
DÉCOUVERTES
DANS LA LUNE,
FAITES AU CAP DE BONNE-ESPÉRANCE
PAR
HERSCHEL FILS,
ASTRONOME ANGLAIS,
traduit de l’Américain de New-York, Septembre 1835.
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À PARIS,
CHEZ L. BABEUF, RUE DU JARDINET, 3.
À LYON,
CHEZ AYNÉ, SUCCESSEUR DE BABEUF, RUE SAINT-DOMINIQUE, 2,
ET CHEZ LES PRINCIPAUX LIBRAIRES DE PARIS ET DE LYON.
1835
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PRÉFACE
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« Comment !… Vous croyez aux habitants de la Lune ?… Mais vous ne savez donc pas que l’astronomie a dit que la Lune n’avait pas d’atmosphère… S’il y avait une atmosphère autour de ce satellite, comme il y en a une autour de Mars, de Vénus, de Jupiter, l’occultation d’une étoile résultant de son interposition n’aurait point la durée qu’on observe : la physiologie a prouvé que, sans atmosphère, des êtres semblables à nous ne pouvaient y vivre… L’astronomie ne peut pas se tromper, la physiologie non plus… » Voilà le dire des grands savants, quand ils entendent parler de cette notice.
« Venez que je vous embrasse !!!… Vous nous apportez la nouvelle qu’il y a des hommes dans la Lune… J’en étais bien sûr ; je l’ai dit depuis mon enfance ; quand je rêvais à l’autre vie, c’était dans la Lune que je voulais aller…. Quel plaisir vous me faites en prouvant ce que j’avais si bien deviné – Cette belle Lune!… Elle a donc des quadrupèdes, des végétaux, des mers, des lacs, des forêts ?…. Ô ! c’est divin ! Lisez-moi tout cela…. Comment !… ce n’est pas plus extraordinaire?…. On n’a vu que des rochers de rubis, d’améthyste, des arbres couverts de feuilles de laurier, des chèvres unicornes, et des individus bien pensants, qui ont des ailes au dos, pour planer comme des aigles au-dessus d’immenses rochers, et faire la voile aux vents quand ils nagent dans les lacs et s’ébattent comme des cygnes ? On n’a pas vu autre chose ? Oh ! dites-moi tout… tout ce que vous voudrez ; je vous préviens que je crois tout… Cette belle Lune !… Comme je la regarderai tous les soirs, maintenant que je sais qu’on peut décidément y vivre !… Bien sûr, ma sœur, mon père, ma pauvre femme, sont allés là quand ils m’ont quitté… Nous les retrouverons… Quel bonheur !… » Voilà le langage que vous tiennent les êtres rêveurs et romantiques auxquels vous lisez, par avance, quelques pages de manuscrit : ceux-là sont encore assez nombreux ; ce sont les Lunatiques, véritables amis de l’humanité de la Lune.
« Mais y pensez-vous ?… Nous dire que la lune est habitée… Vous ignorez donc qu’un homme d’un profond génie, qui a de nombreux partisans, a calculé d’après les lois d’analogies naturelles, que cet astre est mort depuis belles années ; qu’il est à l’état de cadavre, et que si le bon Dieu le laisse là-haut avec sa lumière blafarde, comme un lampion d’agonisant, sans l’enterrer, c’est pour apprendre à notre petit globe à veiller à ses affaires ; car s’il ne se met pas bientôt en devoir de rentrer en harmonie avec les autres mondes, gare à lui !… Tout cela était dit avant que les savants physiciens eussent nié, dans la Lune, l’existence d’êtres pourvus d’appareils respiratoires ; donc c’est vrai, donc vous mentez… » Vous comprenez que ce sont là des disciples fervents qui croient sur parole, avant même que la loi d’analogies leur soit donnée.
« Votre découverte dans la lune…. c’est une plaisanterie !… » (Écoutez les disciples de l’Institut de France : ils valent bien ceux de tout à l’heure). (1) M. Arago a dit à l’Institut, qu’on avait étrangement abusé du nom d’Herschel, car les journaux américains avaient publié une prétendue notice extraite du Journal of Sciences de M. Brewster, dans laquelle on lui faisait dire : « Qu’il avait vu la Lune à une distance d’un mètre ; que sur un point observé, il avait vu une émeraude de trente pieds de long ; qu’il avait vu des castors à deux pattes allumant du jeu (sans doute pour fumer leur cigare au soleil) ; qu’il avait vu des bœufs d’une grandeur colossale attelés à une charrue, portant de longs voiles sur les yeux…. C’en est assez, a dit M. Arago, pour prouver que tout cela est une indigne mystification ; tous les journaux de France appuient M. Arago. Ainsi votre nouvelle est une mauvaise charge… » Quoi ! vous le prenez sur ce ton, savant publiciste de l’annuaire ?… Nous ne pouvons plus nous dispenser de faire juger au public où l’on mystifie le mieux, à New-York ou à Paris ; il est tout à fait utile qu’on le délivre, ce bon public, de sa dernière illusion. Il croyait encore fermement à l’Institut… Pauvre hère !!…. À coup sûr, lecteurs, si nous vous donnons une preuve certaine que pas une des citations de M. Arago n’est exacte, et s’il vous est bien démontré que cette puissance astronomique, non seulement n’a pas daigné lire la notice américaine, mais qu’elle a reproduit, pour l’agrément de ses illustres auditeurs, une version banale de ces salons dont elle se prend à rire, vous conviendrez que l’Académie des Sciences dégénère, et va, dans vingt ans, faire aux quatre nations, le pendant de l’Académie des Lettres… M. Arago méritait donc bien cette petite traduction imprimée sur beau papier pour l’aider à mieux lire l’anglais.
