II

 

La mort du feu

 
 

Peu de jours après que le récit de Nomb fut fini, la violence du froid s’accrut. La neige était dure comme la pierre, et la glace du Fleuve si épaisse que les hommes parvenaient difficilement à la briser. Le ciel blanchâtre pesait sur la Terre, et le Soleil pâle, si pâle, flottait comme une lune dans un halo ; aucune chaleur ne tombait de ses rayons diffus. Les arbres souffraient, leur bois se fendait avec un craquement sec, et ils périssaient dans une obscure agonie ; les aiguilles des sapins brunissaient et dessinaient sur la neige d’irrégulières figures. Nul bruit, sinon parfois la voix humaine, puisque les animaux terrestres avaient tous péri dès longtemps ; et cette voix retentissant à travers l’air silencieux paraissait si étrange, que l’on aurait cru revenu le temps des gnomes et des lutins qui jouent sur la neige et amassent leurs trésors dans les antres des montagnes. Et quelles nuits ! Le ciel noir semblait s’élever soudain, et les étoiles s’illuminaient au coucher du Soleil, étincelantes, superbes, innombrables yeux de l’infini clignant dans la nuit sépulcrale au chevet de la Terre mourante.

Ce matin-là, le Soleil se leva jaunâtre au-dessus des collines, et de légers nuages couleur de soufre enveloppaient son berceau, puis s’égrenaient comme d’énormes flocons d’une neige citrine parsemant le ciel bleuté. La terre plate, à peine ondulée, s’étendait immense et nue jusqu’à la mer. Dans la tribu du Rayon rouge, les hommes étaient debout auprès du feu et tous, après avoir adoré l’élément sacré, se préparaient à partir pour la pêche. Alors, Nomb dit :

« La provision de bois touche à sa fin. Il faudrait couper quelques sapins ou quelques bouleaux aujourd’hui, car, si les tempêtes éclatent, vous ne pourrez plus sortir.

– Allons pêcher d’abord, fit Jevr, puis nous chercherons du bois. »

Ils partirent, les douze, suivis de l’œil inquiet des femmes et du regard éteint des vieillards, ils partirent avec le harpon et la hache et descendirent vers le Fleuve. La glace fut percée avec peine, et la pêche commença, patiente et taciturne. L’ennui pesant attristait tous les cœurs, même ceux des plus jeunes en qui vivait encore l’espérance, mais chez les autres l’existence était si morne et si sombre qu’ils ne savaient distinguer la vie de la mort.

Et quand le Soleil élevé eut raccourci les ombres humaines, ils ramassèrent leurs poissons et se mirent en quête des arbres. Là-bas, dans un creux glacé qui fut jadis un étang, quelques bouleaux nains serraient leurs troncs argentés, frileux, épouvantés de la cruauté hivernale, et leurs pauvres branches tordues suppliaient en vain l’inconnu qui leur envoyait tant de maux. Les hommes ressentirent quelque pitié, car on n’était plus à l’époque où ce maître orgueilleux écrasait la nature, et le malheur universel l’avait rapproché des choses. Mais il fallait vivre ! Le fer et la pierre des haches s’abattirent dans les troncs secs, les entaillèrent et recommencèrent cent fois ce travail avec rage ; lentement l’œuvre avançait, et deux arbres gisaient déjà sur la blancheur glacée, lorsque Har, levant les yeux, s’inquiéta. Le Soleil avait disparu doucement dans les nuages, et le ciel, tout gris, s’assombrissait vite ; un vent léger accourait de l’ouest, où tout l’horizon noir se chargeait de pesantes menaces.

« La tempête approche, dit Har, la tempête de neige ! »

Ils cessèrent leur travail. Quelques-uns contemplèrent le ciel avec frayeur, d’autres étaient si las, si indifférents qu’ils ne bougeaient pas, acceptant la mort comme ils avaient accepté la vie. Har, le plus énergique, reprit :

« Partons, nous atteindrons la demeure avant l’orage. »

C’était le conseil le plus sage, le seul qui pût les garantir de la mort, mais il fallait laisser là le bois coupé pour ne pas ralentir la marche. Ils partirent donc et suivirent Har d’un pied rapide. Quoiqu’il fût tôt encore, le ciel noircissait comme à la tombée de la nuit, et la terre moins obscure s’éclairait on ne sait par quel prodige ; le vent d’ouest augmentait et rendait le froid insupportable, car il perçait les habits, brûlait les visages, fendait les lèvres et suspendait des glaçons aux paupières.

