Papini

 

« Je soupçonne Papini d’avoir été injustement oublié. J’avais onze ou douze ans quand, dans un quartier périphérique de Buenos Aires, j’ai lu Papini, Le Tragique quotidien et Le Pilote aveugle, dans une mauvaise traduction espagnole. Aujourd’hui, en le relisant, je découvre des fables que je croyais avoir inventées et que j’ai réélaborées à d’autres points de l’espace et du temps. Plus important encore, j’ai découvert une ambiance identique à celle de mes fictions. »

 

(Jorge Luis Borges)

 

Personnage sulfureux, iconoclaste et controversé, en raison des relations qu’il a entretenues, après sa conversion au catholicisme, avec le fascisme italien, Giovanni Papini est un auteur d’une étonnante modernité.

La très belle et troublante nouvelle qui suit, Deux images dans un bassin, est extraite de son recueil « Il pilota cieco, » Le Pilote aveugle (1907). Traduite dans le Mercure de France la même année, elle a été reprise en 1978, dans une nouvelle traduction, dans le recueil « Le Miroir qui fuit » de la délicieuse collection de la Bibliothèque de Babel, dirigée par Borges, chez Franco Maria Ricci.
 

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À défaut de lire les 10 nouvelles du « Miroir qui fuit », le Taxidermiste vous recommande la lecture de Concerto fantastique, reprenant l’intégralité des nouvelles fantastiques de Papini (L’Âge d’homme), et le surprenant voyage intra-utérin de La Vie de Personne (Allia).

Si le cœur vous en dit, vous pourrez toujours poursuivre par son autobiographie Un Homme fini (L’Âge d’homme), chef-d’œuvre de noirceur, ou par son étonnant roman Gog (Attila, collection « Nocturne »), fantaisie burlesque parfaitement improbable – si vous avez toutefois la chance de le croiser en librairie.
 
 

DEUX IMAGES DANS UN BASSIN

 

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I

 

Uniquement afin de revoir mon visage dans un bassin mort, plein de feuilles mortes, au fond d’un jardin stérile, pour cela seulement, alors, je m’arrêtai après tant d’années dans la petite capitale. – Quand j’en fus tout près, je ne pensais pas avoir d’autre raison que celle-là.

Revenant du bord de la mer, des grandes villes de la côte, j’éprouvais le désir de choses cachées, de rues étroites, de murs silencieux un peu noircis par la pluie. Tout cela, je savais le trouver dans la petite ville où, pendant cinq années, avec des maîtres désabusés, aux classiques barbes blanches, j’avais étudié les sciences les plus germaniques et les plus fantastiques.

Je pensais souvent à la chère cité, si seule au milieu de la plaine, comme une exilée (j’ai toujours cru qu’il y a des villes qui, elles aussi, sont exilées de leur véritable patrie) – sans fleuve, sans tour, sans campanile, presque sans arbres, mais toute calme et résignée autour du grand palais rococo, dans lequel bavarde et dort la Cour. Dans les rues, tous les cent pas, il y a un puits, et près de ce puits une fontaine, et sur chaque fontaine un guerrier de terre cuite, peinturluré de bleu céleste et de rouge pâle.

Je me rappelais aussi la maison où j’habitais pendant les années de mon noviciat scientifique. Mes fenêtres ne donnaient pas sur la place, mais sur un grand jardin enfermé entre les maisons, où il y avait, dans un coin, un bassin ceint de rochers artificiels. Personne ne s’occupait de ce jardin, le vieux propriétaire était mort et sa fille, ennuyée et dévote, considérait les arbres comme des mécréants et les fleurs comme des coquettes.

Le bassin était mort aussi par sa faute. Aucun jet d’eau ne s’élançait plus de son sein. L’eau semblait aussi immobile et lasse que si elle eût été la même depuis un nombre considérable d’années. Du reste, les feuilles des arbres la couvraient presque entièrement, et les feuilles aussi semblaient tombées là pendant des automnes mythiquement lointains.

