À la façon de M. P. HUVELIN (1)
Depuis quelques années, on tend à restituer à la magie, trop longtemps méconnue, son importance et son rôle véritable dans les phénomènes sociaux primitifs. Musique, poésie, sculpture, art décoratif, art dramatique, art culinaire, art capillaire, peinture du visage chez les courtisanes (2), pêche à la ligne, pissotières, ont des sources magiques aisément discernables. Nous voulons borner ce travail à la recherche des sources magiques dans les pissotières.
Nous ne nous flattons point d’improviser sur ce sujet une étude complète qui comporterait des notions étendues de droit comparé et beaucoup de matériaux que nous ne possédons pas. Nous espérons seulement jalonner le chemin de ces pissotières magiques qui s’offre aux historiens du droit.
Nous conserverons au cours de ces développements cette expression vulgaire de pissotière de préférence à celle d’urinoirs, de vespasiennes ou de telle autre, parce que, philologiquement, elle se rattache aux origines magiques que nous voulons mettre en lumière. Pissotière est une forme syncopée de pisse au tiers, ce qui indique que ces édifices étaient primitivement divisés en trois parties, sans doute égales. Pourquoi trois et non deux ou quatre ? Parce que, de tout temps et dans toutes les civilisations anciennes qui nous sont connues, nous trouvons au chiffre trois un caractère fatidique, un caractère magique. Et si l’on considère que c’est la langue elle-même qui nous a conservé cette indication, on ne peut pas douter sérieusement de ce que cette division tripartite ne fût jadis rituelle et inhérente à la nature de l’institution.
Tout d’abord une remarque psychologique. Pourquoi, malgré leurs plus naturels instincts de décence qui porteraient les hommes à se cacher pour vaquer à leurs besoins naturels, les voyons-nous, au contraire, se réunir dans les mêmes lieux pour les satisfaire ? Il y a là une anomalie dont l’explication la plus plausible est un intérêt rituel à s’assembler afin d’accomplir en commun des actes ayant une nature magique (3). Du même ordre d’idée découle la prohibition faite de tout temps aux femmes de pénétrer dans les pissotières. Il faut faire intervenir ici la notion de tabou, de tabou sexuel dont le caractère est d’être saint pour certains individus, tandis qu’il est funeste et sacrilège pour les autres.
À ces manifestations certaines de magie, vient s’ajouter l’existence très générale d’inscriptions, de graffiti de toutes sortes sur les ardoises des pissotières révélant une consécration certaine aux dieux (notion du sacré ou du mana). On sait que les peuples primitifs attribuent à l’écriture elle-même une force agissante. Ce qui est écrit ou doit être. Le fatalisme oriental s’exprime dans la formule : « C’était écrit » ! Pour les Sémites, la loi se nomme l’Écriture. Ainsi, on venait dans les pissotières rédiger des defixiones par lesquelles on pensait contraindre les dieux à frapper l’ennemi dont on avait inscrit le nom. Chez les anciens romains, lorsqu’un homme avait volé, se tenant près d’un fumier ou d’une charogne, il disait à haute voix : « Que les défunts de celui qui m’a volé ou qui cache le voleur, mangent tout cela. » Par la suite, on se contenta de rédiger une defixio ainsi conçue : « M… pour… » qui avait exactement le même but et la même puissance. Nous trouvons cette formule reproduite à des milliers d’exemplaires sur les ardoises des pissotières qui étaient certainement de véritables tablettes magiques, des tablettes magiques publiques, tabellæ de fixionum (4).
Sous le bénéfice de ces données qui, selon nous, concourent à démontrer le caractère magique des pissotières, nous pouvons aborder le centre même de la question : le rite de la pluie. Les sauvages, et en général les hommes primitifs, croient posséder des moyens de contraindre les dieux à agir selon la volonté humaine. En accomplissant souvent un geste donné, ils pensent les obliger par la force de l’obsession ou par des raisons surnaturelles à répéter ce geste à leur tour. C’est une croyance à la magie sympathique. Or, on sait les anciens s’imaginaient que la pluie était produite par Jupiter pissant dans un tamis. Zeus ovpei ev xooxivw Athénée : Banquet des Sophistes, IV. 3. Durant les périodes de sécheresse, ils allaient donc en foule dans les pissotières où, par la répétition du geste symbolique, ils espéraient obtenir la bienfaisante pluie du ciel.
Les pissotières jouaient encore un rôle important dans la sponsio du très ancien droit romain. La conclusion des contrats et l’extinction de leurs effets n’ont été originairement assurées que par des forces magiques. On s’engageait par la sponsio en pratiquant en commun des libations aux dieux qui, pris à témoins, sanctionnaient par leurs pouvoirs supérieurs l’exécution des obligations humaines. Mais cette façon de contracter n’allait pas sans quelques frais de cabaret. Il est probable que, pour éviter ces dépenses, les citoyens pauvres se rendaient simplement à la plus proche pissotière, où par le fait d’uriner ensemble, qui constituait une libation d’une essence particulière, ils obtenaient les mêmes sanctions divines (5).
L’exiguité de cette étude nous interdit de retracer comme il conviendrait l’évolution des pissotières magiques à travers les âges. Notons toutefois que, tandis que la magie recule presque partout devant les progrès de la technique, nous voyons cependant les pissotières conserver leur caractère primitif. Si le sens du rite de la pluie s’est perdu avec le temps, les pissotières constituent toujours un tabou sexuel et, comme jadis, leurs ardoises sont couvertes de graffiti, de defixiones et d’obsécrations de toutes sortes. Seulement, de nos jours, une tendance nouvelle se manifeste de plus en plus. On construit des pissotières sous la terre ce qui indique une dévotion spéciale aux dieux infernaux, un penchant à la magie noire, occulte et mystérieuse.
L’HOMME QUI ASSASSINA.
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(1) Pour faire suite à l’article intitulé Les Tablettes magiques et le droit Romain, P. Huvelin (Extrait des Annales internationales d’histoire, Macon, 1901).
(2) On sait que beaucoup de sauvages et que les courtisanes et prostituées en général ont coutume de se peindre le visage de couleurs éclatantes. Comment expliquer ces singulières habitudes ? Selon nous, il faut voir ici un phénomène de magie sympathique. Les populations primitives peignent ainsi leurs fétiches et leurs totems. Originairement, les courtisanes s’efforçaient de ressembler à ces images divines, croyant de cette façon participer au pouvoir du dieu et obtenir une sorte de puissance de charme et d’envoûtement qu’elles employaient à asservir les hommes au moyen de formules consacrées et rituelles telles que : « Viens avec moi, joli garçon. »
(3) Nous ne pensons pas qu’on puisse invoquer des raisons d’hygiène et de santé publique tout à fait étrangères aux populations primitives.
(4) En général, voyez Audollent, Defixionum tabellæ quotquot innotuerunt tam in Græcis Orientis quam in totius Occidentis partibus præter atticas in corpore inscriptionum atticarum editas. Paris, 1904, p. LXXXVIII sqq.
(5) Les citoyens en passant leurs contrats dans ces lieux échappaient à tout droit de timbre et d’enregistrement. C’est en présence de cette habitude essentiellement préjudiciable au trésor et pour y remédier que Vespasien établit le célèbre impôt sur les pissotières : vectigal urinæ.
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(Paul-Michel Lintier, Comme nos Maîtres…, sl : sd [1913])