Enfin, la demeure apparut dans le crépuscule bas ; sur la porte se détachait la haute silhouette de Nomb qui attendait, anxieux, le retour des bûcherons. Une joie brève éclaira sa figure triste quand il les aperçut, mais aussitôt s’éteignit, car il ne voyait point venir avec eux le bois, le bois nourricier du feu, le bois père de la chaleur bienfaisante, et une crainte terrible lui étreignit le cœur, car, mieux que les autres, il prévoyait une longue tempête. Mais il ne leur reprocha rien, car l’homme des derniers temps, absorbé par la guerre contre le froid et par la mélancolie de sa fin prochaine, n’avait plus jamais des paroles de blâme ou de haine pour ses frères.

Maintenant, tous étaient rentrés. La flamme joyeuse pétillait, se jouant avec les grandes ombres sur les parois ; les femmes accomplissaient la besogne coutumière ; les hommes frissonnants s’accroupissaient près du feu et lui tendaient leurs mains avides, et les enfants enfermés depuis des semaines s’amusaient à l’écart et sans bruit. Alors, le vent faiblit et la neige tomba. Elle tomba, infatigable et monotone, messagère d’une nuit prématurée et d’une humidité plus pénible que la sécheresse du froid. Quand l’heure du sommeil fut venue, Nomb s’approcha de l’entrée. La neige s’entassait déjà en hautes collines, et l’on ne voyait plus ni terre ni ciel, mais une masse immense d’une blancheur ténébreuse qui tombait mollement, sans hâte, sûre de triompher grâce à l’alliance du temps.

La nuit dura, interminable, et nulle lueur n’annonça le jour. En effet, la neige avait obstrué l’étroit passage, emprisonnant la fumée et le souffle humain, et il fallut d’abord soulever cette couverture tombale. Avec des pioches de fer, on attaqua la muraille gelée ; deux hommes seuls travaillaient à cause du lieu resserré ; ils progressaient lentement, creusant un couloir oblique et rapide, car on ignorait l’épaisseur de la neige et l’on voulait vite parvenir à l’air, à la lumière. Enfin, un bloc de neige s’effondra, roulant jusqu’au sol qu’il baigna d’eau boueuse, et le jour apparut, mais faible et comme malade. Les deux travailleurs bondirent au haut du couloir, suivi des autres, avides de contempler un paysage transformé.

La neige tombait toujours, inlassable et indifférente ; le ciel était d’un blanc laiteux à l’orient, d’un blanc grisâtre à l’occident, et la terre, toute blanche, montrait d’énormes entassements de neige qu’on n’aurait pas soupçonnés, si l’on n’avait vu les arbres s’enfoncer peu à peu dans ce linceul qui effleurait leurs premières branches et voulait s’élever toujours plus haut ; les sapins noirs, les bouleaux décharnés attendaient, immobiles, la mort qui montait. Et les hommes eurent une vision fugitive : ils se virent eux aussi debout dans la neige enveloppant leurs pieds, s’accumulant jusqu’à leurs genoux, escaladant leurs cuisses, entreprenant l’ascension de leur buste tout doucement, sans violence et sans heurt, mais sûre d’atteindre le cou qui se gonfle, la bouche qui crie, les narines qui s’élargissent désespérément et se referment emplies de flocons, les yeux grand ouverts dans le spasme de l’asphyxie.

Réveillés de ce cauchemar, ils redescendirent et laissèrent parler Nomb. Celui-ci dit :

« Nous avons une provision de poissons secs qui durera plusieurs jours, et la neige sera lasse de tomber auparavant, mais le bois va manquer. Certes, nous pourrons entretenir le feu toute la journée, mais quand la nuit viendra, je crains… »

Il n’osa exprimer sa pensée. La possibilité de voir le feu s’éteindre les avait remplis de terreur, même les plus impassibles, car la mort du feu, c’était la chute dans l’ombre et dans le froid, la souffrance de se sentir geler lentement parmi les ténèbres. Nomb reprit :

« Attendons encore. Si le temps s’améliore vers midi, vous pourrez aller quérir les troncs que vous avez coupés hier. »

Le silence régna de nouveau. Tous étaient trop tristes pour chanter ou se conter des histoires ; quelques-uns réparèrent les outils endommagés, les autres se couchèrent sur leurs lits de mousse et s’endormirent.

Lorsque midi fut venu sans amener moins de neige ni plus de lumière, ils se réunirent autour du foyer pour le repas coutumier.