Que répondre à tous ces partisans ou détracteurs ? – Aux uns, que les sciences fondées sur des observations incomplètes comme celles de l’Astronomie, sont sujettes à erreur : le passé a prouvé cela bien des fois ; aux autres, que leur passion lunatique est de telle force qu’elle nous effraie quand nous lui livrons cette notice ; aux adeptes des écoles mystiques, que, depuis l’admission de la Philosophie naturelle, on étale ses preuves, et que la parole du maître ne compte pour rien ; à tous, adeptes ou non, lunatiques ou non, que nous avons simplement traduit une notice pleine de choses fort extraordinaires, qui a été publiée à New-York par le journal le Soleil, (The Sun) et reproduite presque aussitôt par l’Américain de New-York (New-York American), dans ses numéros des 3 et 4 septembre 1835. Tous les autres journaux du Nouveau Monde ont eu leurs colonnes remplies de cette nouvelle. Maintenant, les journaux d’Amérique sont sujets à caution ; l’Américain nous prévient même qu’il a quelque raison de croire que l’article du Soleil sort des ateliers de New-York… Toutefois, voici un fait que nous prions de peser : c’est qu’avant le 16 août dernier, le bruit des découvertes d’Herschel s’était répandu et accrédité à Bard’s town (Kentenci), plus de 18 jours avant la publication des recueils dont nous donnons la traduction. Ce fait est grave ; il est signalé par le journal le Réparateur, de Lyon, en date du 5 novembre dernier. Ce journal donnait l’extrait d’une lettre adressée de Bard’s town à son comité de rédaction ; pour toutes ces considérations, nous livrons le document tel quel : on le jugera. Si le verre objectif d’Herschel paraît un peu trop fort (24 pieds de diamètre) pour le temps qui court, on pensera aux prodiges de l’industrie. Nous savons que dans une cristallerie de Londres on a coulé l’année dernière, une glace de 15 pieds sur 12… Et le fameux pot-à-soupe allemand pour 12 mille hommes! …. Il est, du reste, suffisamment connu qu’il y a 3 ans, à Greenwich, on montra aux Anglais de haute condition un télescope-monstre, que Herschel a fait ensuite transporter au Cap, sur les navires de l’État.
Il est difficile de bâtir un conte aussi suivi, aussi grave, aussi long, sans des éléments de vérité… Que d’étranges découvertes dans la Lune aient été faites par Herschel, qui est, à n’en pas douter, occupé à observer au Cap de Bonne-Espérance, que le bruit de ses découvertes soit parvenu en Amérique, malgré le secret dont on voulait les envelopper, qu’elles aient été embellies au Cap et embellies à New-York, c’est là une opinion qui a beaucoup de vraisemblance.
Avant de terminer cet avertissement aux lecteurs, nous les prévenons que la première partie de cette brochure jusqu’à la page 25, est entièrement composée de détails scientifiques sur la construction des télescopes de Herschel père et fils. Les gens de l’art, et ceux qui veulent juger avec connaissance de cause, trouveront tout cela fort intéressant ; mais pour ceux qui veulent voir au plus tôt les hommes et la Lune, et faire un voyage en chaise de poste parmi ses beaux paysages, ils feront bien de commencer à la seconde partie qui est toute descriptive.
Et afin que, dans tous les cas, le public soit satisfait de donner son argent pour voir la Lune, nous le prévenons que nos billets se rembourseront à la porte des hôpitaux et salles d’asile, qui feront perception de nos bénéfices.
A. A.
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DÉCOUVERTES ASTRONOMIQUES
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OBSERVATIONS
Dans ce supplément extraordinaire à notre journal (2), nous avons le bonheur d’apprendre aux peuples de la Grande-Bretagne et au monde civilisé, de récentes découvertes en Astronomie, qui seront un monument impérissable érigé à la gloire à venir du siècle où nous vivons. On a dit poétiquement que les étoiles du firmament sont les marques héréditaires de la royauté de l’homme en tant qu’il est le souverain intellectuel de la création animale : maintenant, il peut s’envelopper du zodiaque avec la conscience de sa suprématie.
Il est impossible de contempler une grande découverte astronomique sans se sentir pénétré d’un profond respect ou même sans éprouver des émotions qui ont une sorte d’affinité avec celles qu’une âme qui a quitté ce monde doit ressentir en s’initiant aux vérités inconnues d’un état futur. Liés ici-bas par les lois irrévocables de la nature, êtres perdus dans l’infini, nous semblons comme acquérir un pouvoir surnaturel et terrifiant, lorsque notre curiosité vient à pénétrer quelqu’une des œuvres mystérieuses et lointaines du Créateur. Il semble que nous tentons une présomptueuse usurpation quand nous voulons, forts de notre science, aller au-delà des bornes naturelles de nos privilèges, et demander aux autres mondes le secret de leurs alliances. L’immortel philosophe auquel le genre humain va devoir tant de révélations merveilleuses, lorsqu’il eut disposé son nouvel et colossal appareil, fut certain du succès ; mais avant de commencer ses observations, il s’arrêta, et, durant quelques heures, il demeura plongé dans une solennelle méditation. Il préparait son esprit aux découvertes dont il allait étonner le genre humain, et qui immortaliseront son nom plus encore que celui de son père. Il pouvait s’arrêter et méditer ; car, depuis l’heure où le premier couple humain ouvrit les yeux aux splendeurs du bleu firmament, jamais spectacle aussi sublime ne fut offert par la Providence. Herschel pouvait se reposer… Il allait devenir l’unique dépositaire de secrets ignorés depuis l’origine des temps ; il allait se couronner du diadème des sciences, ambitionné vainement par tous les savants… Il s’arrêta avant d’écarter le voile qui nous dérobait encore la vue des cieux… Pour faire comprendre notre enthousiasme, nous dirons qu’au moyen d’un énorme télescope construit d’après des principes tout à fait nouveaux, M. Herschel fils a déjà fait, dans son observatoire de l’hémisphère du Sud, les découvertes les plus étranges dans chaque planète de notre système solaire ; qu’il a reconnu des planètes dans d’autres systèmes ; qu’il a obtenu aussi distinctement la vue d’objets d’une petite dimension dans la Lune que si, à l’œil nu, il avait eu celle des objets terrestres placés à la distance de trois cents pieds (3) ; qu’il a résolu affirmativement la question de savoir si ce satellite est habité, et par quel ordre d’êtres ; qu’il a solidement établi une théorie nouvelle sur le phénomène des comètes ; enfin, qu’il a arrêté ou corrigé presque tous les principaux problèmes de l’astronomie mathématique. L’ouvrage où sont contenus tous les détails des découvertes d’Herschel sera bientôt par lui livré au public, qui appréciera son importance.