Ce jardin fut le lieu de mes joies tant que j’habitai la petite capitale. J’avais la permission d’y aller à toute heure ; quand les maîtres ne me réclamaient pas, je m’asseyais avec un livre près du bassin ; quand j’étais fatigué de lire et que le jour tombait, je cherchais à voir mes yeux réfléchis dans l’eau, ou bien je comptais les vieilles feuilles et suivais avec une angoisse extatique leurs lents voyages au souffle inégal du vent. Quelquefois, les feuilles s’écartaient ou se ramassaient toutes vers le fond, et alors je voyais dans l’eau mon visage, et je le fixais si longuement qu’il me semblait ne plus exister pour mon compte avec mon propre corps, mais être seulement une image fixée dans l’eau dormante pour l’éternité.
 

II

 

Et c’est pourquoi je courus tout de suite au jardin, à peine fus-je arrivé dans la petite capitale. Bien des années avaient passé, mais la ville était restée la même. Dans les mêmes rues étroites passaient les mêmes femmes courtes et jaunes, aux coiffes froissées ; et les guerriers de terre cuite, inutiles et ridicules, s’appuyaient toujours à la garde des épées bleues, sur les nombreuses fontaines.

Et le jardin aussi était comme je l’avais laissé, – et le bassin aussi était tel que je l’avais vu la dernière fois avant de retourner dans mon pays.

Quelques touffes de plus dans les plates-bandes, quelques feuilles de plus dans la vasque, et tout le reste était comme au temps passé. Je voulus encore revoir mon visage dans l’eau et je m’aperçus qu’il était différent, bien différent de celui que je me rappelais si nettement. L’enchantement du bassin, du lieu, me ressaisit. Je m’assis sur un des rochers artificiels et, de la main, je remuai les feuilles mortes pour faire un miroir plus vaste à mon visage pâli et transfiguré.

Il y avait quelques minutes que j’étais là, regardant mon image et rêvant aux lois du temps, quand je vis se dessiner dans l’eau, à côté de la mienne, une autre image. Je me retournai impétueusement : un homme s’était assis près de moi et se mirait à côté de moi dans le bassin. Je le regardai stupéfait, je le regardai encore et il me sembla qu’il me ressemblait un peu. Je tournai encore les yeux vers le bassin et regardai de nouveau son image réfléchie sur le fond sombre. En un instant, je m’aperçus de la vérité : son image ressemblait parfaitement à la mienne sept ans auparavant…

Autrefois, peut-être cela m’aurait épouvanté et j’aurais certainement crié comme un homme enfermé dans le cercle d’une invincible obsession. Mais désormais j’avais appris que seul l’impossible devient quelquefois réel ; c’est pourquoi je ne fus nullement atterré. Je tendis la main à l’homme, qui me la serra, et je lui dis :

« Je sais que tu es moi – un moi passé depuis longtemps, un moi que je croyais mort, mais que je revois ici comme je le quittai, sans changement perceptible. Je ne sais, ô moi du passé, ce que tu veux du moi présent, mais, quoi que tu me demandes, je ne saurai peut-être pas te le refuser. »

L’homme me regarda avec une certaine stupeur, comme si j’étais nouveau pour lui, et répondit après quelques moments d’hésitation :

« Je voudrais rester un peu avec toi. Quand tu as cru partir définitivement, je suis resté ici, dans cette ville où le temps ne s’écoule pas, sans bouger, sans rien faire, à t’attendre. Tu avais laissé la partie la plus subtile de ton âme dans l’eau de ce bassin, et c’est de cette âme que j’ai vécu jusqu’à e jour. Mais, à présent, je voudrais me réunir à toi, rester étroitement attaché à toi, vivre avec toi, t’écoutant me raconter ce que tu as récolté de tes vies ces dernières années. Je suis comme tu étais alors, et je ne connais de toi rien de plus que ce que tu connaissais alors. Tu comprends mon envie de savoir et d’écouter. Prends-moi de nouveau pour compagnon, jusqu’à ce que tu partes encore de cette ville exilée du monde et du temps. »

D’un signe de la tête je consentis, et nous sortîmes du jardin la main dans la main, comme deux frères.
 