Nomb dit :

« La neige tombe toujours, mais le bois diminue. Plusieurs d’entre vous oseront-ils braver les périls de la blanche étendue et rapporter le bois qui nous fait vivre, nous, nos enfants et nos femmes ? »

Har et quelques-uns des plus jeunes s’offrirent ; les autres attendaient muets, prêts à partir ou à rester, n’ayant de volonté que celle du chef. Il déplaisait à Nomb de voir les plus jeunes et les plus actifs s’en aller seuls sur la route incertaine qui ne permettrait peut-être aucun retour ; aussi ordonna-t-il :

« Tirons au sort. »

On obéit. Dans un panier d’écorce, chacun jeta son signe distinctif, un morceau de bois plat gravé au couteau, et un enfant en tira six qui désignèrent les participants au dangereux voyage. Ils saisirent les cordes et les crochets de fer et quittèrent leurs frères, leurs femmes, leurs enfants, dans le doute de les revoir jamais : ils s’enfoncèrent dans l’espace tacheté de neige et disparurent bien vite dans un proche horizon. Il fallait une heure à peine pour arriver au lieu où gisaient les arbres coupés, mais le retour nécessiterait deux à trois fois plus de temps, car il n’était pas facile de traîner des troncs sur la neige fraîche où les pieds s’enfonçaient.

Une heure peut-être avait passé, heure d’attente malgré l’impossibilité d’un retour si prompt, quand le vent du nord se leva, faisant tourbillonner la neige. L’angoisse saisit tous les cœurs, car le vent signifiait l’effacement des traces, le redoublement du froid et le danger de périr sous les amoncellements de neige. Les absents pourraient-ils revenir ? S’ils partaient aussitôt, s’ils couraient vers leur unique asile sans commettre la moindre erreur de route, ils pouvaient échapper à la tourmente, mais pour cela ils devaient abandonner le bois si vainement conquis, et alors c’était aussi la mort, la mort par le froid, la mort pour toute la tribu.

Une seconde heure s’écoula. Nomb sortit de la caverne : le vent soufflait si fort qu’il ne vit rien, mais des flocons de neige le frappèrent au visage et l’eussent enseveli vivant s’il fût demeuré plus longtemps dehors. Il redescendit sans espoir, mais ne voulut pas ôter tout courage à ses compagnons. Quand la troisième heure fut passée, les femmes se plaignirent et les enfants pleurèrent, tandis que les hommes assombris se taisaient et songeaient à ceux qui étaient partis, couchés à présent là-bas dans l’étendue désolée, et dont on retrouverait les cadavres au printemps, comme on en avait déjà tant retrouvé, émergeant de la glace fondante et rigides comme d’antiques statues. Nulle espérance. Ils étaient morts, tués par le froid, et une colère douloureuse jaillissait de ces cœurs humains contre l’ennemi suprême qui arrachait lentement les dernières vies, sûr de sa victoire.

Cependant, un tourment nouveau s’emparait d’eux : le feu privé d’aliment baissait et se plaignait lui aussi, en tordant ses flammes dans l’air refroidi. Vite, on lui jeta les dernières provisions de bois qu’il dévora rapidement, puis la chaleur diminua de nouveau, la lumière s’obscurcit, et l’on entendit mieux le vent hurlant au-dehors et glissant par l’entrée mal close des bouffées d’air glacé. La nuit était venue, la terrible nuit d’hiver et d’ouragan, mais jamais elle n’avait paru si lugubre, car les hommes avaient jusqu’alors la consolation du feu flamboyant, du feu protecteur, chaud comme le Soleil d’été, lumineux comme les couchants rouges ; ce soir, le feu déclinait ; bientôt, il perdrait sa vigueur dernière, et son agonie en annoncerait une autre, celle de la tribu. On s’efforça de le nourrir encore, on lui jeta tout ce qu’il pouvait consumer, la mousse et les feuilles séchées, le bois des harpons et des haches, les vêtements tissés d’écorce ; il se ranima quelque peu, dévorant tout comme un insatiable monstre, puis de nouveau ses flammes s’abaissèrent, elles ne jaillirent plus, crépitant joyeuses, vers le plafond noirci, elles n’éblouirent plus les yeux de leur protéisme rouge, jaune ou bleu, mais elles traînèrent sur le sol, se soulevant parfois en des sursauts d’énergie toujours plus rares, se faisant plus timides et moins bruyantes, puis mourant toutes petites les unes après les autres.