C’est à M. Andrew Grant, élève de l’ancien Herschel, et coadjuteur inséparable du fils, que nous devons les informations précoces et privilégiées sur des faits que nous avons le bonheur de transmettre à nos lecteurs. Secrétaire de M. Herschel au Cap de Bonne-Espérance, et infatigable directeur de son télescope, durant tout le temps de sa construction et de ses opérations, le docteur Grant a pu nous fournir des détails au moins aussi intéressants que ceux transmis à la société royale par le docteur Herschel lui-même. Notre correspondant nous assure que les documents qui sont maintenant soumis à une commission de cette société ne contiennent guère autre chose que des détails de la découverte transmise dans sa volumineuse correspondance et les opérations mathématiques qui les ont amenés. Le docteur Herschel, dont l’âme est au-dessus de toute considération mercenaire, a honoré et récompensé son compagnon de peine dans le champ de la science, en lui permettant de transmettre ces informations à nous, ses meilleurs amis. Les images représentant les animaux lunaires, d’autres objets, et les phases de plusieurs planètes, sont d’excellentes copies de dessins exécutés dans l’observatoire, par Herbert Home, écuyer qui a accompagné, depuis Londres jusqu’au Cap, la riche série de réflecteurs, qui a surveillé leur disposition et a assemblé les preuves de leur puissance. Le dessin représentant les anneaux de Jupiter est une copie réduite de ceux du docteur Herschel lui-même, et contient les derniers résultats de ses dernières observations sur cette planète. Le segment de l’anneau de Saturne est reproduit d’après un grand dessin du docteur Grant.
Nous transmettons avec soin les documents qui contiennent la description et l’histoire du télescope : on ne peut ajouter foi aux découvertes dont nous donnons l’annonce, qu’après avoir étudié exactement la composition de l’instrument au moyen duquel on les a obtenues.
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DESCRIPTION DU TÉLESCOPE.
Il est bien connu que le grand télescope réflecteur de Herschel père avait un verre objectif de 4 pieds de diamètre, et un tube de 40 pieds de longueur ; qu’il avait un pouvoir grossissant de plus de 6000 fois l’objet, mais qu’il n’y a jamais eu qu’une faible partie de ce pouvoir avantageusement appliquée aux objets astronomiques les plus rapprochés ; le défaut de lumière sur les objets fortement grossis les rendait moins distincts que quand ils étaient vus avec un pouvoir du tiers ou du quart de cette force. En conséquence, les pouvoirs qu’il appliquait généralement quand il observait la Lune et les planètes, et avec lesquels il a fait ses plus intéressantes découvertes, se rangeaient dans la série des verres qui grossissent l’objet depuis 220, 460, 750 jusqu’à 900 fois. Quoique, pour observer les étoiles fixes, doubles et triples, et les nébuleuses les plus éloignées, il appliquât fréquemment toute la capacité de ses instruments, la loi d’optique qui veut qu’un objet devienne trouble en proportion de son développement en grosseur, semblait, d’après ses effets dans ce puissant télescope, élever un obstacle insurmontable à d’autres découvertes dans notre système solaire. Cependant, plusieurs années avant sa mort, ce célèbre astronome conçut la possibilité de construire une série perfectionnée de réflecteurs paraboliques et sphériques qui, en unissant tous les avantages principaux des instruments de Grégory et de Newton à l’intéressante découverte achromatique de Dolland, obvierait aux obstacles que nous venons de signaler. Son plan dénotait les plus profondes recherches dans la science de l’optique, et le plus grand génie dans les inventions mécaniques, mais la mort l’empêcha d’en faire l’application. Son fils, sir John, qui avait été nourri et bercé dans l’observatoire du père, et qui était astronome praticien dès sa plus tendre enfance, était si pleinement convaincu de la valeur de cette théorie, qu’il résolut de l’expérimenter. Deux ans après la mort de son père, il compléta son nouvel appareil, et l’adapta à l’ancien télescope avec un succès presque parfait. Il trouva que le pouvoir grossissant jusqu’à 6000 fois, quand il était appliqué à la Lune, était le meilleur moyen de distinguer qui pût être choisi, et qu’il produisait, avec ces nouveaux réflecteurs, l’objet focal d’une manière extrêmement distincte, libre de toute confusion achromatique, et donnant la clarté la plus intense dont le grand speculum fût capable.
L’agrandissement de l’angle visuel qui fut ainsi obtenu se prouve en divisant la distance de la Lune à l’observatoire, par le pouvoir grossissant de l’instrument. La distance étant de 240000 milles, et le pouvoir équivalant à 6000 fois l’objet, laisse un quotient de 40 milles (13 lieues 1/4), comme distance apparente de cette planète à l’œil de l’observateur. On sait parfaitement qu’aucun objet terrestre ne peut être distingué à l’œil nu à une plus longue distance que celle-ci, lors même qu’on regarde, du haut des sommets des montagnes les plus élevées. La sphéricité de la Terre est cause de cet empêchement ; encore faut-il presque toujours que les objets aperçus à cette distance soient eux-mêmes placés sur des points élevés. On ne prétend point que cette vue télescopique de la Lune (à 40 milles) fasse voir avec une égale précision tous les objets qui la couvrent, quoiqu’elle les offre égaux en grosseur à ceux qui seraient vus sur la Terre à même distance.
