec rage.
Lorsque nous fûmes suffisamment près de la terre, je tirai la corde de la soupape de sûreté ; une grande dépression se fit dans le ballon qui descendit rapidement et nous fûmes bientôt voguant sur les flots dans le canot automobile.
Nous débarquâmes sur une plage au sable fin et mêlé d’une multitude de paillettes de mica. Il pouvait être midi. Le soleil donnait obliquement d’une hauteur de 15 à 20° dans le ciel et son éclat, quoique faible, faisait étinceler autour de nous des milliers de pierres vertes, rouges, jaunes, hyacinthe ou violettes qui jetaient mille flamboiements et que nous reconnûmes pour être des diamants, des émeraudes, des rubis, des topazes, des améthystes. Il nous semblait être le jouet d’une des aventures de « Simbat [sic] le Marin ! »
Le sol que nous foulions maintenant était composé d’une terre couleur gris-perle et la luxuriante végétation qui le couvrait était rose, de ce même rose qui déterminait la couleur générale de la côte entrevue tout d’abord.
Dans les arbres voletaient des oiseaux aux plumages magnifiquement colorés et aux chants des plus harmonieux. Enfin, nous nous aperçûmes que le continent était habité. En effet, près d’une rivière, un homme pêchait ; à notre approche, il releva la tête ; nous fûmes stupéfaits, cet homme était « vert ! »
À notre vue, l’« Humain du Pôle, » qui n’était que très légèrement vêtu d’un tissu blanchâtre, se leva prestement et fit retentir un cri perçant. Aussitôt, en foule, accoururent d’autres hommes verts, des enfants verts, des vieillards verts qui ne craignirent point de nous approcher, de nous toucher même, nous dévisageant des regards de leurs yeux jaunes. Ils nous questionnèrent, mais vainement, car leur langue brève, saccadée, était pour nous un incompréhensible dialecte. Seule la couleur différenciait ces êtres du Pôle Austral de ceux du nouveau et de l’ancien continent.
Il y avait près de 12 heures que nous n’avions pris aucun aliment et la faim nous tenaillait les entrailles. Nous fîmes signe à nos hôtes que notre estomac criait famine. Notre mimique fut comprise ; nous les suivîmes chez eux. C’était une agglomération de petites maisonnettes pointues – bâties en quartz aurifère, argentifère, yalin et autres ; les toits étaient couverts avec des feuilles énormes de mica.
L’intérieur de ces habitations était agréable – des objets d’or et d’argent, incrustés de pierres fines, en composaient tout l’ameublement avec d’épaisses tentures faites de peaux d’ours…
– Vous êtes impatient, M. Lebaudy ; j’écourte, mais, de grâce, prêtez-moi encore quelques instants d’attention.
… Pendant une année, nous sommes demeurés chez les « hommes verts » ; nous avons appris l’idiome du Pôle ; nous avons pu étudier, connaître ce qu’aucun homme jusque-là n’avait pu savoir. Oui, M. Lebaudy, le secret du « Monde, » le secret de sa genèse réside là dans ce Pôle, dans ce continent si mystérieux.
Une année, dis-je, s’était écoulée, durant laquelle nous étions allés d’émerveillement en émerveillement ; nous avons vu des hommes qui avaient deux ou trois siècles et qui étaient encore… « verts. » Les volcans situés dans des terrains à la fois aurifères, argentifères et diamantifères, rejetaient de leurs cratères des laves d’un mélange précieux qui vaudrait des milliards dans notre vieille Europe.
Bref, les phénomènes physiques sans nombre que nous observâmes, nous éclairèrent sur une multitude de points sur lesquels la science reste encore indécise ou muette.
Un jour, le besoin de revoir la Patrie, de lui faire profiter de notre découverte, me prit impérieusement. J’en fis part à mes compagnons… Allaient-ils, eux aussi, rester éternellement là, tandis que là-bas on les pleurait peut-être, les croyant à jamais disparus ? L’ombre de Charcot passa devant nos yeux. Non, il fallait partir. Nous décidâmes que, seul dans le ballon, je tenterais d’atteindre le monde connu et que je reviendrais les chercher.
Pendant mon séjour au continent austral, j’avais remarqué que le vent soufflait dix mois du Nord, et que, durant deux mois, il soufflait du Sud.
Je profitai donc de la ventôse du Sud…. Trop lesté, le ballon s’était élevé très haut dans le voisinage des régions éthérées… je m’évanouis… Quand je revins à moi, ma nacelle flottait sur l’Océan Atlantique, un courant me portait rapidement vers le N. E. : c’était le Gulf-Stream. Bientôt, les côtes de Bretagne se dessinèrent à l’horizon ; un steamer anglais qui passait me recueillit, et il y a quelques jours, je débarquai à Brest !
À peine remis des fatigues de cet émouvant voyage, je suis venu vous trouver, M. Lebaudy, persuadé que vous voudrez bien mettre votre bel aérostat dirigeable à la disposition de la Science !
Finie l’ignorance, M. Lebaudy, on ne dira plus : il y a quatre races : la blanche, la jaune, la noire et la rouge ; il faudra y ajouter la « verte. » Détruites les légendes stupides de la genèse du Monde, finie l’ignorance des causes des mouvements terrestres, des mouvements sismiques, connues les causes de la révolution des astres dans l’espace, connues aussi les causes de la lumière, de la chaleur, du froid ; tout s’explique maintenant et la science va savoir, si l’on veut me permettre de retourner là-bas, au pays mystérieux ; si l’on veut me permettre de secourir mes braves compagnons qui m’y attendent avec angoisse, ignorant le sort que le hasard des vents m’a réservé !
Vous êtes sceptique, M. Lebaudy ; vous doutez encore, vous ne voulez point m’aider ; soit, j’irai voir M. le colonel Renard, j’irais voir M. Santos-Dumont, et si jamais l’insuccès couronne ces démarches, eh bien ! je me vengerai, je me vengerai cruellement ; la France ne profitera point de la découverte, j’irai trouver M. ZEPPELIN ! ! ! ! »
C. COLLOMB
Septembre 1908.
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(C. Collomb, in Le Glaneur, revue hebdomadaire illustrée, littéraire, scientifique, humoristique [Alger], quatrième année, n° 84, 15 septembre 1908 ; « Finis, » illustration de Franz Wacik, parue dans Die Muskete, 1909)