Alors, la vie qui se retirait du foyer sembla se réfugier dans les âmes humaines : des cris s’élancèrent hors des gorges angoissées, des hurlements et des malédictions secouèrent l’air retentissant, et dans ce tumulte exaspéré on distinguait les clameurs féroces des hommes, l’aigu sifflement des femmes, le lourd sanglot des vieillards et la plainte larmoyante des enfants. L’heure de mourir sonnait ! Terrifiés par la menace prochaine et secoués de frissons, ils se pressaient les uns contre les autres autour du foyer diminué, masse rouge de braises qui s’éteignaient lentement sans qu’il fût possible de les ranimer. Un cercle d’ombre entourait l’ultime source de lumière et de chaleur, avançant, rongeant la pourpre divine comme une invisible lèpre, s’insinuant entre les charbons ardents, lançant ses tentacules ténébreux qui ne reculent jamais. Les tisons s’éteignaient un à un, et chaque disparition épaississait la nuit et stimulait le froid ; le groupe humain étroitement serré s’évanouissait déjà ; on n’apercevait plus que quelques visages couleur de bronze ou d’ocre, aux yeux fous de terreur, et, derrière, le noir, le noir épouvantable qui allait tout envahir. Bientôt, une seule tache rouge scintilla, se rétrécissant toujours, si pâle, si misérable, étincelle de vie dans le néant où elle s’effaça soudain, plongeant les derniers hommes dans les abîmes de l’effroi.

Désormais régna la nuit absolue. Nul ne voyait plus les parois de la caverne, ni les objets familiers, ni les visages proches, ni même son propre corps plus lointain que les flambeaux de la nuit étoilée, et chacun se sentait seul, désespérément seul ; le son de la voix ou le contact de la main eussent pu adoucir cette sensation de solitude, mais nul n’osait plus parler ni remuer depuis la mort du feu, comme si chacun se fut déjà cru enfermé dans la tombe, incapable de pensée et de mouvement. Alors, on n’entendit plus que le hurlement de la tempête qui faisait rage, et qui soufflait et bruissait, qui sifflait et gémissait dans l’espace.

Et encore, si la perte de la lumière avait été l’unique souffrance, on aurait pu s’abandonner au sommeil et attendre l’aube avec espoir, mais le froid allait ajouter sa torture réelle à la crainte de l’ombre. Déjà des souffles glacés s’engouffraient par l’étroite ouverture de la porte ; tous, sans se voir, mais d’un commun accord, descendirent dans la seconde caverne, plus profonde et plus chaude ; ils se groupèrent dans les ténèbres, se prêtant la chaleur de leurs corps, essayant de garantir les femmes et les enfants tout d’abord menacés.

Les premiers instants parurent supportables. Tandis que le vent victorieux se jouait dans le haut et secouait les cendres du foyer, une tiédeur sortait de ces corps amassés et entretenait un bien-être de courte durée. Bientôt, tout changea : la chaleur dégagée n’enveloppa plus ces malheureux, mais s’éleva et s’évanouit, et, à mesure qu’elle fuyait, un froid cruel descendait par vagues qui frôlaient la tête, faisaient courir un frisson le long du buste et s’étalaient sous les pieds. Par là commença la douleur : il semblait que les orteils fussent plongés dans une glace liquide qui montait lentement, envahissant les membres inférieurs. Alors, une souffrance atroce faisait crier une femme ou un enfant, puis un autre ; par bonheur, le supplice ne durait pas, les parties tourmentées perdaient tout à coup leur sensibilité, et l’on se croyait aussi à l’aise qu’auprès du foyer joyeux ; tantôt encore un cri, tantôt un sanglot, puis tout se taisait, comme si le doux sommeil eût fermé les paupières et envoyé des rêves heureux.

Après un temps indéterminé, l’un des hommes entassés remua et se leva. Har était debout, et ce seul mouvement le tirant de son engourdissement réveilla ses tortures et lui arracha un cri, mais nul de ses compagnons ne bougea. Alors, à tâtons, il se haussa vers la première caverne, souffrant terriblement des pieds et des mains ; il aperçut une lumière blafarde : l’horrible nuit était donc passée ! Il traversa les cendres du foyer mort, atteignit l’entrée et se glissa au-dehors par l’étroit couloir de neige. Le jour poignait : l’immense étendue blanche se déroulait à perte de vue sous le ciel gris ; le vent ne soufflait plus, la neige ne tombait plus ; une immobilité, un silence absolus régnaient sur une nature morte, si calme, si étrange qu’elle semblait un paysage de rêve, un monde endormi par la baguette d’un enchanteur.
 

(À suivre)

 
 

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(Ch. de L’Andelyn, in La Semaine littéraire, trente-cinquième année, n° 1729, samedi 19 février 1927 ; repris en volume, Genève : Alexandre Jullien Éditeur, 1931)