M. Herschel père avait démontré qu’il pouvait, avec un verre grossissant jusqu’à 1000 fois, discerner dans ce satellite des objets qui n’avaient pas plus de 350 pieds de diamètre. Donc, si l’entière capacité de l’instrument eût été employée en se servant du nouvel appareil de réflecteurs construit par son fils, il s’ensuivrait, d’après les rapports mathématiques, qu’on pourrait discerner des objets n’ayant pas plus de 60 pieds de diamètre ; mais, dans l’un et l’autre cas, ces objets seraient vus comme des points faibles et sans forme, ainsi qu’on pourrait les voir sur la Terre d’une distance de 40 milles. Quoique la sphéricité de la Terre ne présentât aucun obstacle à la vite astronomique de ces objets, nous croyons que sir John Herschel n’a jamais prétendu avoir élevé son télescope ancien à une puissance aussi grande. Le défaut de lumière, quoique fortement ménagé et concentré, occasionnait encore un obstacle en proportion inversé de la grandeur de l’image du foyer.
Les progrès qu’il avait faits dans la connaissance de cette planète, quoique immenses, n’étaient encore que partiels et ne lui semblaient pas assez satisfaisants. Il avait été à même, il est vrai, de confirmer quelques-unes des découvertes des astronomes qui l’ont précédé, d’en réfuter d’autres, de corroborer les preuves de l’existence des volcans découverts par son père et par Schrœter de Berlin, de reconnaître les changements observés par ce dernier dans le volcan du Mare crisium ou lac lucide, et l’accroissement de force de certains phénomènes volcaniques ; il avait reconnu également l’existence de montagnes disproportionnées dans la Lune, et celle des magnifiques collines coniques qui entourent des vallées d’un immense diamètre. Il avait pu affirmer que les masses désignées par le professeur Frauenhofer comme étant des fortifications lunaires, n’étaient que d’immenses montagnes pyramidales ; que des lignes qu’on avait capricieusement appelées routes et canaux, n’étaient que des rangées de hautes et âpres collines, et que la partie que Schrœter avait prise pour une ville dans le voisinage de Maurius, n’était qu’une vallée d’au moins 3000 pieds de diamètre, toute semée de fragments de rocs disjoints. Ce célèbre astronome avait donc pu tracer, avec plus d’exactitude et de soins que ses prédécesseurs, la géographie générale de cette planète dans son ensemble, qui comprenait des caps, des continents, des montagnes, des océans et des îles ; il avait pu démontrer clairement la différence de la plupart de ces traits locaux d’avec ceux de notre globe. Les grandes cartes, les meilleures que nous ayons, ont été tracées d’après les plans qu’il en a donnés. Les astronomes ni le public n’auraient osé espérer aucun progrès ultérieur, puisque toutes les ressources du plus grand télescope du monde avaient été employées d’une manière toute nouvelle, et des plus heureuses, afin de les obtenir, et qu’on ne pouvait pas raisonnablement penser qu’on pût jamais en construire un autre plus grand encore, ou du moins, employer plus avantageusement celui déjà construit. Une loi de nature et les limites de la science humaine semblaient donc s’unir et s’opposer inflexiblement à de plus grands progrès dans la science télescopique, applicable aux planètes connues et aux satellites du système solaire ; car, à moins de penser que le Soleil voulût accorder une plus grande somme de lumière à ces corps, et qu’eux consentissent à la transmettre pour gratifier notre curiosité, il n’y avait pas avancement à espérer. Les télescopes ne créent pas la lumière ; ils ne peuvent pas même la rendre aussi pure qu’ils la reçoivent. Les travaux et les recherches inouïs des prédécesseurs de sir John le laissaient sans espoir de rien obtenir de mieux dans la construction des instruments. Huygens, Grégory, Newton, Hadley, Bird, Short, Dolland , et plusieurs autres opticiens praticiens, avaient eu recours à toutes les matières possibles, soit pour la composition des lentilles, soit pour celle des réflecteurs, et ils avaient épuisé toutes les lois de l’optique que leurs études avaient développées et démontrées. Sir John, dans la construction de son dernier et étonnant spéculaire, a formé le plus savant amalgame que l’état avancé de la chimie métallique ait pu lui permettre de combiner, et il a surveillé sa composition et son polissage entre les mains de l’ouvrier, avec plus d’anxiété que jamais amant n’en mit à épier le regard de sa maîtresse.
Maintenant on n’aura à espérer rien de plus que ce que son génie a accompli. Sir John eut la satisfaction de se dire que, s’il pouvait monter à califourchon sur un boulet de canon, et voyager sur ses ailes de furie pendant une légère période de plusieurs millions d’années, il n’obtiendrait pas une vue plus heureuse des étoiles les plus éloignées que celle qu’il pouvait en avoir en peu de minutes, et qu’il faudrait la rapidité extraordinaire d’un chemin de fer de 50 milles à l’heure, pendant une longue vie, pour lui accorder une inspection plus sûre du joli luminaire de la nuit. Une question intéressante serait de savoir si cette planète est habitée par des êtres comme nous, ayant les mêmes facultés, les mêmes sentiments, les mêmes passions et la même destinée ; ou bien si elle est peuplée, comme l’ont pensé autrefois quelques esprits faibles, par une race d’êtres criminels et bannis de notre terre. La solution à cette question est abandonnée aux jugements portés d’après les analogies naturelles.