III

 

C’est alors que commença pour moi une des périodes les plus singulières de ma vie, déjà si différente de celle des autres hommes. Je vécus avec moi-même – avec un moi passé – des jours de joie imprévue. Mes deux moi allaient par les rues mal pavées, dans le silence qui régnait depuis longtemps dans la petite capitale – un silence qui datait du siècle dix-huitième… – et causaient ensemble sans se lasser, cherchant à se rappeler les choses qu’ils virent, les hommes qu’ils connurent, les sentiments qui les agitèrent, les songes qui laissèrent un goût amer dans leur esprit. Les deux âmes – l’ancienne et la nouvelle – cherchèrent ensemble l’université silencieuse et sépulcrale comme un couvent dans la montagne ; elles se promenèrent dans le jardin français, derrière le jardin rococo, où les statues mutilées et noircies n’honoraient plus d’un seul regard les allées sans fin – et poussèrent enfin jusqu’au Liliensee, un étang mal creusé qui, par décret des vieux princes, avait fini par obtenir le nom de lac. Je ne puis me rappeler ces jours de promenades et de confidences sans que le cœur, un instant, me manque.

Mais après les premières heures d’effusion, après les premiers jours d’évocation du passé, je commençai à éprouver un ennui inexprimable en écoutant mon compagnon. Certaines ingénuités, certaines grossièretés, certains façons grotesques, dont il faisait continuellement preuve, me déplaisaient. Je m’aperçus en outre, en causant longuement avec lui, qu’il était plein d’idées ridicules, de théories désormais défuntes, d’enthousiasmes provinciaux pour des choses et des hommes que je ne me rappelais même plus. Il prêtait foi à certaines paroles, s’émouvait à certaines poésies, s’exaltait à certains spectacles qui à moi, au contraire, me donnaient envie de me moquer ou de sourire.

Sa tête était encore toute remplie de ce romantisme fait de chevelures désordonnées, de montagnes maudites, de tempêtes et de batailles avec roulements de tonnerre et de tambours, et son cœur s’égarait en ce pathos germanique (fleurs bleues, lune entre les nuages, tombes de chastes fiancées, chevauchées nocturnes, etc.) duquel vivent les maigres dandys mélancoliques et les demoiselles blondes grassouillettes.

Son naïf orgueil, son inexpérience du monde, son ignorance profonde des secrets de la vie, qui au début m’amusaient, finirent par me fatiguer, par susciter en moi une sorte de pitié méprisante qui, peu à peu, devint de la répulsion.

Pendant quelques jours encore, je sus résister à mon envie de l’insulter ou de le fuir ; mais un matin, comme il venait de déclamer avec grande emphase un lied stupidement émouvant, je sentis mon mépris qui se changeait en haine.

« Et pourtant, pensai-je, cet homme duquel je ris, ce jeune homme ridicule et ignorant, a été moi-même autrefois… Il est encore moi par quelques côtés… Pendant ces longues années, moi j’ai vécu, j’ai vu, j’ai deviné, j’ai pensé, et lui est resté ici, dans la solitude, intact, parfaitement semblable à celui que j’étais le jour où je quittai ces lieux. Maintenant, mon moi présent méprise mon moi passé – et cependant, en ce temps-là, je croyais, plus encore qu’aujourd’hui, être l’homme supérieur, l’être noble et grand, le sage universel, le génie en expectative. Et je me rappelle qu’alors je méprisais mon moi passé, mon petit moi d’enfant ignorant pas encore dégrossi… À présent, je méprise celui qui méprisait. Et tous ces méprisants et tous ces méprisés ont eu le même nom, ont habité le même corps, ont apparu aux hommes comme un seul vivant. Terrible et perfide pensée ! Moi qui aujourd’hui méprise, je serai méprisé ; moi qui juge, je serai jugé. Après le moi présent, un autre se développera qui méprisera mon âme d’aujourd’hui comme je méprise aujourd’hui celle d’hier. Qui aura pitié de moi, si je n’ai pas pitié de moi-même ? »

Tandis que je pensais cela, le moi ancien parlait et déclamait. Je n’avais plus rien à lui dire et je me taisais ; il n’avait plus rien à me dire ; mais, au lieu de se taire, il fabriquait des phrases et récitait des poésies horriblement longues. Qu’y avait-il de commun entre nous désormais ? Les souvenirs du passé lointain épuisés, je ne pouvais parler avec lui du passé proche, de tout mon univers plus récent de beautés contemplées, de cœurs aimés et brisés, de paradoxes improvisés autour de la table à thé, et bien moins encore du songe douloureux qui remplit désormais toute mon âme. Il était inutile de lui dire tout ceci ; il ne me comprenait pas. Le son des mots qui évoquait en moi toute une scène, les associations d’idées d’un parfum, d’un nom, d’un bruit ne disaient rien à son âme. Il me priait de lui parler de moi, et, si j’y consentais, il m’écoutait avec curiosité, mais sans sentir, sans comprendre, sans revive avec moi ce que je lui racontais. Ses yeux se perdaient dans le vide et, à peine je me taisais, il recommençait ses déclamations et ses fadaises sentimentales.

