Lysippos descendait en titubant, et plus vite qu’il ne le voulait, la route étroite et pierreuse enroulée au flanc de la montagne. Il était allé renouveler les provisions du vieux pâtre Komatas, qui gardait les troupeaux d’Eumolpos sur un haut plateau. Tous les quinze jours, il avait ordre de lui porter du gros pain de farine de seigle, avec un quartier de viande fumée et une outre de vin. C’était la principale nourriture du vieillard, qui y ajoutait le fromage crémeux qu’il exprimait lui-même du lait de ses chèvres et des olives noires ramassées sur le sol au pied des arbres mêmes.
Komatas vivait seul sur la montagne, jusqu’à ce que les premières neiges vinssent en couronner les cimes arrondies. Les distractions lui étaient rares ; aussi aimait-il à retenir le jeune Lysippos ; il le savait simple et serviable et le faisait causer du maître, bon et humain, et des serviteurs qui s’enviaient l’un l’autre. Il l’écoutait en silence, hochant de temps en temps la tête, car son isolement continuel lui avait rendu difficile le langage des hommes.
Ce soir-là, Lysippos s’était attardé à conter les menus incidents de la vie journalière, assis à côté du vieillard, vis-à-vis du troupeau parqué. Tous deux avaient bu à même l’outre de larges lampées, et sous l’empire du vin, le jeune homme s’était peu à peu animé dans son récit. Le temps avait passé, rapide, et le croissant de Phœbé brillait bien au-dessus de la montagne, quand il songea à regagner la villa de son maître.
L’air vif, le fouettant au visage dans sa descente rapide, le dégrisa un peu…
Le silence et le calme régnaient, jour et nuit, sur ces pentes boisées. Lysippos n’entendait que le bruit de ses sandales, saccadé, sur le cailloutis du chemin. Il eut l’impression que quelqu’un marchait derrière lui. Il se retourna brusquement et ne vit personne. Pour éviter la légère gêne qui s’ensuivit, il chantonna un vieux refrain populaire :
Voici la gentille hirondelle,
au ventre blanc, aux noires ailes,
qui parmi nous est de retour :
elle ramène les beaux jours.
Gai ! voici la belle saison !
que tout aujourd’hui soit en fête,
et que dans l’heureuse maison
l’on cuise vite les galettes
avec les tartes et les flancs,
Et que l’on verse aux coupes le vin blanc
pétillant.
Puis, cédant à un sentiment contraire et craignant de s’attirer par le bruit de sa voix quelque rencontre importune, Lysippos se tut.
Bientôt, il arriva à un tournant où la route bifurquait ; il suivit, sans hésiter, celle des voies qui descendait plus directement, et, au bout de quelques instants, la quitta pour s’engager tout droit dans la broussaille. C’était un raccourci qu’il prenait d’habitude, afin de gagner quelque temps. Il allait, sans regarder, à cause de la connaissance qu’il avait de son chemin et préoccupé de l’excuse qu’il donnerait au maître pour expliquer sa rentrée tardive. Et comme il avait l’esprit alourdi par le vin et par le sommeil, il ne parvenait pas à débrouiller ses idées confuses. Il était absorbé par ses réflexions, lorsque soudain, toutes proches, de grandes formes blanchâtres, bizarres, sollicitèrent son œil. Il dressa la tête, ouvrit ses yeux tout grands et s’arrêta net, émerveillé.
À sa droite et devant lui s’agitaient, se tordaient, vivants, de longs et minces corps souples, d’un vert très pâle, que la lumière de la lune rendaient presque blancs. Et Lysippos reconnut de suite les Hamadryades. Les unes, toutes droites, dressaient vers le ciel leurs bras maigres qu’allongeaient indéfiniment leurs longs doigts feuillus ; d’autres, aux torses contractés, inclinées presque jusqu’à terre, joignaient leurs palmes dans un vague geste de terreur ou de pitié ; celles-ci, enlacées deux à deux dans une forte étreinte, se courbaient voluptueusement ; plusieurs, agenouillées sur les bords du torrent, dont la fougue s’était calmée sur cette pente plus douce, cherchaient à fixer leur image fugitive. La brise nocturne passait à travers les ramures et un frémissement léger et confus s’élevait, harmonieusement mêlé à la chute proche d’une cascade.
Lysippos n’avait jamais vu d’Hamadryades ; mais il n’eut pas d’hésitation à les nommer ; car il avait souvent entendu Meleagros, le lecteur familier d’Eumolpos, déclamer au maître quelque Sylve où il racontait en des vers gracieux leurs amours avec les dieux ægipans. Aussi cherchait-il de tous côtés si quelque faune cornu, aux pieds de bouc, ne rôdait pas à l’entour des déesses et il s’étonnait de n’en point voir.
La surprise l’avait arrêté ; il reprit sa marche, se demandant s’il n’était pas le jouet de quelque songe ; il se mordit les lèvres jusqu’au sang, et se convainquit ainsi qu’il était bien éveillé.
Peu à peu, il lui sembla que les Hamadryades, nouant entre elles leurs mains rameuses, et avec mille gambades, formaient autour de lui une ronde fantastique qui reculait au fur et à mesure qu’il avançait et il les jugea plaisantes et faciles.
D’ailleurs, la vue de ces corps souples et onduleux agissait insensiblement, et sans qu’il y prît garde, sur les sens du jeune homme. Devant lui, à quelques pas, une Hamadryade, le torse légèrement renversé, semblait s’offrir à lui et le solliciter. Le désir, doux et piquant, brûla dans ses veines, et fougueusement il se précipita sur la nymphe, les bras ouverts pour l’étreinte, quand un choc violent le jeta par terre, évanoui…
*
Quand il rouvrit les yeux, Lysippos s’étonna de se trouver couché au pied d’un olivier couvert de mousse blanchâtre. Une sensation de froid engourdissait tous ses membres, tandis qu’une cuisante douleur le brûlait au visage. La mémoire lui revint bientôt de ce qui lui était arrivé, et il s’en émerveilla fort. Cependant, il s’était levé, non sans que la douleur lui eût arraché quelques gémissements ; et il continua sa route au milieu d’une plantation d’oliviers. De retour à la villa d’Eumolpos, vers l’aube, il se garda bien de parler de sa rencontre nocturne. Il déclara qu’il avait fait un faux pas et glissé sur une pente rapide, où il était demeuré quelques moments sans connaissance.
*
Quinze jours après, lorsqu’il retourna voir Komatas, il raconta son aventure telle qu’elle lui était advenue. Le vieillard réfléchit longuement et lui dit :
« Un dieu te protège, Lysippos, car ton châtiment ne fut pas en proportion de ton méfait, et tu aurais pu l’expier plus durement. Garde-toi à l’avenir d’encourir le courroux de quelqu’une des divinités qui habitent nos campagnes. Les dieux sont bons, Lysippos, mais ils sont justes ; et ils punissent sévèrement ceux qui tentent de porter sur eux une main sacrilège. »
JULES MOUQUET
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(Jules Mouquet, in Le Beffroi, art & littérature modernes, nouvelle série, cinquième année, n° 41, janvier-février 1904 ; Jean-Claude Fourneau, « L’Hamadryade, » huile sur toile, 1948 ; Elizabeth Shippen Green, illustration pour le chapitre « Our Tree-top Library » de An Old Country House de Richard Le Gallienne, 1905)