Les limites des découvertes dans les corps planétaires, et dans la Lune en particulier, semblaient ainsi immuablement fixées : depuis un grand nombre d’années, on n’espérait plus rien a cet égard ; mais il y a environ trois ans que, dans le cours d’une conversation avec sir David Brewster sur le mérite de quelques idées ingénieuses sur l’optique, qui avaient été émises par ce dernier, dans l’Encyclopédie d’Édimbourg (p. 644), et qui indiquaient des moyens de perfectionner les réflecteurs de Newton, sir Herschel songea à la commode simplicité des vieux télescopes astronomiques, sans tubes, et dont le verre objectif, placé sur un pôle élevé, lançait son image focale à la distance de 150 et même 200 pieds. Le docteur Brewster admit facilement que le tube n’était pas nécessaire, pourvu que l’image focale fût dirigée dans un appartement sombre, et qu’elle y fut convenablement reçue par les réflecteurs ; sir John dit alors que si le grand télescope de son père, dont le tube seul, quoique formé des plus légers matériaux, pesait 3000 livres, était doué d’une mobilité facile et sûre, en même temps que le lourd observatoire auquel il était attaché, à plus forte raison serait-il possible de rendre mobile un autre observatoire qui n’aurait pas l’embarras d’un pareil tube. Cette observation fut admise, et la conversation se dirigea sur l’invincible ennemi : le manque de lumière par l’effet des plus forts verres grossissants. Après quelques instants de silencieuse réflexion, sir Herschel s’informa timidement s’il ne serait pas possible d’effectuer une transfusion de lumière artificielle par l’oculaire… Sir David fut frappé de l’originalité de cette idée ; il réfléchit un peu, puis, avec une sorte d’hésitation, il parla de l’aberration de sphéricité des rayons, et aussi de l’angle d’incidence. Sir John plus confiant, rappela l’exemple des réflecteurs newtoniens, dans lesquels cette aberration fut corrigée par le second speculum, et l’angle d’incidence rendu par le troisième ; et, continua-t-il, pourquoi le microscope ne serait-il pas illuminé ? L’hydro-oxygène ne peut-il être appliqué de manière à rendre distinct et même à grossir, au besoin, l’objet focal ? Sir David s’élança de dessus sa chaise dans une joie délirante de conviction, et, sautant presque jusqu’au plafond, il s’écria : « Tu es l’homme !… » Ce fut à qui serait le plus prompt, de ces deux philosophes, à exprimer cette autre idée : que si les rayons d’un microscope hydro-oxygéné, en traversant une goutte d’eau contenant la larve d’un moucheron, ou tout autre objet invisible à l’œil nu, les rendait non seulement tout à fait distincts, mais grossis à la dimension de plusieurs pieds, de même la lumière artificielle, en traversant le plus petit objet focal d’un télescope, le grossirait à l’infini. La seule chose qui parut manquer était un récipient pour l’image focale, afin de la transmettre sans la rompre, à la surface sur laquelle elle devait être vue sous la lumière changeante des réflecteurs microscopiques. Dans les nombreuses expériences faites durant les semaines qui suivirent, les deux philosophes co-opérateurs décidèrent qu’un medium de l’argent le plus pur (4) était le plus convenable qu’on pût employer. Ce medium répondit parfaitement à leur attente, lorsqu’ils se servirent d’un télescope grossissant 100 fois l’objet, et d’un microscope trois fois au-dessus de ce pouvoir.
Ce fut alors que sir John Herschel conçut le plan prodigieux de son présent télescope. Le pouvoir de celui de son père le laissait à 40 milles de sa planète favorite, et il résolut de tenter la confection d’un instrument plus puissant qui lui fit franchir tout l’espace. L’argent, qui donne des ailes à la science et du nerf à la guerre, semblait seul lui manquer, et l’acquisition de ce grand moteur est souvent plus difficile que la tâche de Sisyphe. La persévérance de sir John vainquit cette difficulté. Ayant l’adhésion pleine et entière de sir David Brewster, cette haute autorité dans la science de l’optique, il présenta son plan à la société royale, et fixa particulièrement l’attention du président, son altesse royale le duc de Sussex, qui a toujours été le noble protecteur des sciences et des arts. Le plan d’Herschel fut approuvé avec enthousiasme par la commission nommée pour son examen. Le président souscrivit pour une somme de 10000 livres sterling, et promit de recommander cet important instrument au trésor royal ; il le fit sans délai, et le roi, apprenant que la dépense était évaluée à 70 mille livres sterling, demanda naïvement si le coûteux instrument conduirait à quelques progrès en navigation. Sur la réponse affirmative, le roi matelot accorda carte blanche.
Sir John Herschel avait soumis ses plans et ses calculs relatifs à un verre objectif de 24 pieds de diamètre, exactement six fois plus grand que celui de son père. Pour la confection de cette énorme masse, il s’adressa à la fameuse verrerie de MM. Hartly et Grant (ce dernier est le frère de notre estimable ami le docteur Grant), à Dumbarton. Les substances choisies pour ce fameux amalgame, furent une partie crown Glass et une partie flint Glass ; leur emploi dans des lentilles séparées constituait la grande découverte achromatique de Dolland. On reconnut préalablement par de soigneuses expériences que ce mélange triompherait, aussi heureusement que les lentilles séparées, de tous les obstacles à la fois, de l’aberration de sphéricité et de la décoloration. Cinq fournaises furent remplies de cristaux de ces deux espèces soigneusement choisis parmi les productions de la manufacture, qui sont de qualités presque homogènes. Les creusets furent liés au moule par un grand conducteur, et le 3 janvier 1833 eut lieu la première coulée ; on la laissa refroidir huit jours : le moule fut ouvert et on trouva le verre beaucoup trop mince vers le centre. On ne se laissa point décourager, et un nouveau verre fut coulé avec plus de soins, le 27 du même mois. Le moule fut ouvert pendant la première semaine de février, et on eut le bonheur de trouver le second verre parfaitement pur, à l’exception de deux légères taches, qui étaient placées assez près de la circonférence pour qu’elles puisent être cachées par le cercle de cuivre qui devait servir de cadre. Le poids de cette prodigieuse lentille façonnée était de 14826 livres, et son pouvoir grossissant de 24000 fois l’objet. On présuma, en conséquence, qu’elle serait capable de représenter les corps de notre satellite lunaire un peu au-dessus de 18 pouces de diamètre, pourvu que leur image focale en fût rendue distincte par une transfusion de lumière artificielle. Ce ne fut cependant pas sur le simple pouvoir illuminant du microscope hydro-oxygéné, appliqué aux images focales de cette lentille, que sir John Herschel fit exclusivement fond pour la réalisation de ses belles théories et de ses espérances ; il comptait beaucoup aussi sur l’application sans limite de l’instrument pour remplacer le second grossisseur des télescopes réfléchissants. Il pensait de la sorte surpasser de beaucoup les pouvoirs de leur plus grands grossisseurs.