Il arriva donc un jour où la haine contre ce moi-même passé fut plus forte que moi. Je lui dis alors avec beaucoup de fermeté que je ne pouvais plus vivre avec lui et que j’étais obligé de fuir sa présence pour vaincre mon dégoût. Mes paroles le surprirent et l’attristèrent profondément. Ses yeux se firent suppliants ; sa main me serra plus fort.

« Pourquoi veux-tu me quitter, – dit-il de son odieuse voix mélodramatique – pourquoi veux-tu me laisser encore une fois si seul ? Pendant si longtemps je t’ai attendu en silence, pendant tant d’années j’ai compté les heures qui me rapprochaient de celles-ci… Et maintenant que tu es avec moi, que je t’aime, que nous parlons des pâles souvenirs du passé, et de l’amour et de la beauté du monde, et des douleurs des créatures, tu veux me laisser seul ans cette ville si triste, si lentement triste ? »

À ces paroles, je ne répondis que par un geste de colère. Mais quand je fis un mouvement pour m’en aller, je sentis son bras qui m’étreignait avec violence et j’entendis encore sa voix qui me disait avec des sanglots :

« Non, tu ne partiras pas. Je ne te laisserai pas partir. Je suis si heureux à présent de pouvoir parler à quelqu’un qui peut me comprendre, à quelqu’un qui a encore un cœur brûlant, qui vient de la cité des vivants, qui peut écouter tous mes gémissements et accueillir mes confessions ! Non, tu ne partiras pas de cette petite capitale. Je ne permettrai pas que tu partes ! »

Cette fois encore, je ne répondis pas et tout le jour je restai avec lui sans parler. Il me regardait en silence et me suivait toujours.

Le jour d’après, je me disposai à partir, mais il se planta devant ma porte et ne me laissa pas sortir tant que je ne lui eus pas promis de rester encore avec lui ce jour-là.

Quatre jours encore se passèrent ainsi. Je cherchais à le fuir ; il ne me quittait pas un instant, m’assommant par ses lamentations, et m’empêchant, au besoin par la force, de quitter la ville. Mon horreur et mon désespoir croissaient d’heure en heure. Enfin, le cinquième jour, voyant que je ne pouvais me délivrer de sa surveillance jalouse, je pensai qu’il me restait encore un moyen, et je sortis résolument de la maison, suivi de son ombre lamentable.

Nous allâmes, ce jour-là aussi, dans le jardin stérile où j’avais passé tant d’heures sous cette forme, sous cette âme ; et, ce jour-là aussi, nous nous approchâmes du bassin mort, plein de feuilles mortes. Ce jour-là aussi, nous nous assîmes sur les rochers artificiels, et nous écartions de la main les feuilles afin de contempler nos visages. Quand nos deux visages apparurent ensemble, proches, sur le miroir sombre de l’eau, je me retournai brusquement, j’empoignai mon moi passé par les épaules et le jetai, le visage contre l’eau, à l’endroit même où apparaissait son image. Je poussa sa tête sous l’eau et je l’y tins immobile, de toute l’énergie de ma haine exaspérée. Il tenta de se débattre, ses jambes s’agitèrent violemment, mais sa tête resta dans l’eau frémissante du bassin. Après quelques minutes, je sentis que son corps s’enfonçait et devenait flasque. Alors, je le laissai et il tomba encore plus bas, vers le fond de l’eau. Mon odieux moi du passé, mon ridicule et stupide moi des années passées, était mort pour toujours…

Je sortis avec calme du jardin et de la ville. Personne ne m’inquiéta au sujet de cet événement. Et maintenant je vis encore dans le monde, dans les grandes villes de la côte, et il me semble que quelque chose me manque, – de quoi je n’ai pas un souvenir précis… Quand la joie me saisit, avec ses rires stupides, je me dis que je suis le seul homme qui se soit assassiné soi-même et vive encore. Mais cela ne suffit pas à me rendre sérieux.
 
 

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(Giovanni Papini, Trois nouvelles, trad. par Mme F. Luchaire-Dauriac, in Mercure de France, 1er novembre 1907)