Il compta tellement sur l’avantage de cette admirable combinaison que, dans son enthousiasme, il montrait une grande confiance sur la possibilité qu’il devrait y avoir plus tard d’étudier l’entomologie de la lune, dans le cas où ce satellite aurait des insectes à sa surface. Après avoir veillé à l’achèvement de sa grande lentille et l’avoir fait transporter à Londres, son premier soin fut de construire un microscope convenable et un cadre mécanique, propre à l’action horizontale et verticale de tout l’instrument.
Une correspondance suivie avait eu lieu pendant quelque temps entre les académies d’Angleterre, de France et d’Allemagne, dans le but de perfectionner le plus possible les tables de longitude de l’hémisphère du Sud ; elles sont en effet bien moins exactes que celles de l’hémisphère du Nord. Les Académiciens d’Angleterre qui s’occupent de la science des longitudes avaient une haute opinion de la nouvelle théorie télescopique d’Herschel et du talent de son inventeur ; ce furent eux qui déterminèrent le gouvernement à solliciter ses services, afin d’observer le passage de Mercure sur le disque du soleil. Ce passage doit avoir lieu le 7 novembre 1835 ; les deux astres commencent à être en conjonction à 7 heures 47 minutes 55 secondes du soir, ou, terme moyen, à 8 heures 12 minutes 22 secondes. Ce phénomène sera invisible pour presque tout l’hémisphère du Nord. Le Cap de Bonne-Espérance est le lieu d’où le passage de Mercure et de Vénus sur le disque solaire a généralement été observé ; celui de Vénus n’ayant pas eu lieu depuis l’année 1769 et ne devant se reproduire qu’en 1874, les observations exactes de celui de Mercure, qui se renouvelle bien plus souvent, ont été d’une grande importance pour l’astronomie et la navigation ; c’est surtout pour ce dernier art que les passages de Mercure sont presque aussi importants que ceux de Vénus ; car quoique cette planète, en particulier, permette de déterminer exactement la grande parallaxe solaire, et par là, les distances de toutes les planètes au soleil, d’autre part les passages de Mercure font déterminer parfaitement la position de ses nœuds, indépendamment de la parallaxe du grand orbite, et par suite la parallaxe de la Terre et celle de la Lune deviennent connues : dès lors, les passages de Mercure sont très précieux pour les observations des longitudes lunaires. On a reconnu que le Cap de Bonne-Espérance était le lieu le plus propice pour ces observations. Les expéditions qui furent au Pérou et en Laponie, vers le milieu du siècle dernier, afin de déterminer la véritable configuration de la terre, trouvèrent que l’attraction des régions montagneuses était si forte qu’elle faisait dévier le fil à plomb de leurs grands instruments de 7 à 8 secondes de la vraie perpendiculaire, tandis que les plaines élevées du Cap réunissent tous les avantages d’une atmosphère lucide à l’absence complète de ces attractions. Non seulement sir John Herschel accepta avec empressement la nomination du gouvernement, mais il demanda à partir assez à temps pour commencer ses opérations au moins un an avant l’époque du passage, afin d’avoir la faculté d’ajuster parfaitement son énorme machine et d’étendre ses connaissances parmi les constellations du Sud. On accéda aussitôt à sa demande, et, les préparatifs étant achevés, il mit à la voile, de Londres, le 4 septembre 1834. Il était accompagné du docteur Andrew Grant, du lieutenant Drummond, des ingénieurs royaux F. R. A. S. et d’un bon nombre des meilleurs mécaniciens anglais. L’expédition arriva à destination après une traversée heureuse et rapide. On transporta aussitôt la fameuse lentille et le cadre du grand observatoire aux lieux propres aux observations ; c’était un terrain plat d’une grande étendue et fort élevé, à environ 12 lieues de la ville du Cap. De La Caille avait observé de ce même lieu, en 1750, lorsqu’il disposa ses excellentes tables solaires, qu’il mesura un degré du méridien et arriva presque exactement à supputer la parallaxe solaire, d’après celle de Mars et de la Lune. Sir John Herschel, en quatre jours, fit élever sa gigantesque machine, au moyen de deux attelages de 18 bœufs chacun, et aidé par plusieurs compagnies d’ouvriers hollandais.
Le plan général de l’observatoire est, sous quelques rapports, semblable à celui du télescope connu à Londres sous le nom de télescope d’Herschel, excepté qu’au lieu des fondations circulaires en briques, les siennes consistent en une série de rails de fer parallèles et circulaires montée sur cadres de bois. Ceux-ci sont construits de telle manière que les courbes des plus grands cercles permettent de diriger l’observatoire, se mouvant sur elles, parmi leurs évolutions concentriques, et de l’amener vers le point qui sert de base à la machine qui porte la lentille , ainsi qu’à chacun des cercles intermédiaires. Le diamètre du plus petit cercle est de 28 pieds ; par un étrange oubli, notre correspondant a négligé de nous donner la mesure du plus grand ; mais elle peut, en quelque sorte, être calculée d’après l’angle d’incidence projeté par la lentille et l’espace occupé par l’observatoire ; ce dernier est une construction en bois, de 50 pieds carrés, ayant autant en hauteur, et couverte d’une toiture plate, avec des gouttières en cuivre très mince. À la paroi la plus rapprochée de la lentille est une ouverture de 4 pieds de diamètre, destinée à en recevoir les rayons, et une autre pratiquée à la toiture dans ce même but pour faire les observations méridionales. La lentille, ceinte d’un cadre de bois fermé aux quatre coins par de fortes bandes de cuivre, est suspendue sur un axe, entre deux piliers, presque aussi élevés que ceux qui supportaient le célèbre cadran de Uleg Beg : ils ont 150 pieds de haut. Ces piliers sont réunis, au sommet et à la base, par des pièces transversales et affermis par des liens ou fermes en diagonale ; entre ces fermes est un double cabestan propre à hisser la lentille depuis la ligne d’horizon, et à faire mouvoir l’observatoire en raison de la hauteur requise par la distance focale, lorsqu’elle est tournée vers le méridien, et ainsi à tous les degrés intermédiaires. Cette dernière opération est admirablement réglée au moyen d’un immense double sextant qui, étant uni à l’axe de la lentille, se meut avec elle et est régulièrement divisé en degrés, minutes et secondes, les cercles horizontaux étant aussi divisés en 360 degrés, et exactement subdivisés. Tout l’instrument a les pouvoirs et la régularité du plus parfait théodolite. Comme il n’a pas de tube, il tient à l’observatoire par deux leviers horizontaux qui passent dessous le plancher de ce bâtiment, depuis les bases circulaires des piliers, et tiennent ainsi continuellement la lentille carrément avec l’observatoire, en assurant à l’un et à l’autre un mouvement uniforme et simple. Au moyen de ces leviers ainsi que d’un extenseur et d’une manivelle, l’observatoire est placé au degré d’approximation des piliers que peut exiger la hauteur de l’astre observé. Lorsque, placé à la station la plus rapprochée, on ne peut obtenir une observation de la grande lentille, dans un espace de 15 degrés à partir du méridien, on y supplée par un excellent télescope d’un immense pouvoir, fait par Herschel père, et avec lequel on peut observer exactement à tous les degrés. En conséquence, soit que le champ de vue soit projeté sur le plancher ou sur les parois de l’appartement, il a un diamètre de 50 pieds environ, et comme il est circulaire, il offre une surface de près de 1865 pieds. La place où doivent s’opérer tous les mouvements horizontaux a été soigneusement nivelée par le lieutenant Drummond, avec le niveau perfectionné par lui, et qui porte son nom ; les roues de l’observatoire et de la machine de la lentille sont facilitées dans leur jeu par des rouleaux à frictions contenus dans des boîtes à axes remplies d’huile ; la force d’un seul homme, appliquée à l’extrémité des leviers, suffit pour faire avancer tout l’appareil sur l’un ou l’autre des cercles de rails, et la force de deux hommes, appliquée au cabestan, est tout à fait suffisante pour rapprocher l’observatoire jusqu’à la base des piliers. Cependant, ces deux mouvements sont maintenant effectués par le moyen d’appareils locomoteurs dirigés, de l’intérieur de l’appartement, par une seule personne. Avec un ingénieux index, il permet de reconnaître chaque pouce de progression ou de rétrogradation.
Nous avons décrit le télescope de sir John Herschel, non seulement parce que nous le considérons comme le plus magnifique modèle de mécanisme de notre siècle et de tous les siècles antérieurs, mais surtout parce que nous pensons qu’un détail explicite de ses principes et de ses pouvoirs devait être l’introduction presque indispensable aux récits que nous allons faire. Le télescope ne fut entièrement achevé que vers la fin de décembre, époque à laquelle arrivèrent d’Angleterre toutes les séries de grands réflecteurs du microscope. On commença les opérations durant la première semaine du mois de janvier de l’année suivante ; mais le secret qui a été gardé sur la nouveauté, la confection et la destination de l’instrument n’a pas été moins rigoureusement observé durant plusieurs mois, que celui de la grandeur de ses succès. Que le gouvernement anglais soit resté dans le doute à l’égard des découvertes prévues par Herschel, ou qu’il ait désiré les couvrir d’un voile jusqu’à ce qu’elles aient été capables d’illustrer la nation et le règne où elles ont eu lieu, c’est là une question que nous ne pouvons résoudre que par des conjectures ; mais il est certain que les royaux patrons du célèbre astronome lui ont enjoint, ainsi qu’à ses amis, un silence maçonnique jusqu’à ce qu’il pût communiquer officiellement les résultats de ses grandes expériences. Aussi le monde n’a-t-il rien su ni de lui ni de son expédition jusqu’à présent, si ce n’est il y a quelques mois, où les journaux scientifiques allemands rapportèrent que sir John Herschel avait écrit du Cap de Bonne-Espérance à l’Astronome royal de Vienne, pour l’informer que la terrible comète annoncée pour l’année 1835, et qui devait tellement approcher de notre globe que nous pourrions entendre le bruissement de ses feux, avait changé de direction, et que non seulement elle n’imprimerait point un mouvement différent à la Terre, mais qu’elle ne secouerait pas même un crin de sa queue sur notre sol.
Embarrassés de comprendre à l’aide de quelle autorité il avait fait une déclaration si hardie, les savants Européens qui n’étaient pas initiés à ses secrets regardèrent son ajournement, ainsi qu’il appelle sa découverte, avec un incrédule mépris, et continuèrent à effrayer le public de leurs premières prédictions. (5)
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NOUVELLES
DÉCOUVERTES DANS LA LUNE.
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Jusqu’au 10 janvier 1835 on observa presque constamment les étoiles des signes du Sud, sans l’aide des réflecteurs hydro-oxygénés ; un nombre infini de nouvelles étoiles et de nébuleuses y furent découvertes, mais nous différerons de transmettre à nos lecteurs les récits de notre correspondant jusqu’au jour où nous aurons plus de temps pour les insérer. Nous ne saurions faire attendre les découvertes plus intéressantes qui ont été faites dans le monde lunaire. Nous différerons aussi de fournir les détails mathématiques et minutieux que nous donne le docteur Grant, pour expliquer les corrections faites par sir John Herschel aux meilleures tables des révolutions tropiques sidérales et synodiques de la Lune. L’explication du phénomène des syzygies, desquelles dépendent en grande partie les théories lunaires reconnues, sera également donnée plus tard.
Il était environ neuf heures et demie de la nuit du 10 janvier, la Lune en était au quatrième jour de sa moindre libration ; l’astronome disposa son instrument de manière à observer la partie Est de la Lune. L’immense pouvoir tout entier de son Télescope était mis en action tandis que son microscope n’était employé qu’à moitié force. En tirant le rideau du microscope, le champ de vue parut couvert dans tout son espace par l’image très vive, très distincte d’un rocher de basalte dont la couleur était d’un brun verdâtre, et dont la dimension, d’après l’espace occupé sur l’objectif, était exactement de 28 pouces. La masse observée était sans aucune fracture, mais, au bout de quelques secondes, il se présenta une pile inclinée, composée de cinq ou six colonnes de figure octogonale et d’une apparence semblable à celle des roches basaltiques de Astaffa. Cette pile inclinée était couverte avec profusion d’une fleur-rouge foncé précisément semblable,dit le docteur Grant, au papaver rhœas ou pavot rose de nos champs de blé sublunaires. Ce pavot était la première production organique qui apparût aux yeux de l’homme dans un monde étranger.
La rapidité d’ascension de la Lune, ou plutôt de la rotation diurnale de la Terre, étant presque égale à 500 mètres par seconde, aurait immanquablement empêché l’observation de ces objets si cette difficulté n’avait été évitée au moyen de l’admirable mécanisme qui règle constamment, sous la direction du quart de cercle, la hauteur obligée de la lentille ; mais l’opération se trouvait si exacte que les observateurs pouvaient retenir l’objet sur le champ de vue autant de temps qu’ils voulaient ; ils n’eurent garde de le faire en cet instant ; cette preuve de végétation lunaire avait trop excité leur curiosité pour qu’ils s’y arrêtassent. Il était prouvé que la Lune avait une atmosphère semblable à la nôtre, capable d’entretenir la vie organique et très probablement la vie animale. Le rocher basaltique continuait à passer sur le champ de vue et couvrait encore trois cordes consécutives du cercle, quand apparut une pente verdoyante d’une grande beauté : elle occupait deux cordes de plus que le rocher basaltique. Cette pente était précédée par une autre masse qui avait à peu près la même hauteur que la première. De quel étonnement ne fûmes-nous pas saisis en apercevant à sa base une forêt lunaire !… « Les arbres, dit le docteur Grant, pendant la durée de dix minutes se montrèrent absolument de la même espèce, mais elle n’était semblable à aucune de celles que j’ai vues, excepté peut-être à la plus grande espèce de cyprès des cimetières d’Angleterre. Celle-ci lui ressemblait à quelque égard. » Suivait une pelouse verte et unie qui, mesurée par le cercle peint de notre miroir était de 49 pieds; 49 pieds doivent répondre à 1/5 de lieue de largeur. Alors apparut une autre grande forêt dont les arbres, sans aucune équivoque, étaient des sapins aussi beaux que ceux que j’ai le plus admirés dans les montagnes de mon pays.
Fatigués de la longue continuité de ce spectacle, nous réduisîmes graduellement le pouvoir grossissant du microscope, sans éclipser aucun des réflecteurs, et nous aperçûmes aussitôt que nous étions comme descendus insensiblement d’un district montagneux grandement diversifié et d’un caractère romantique, et arrivés sur les bords d’un lac ou d’une mer intérieure ; mais nous ne pûmes déterminer quelle était la localité relative ou l’étendue, parce que notre télescope grossissait trop encore. En introduisant la plus faible lentille achromatique, nous reconnûmes que les eaux dont nous venions d’observer les rivages, répondaient en général au Mare nubium de Riccioli : par là nous nous aperçûmes qu’au lieu de commencer, comme nous l’avions supposé, à la longitude Est de la planète, quelque retard dans l’élévation de la plus grande lentille nous avait jetés presque sur les axes de son équateur ; cependant, comme c’était une contrée libre, que nous ne nous étions encore attachés à aucune province particulière et que nous pouvions, à quelque moment que ce fût, retrouver la position qui nous avait échappé, nous essayâmes quelques-unes de nos lentilles magiques afin d’examiner mieux les bords du Mare nubium. Pourquoi Riccioli les a-t-il appelés ainsi ?… Je ne sais, à moins que ce n’ait été pour tourner en ridicule Cléomène, car jamais les anges n’ont parcouru des lieux plus délicieux, dans une tournée de plaisir. Une plage de sable d’un blanc brillant s’offrait à la vue ; elle était entourée d’une ceinture de rochers sauvages ayant l’apparence de vastes châteaux de marbre vert, et séparés par des brèches profondes, pratiquées de deux ou trois cents pieds dans de grotesques blocs de craie ou de gypse ; tout cela était couronné par des feuillages tremblants d’arbres inconnus, dont les rameaux semblaient des plumes ou festons, lorsqu’ils se balançaient le long de ces murailles resplendissantes : à cet aspect, nous restâmes muets d’admiration. Partout où nous voyions l’eau, elle paraissait aussi bleue que celle du profond océan et se brisait sur la grève en énormes flots argentés. L’action de très hautes vagues était tout à fait manifeste sur les rochers de la plage, dans une étendue de plus de cent milles (35 lieues). Quelque diversifié que fût le tableau pendant ces cent milles, et même à une bien plus longue distance, nous n’aperçûmes aucune trace d’existence animale ; nous pouvions cependant embrasser à volonté cette longue étendue de terres. M. Holms aperçut dans une caverne des objets de forme circulaire et de couleur blanche, et nous assura qu’ils, lui paraissaient être d’énormes cornes-d’amon ; mais, à mes yeux, ce n’étaient tout simplement que de gros cailloux qui avaient pu être jetés là par les vagues.
Nos recherches sur la vie animale ne devaient pas être encore couronnées de succès. Nous continuâmes une inspection de détails durant environ deux heures, et nous traversâmes, pendant ce temps, de vastes contrées d’un terrain tout à fait aride, ayant un caractère volcanique et fort peu de variétés de végétation ; cependant quelques espèces de lichen croissaient partout en très grande abondance. Le docteur Herschel proposa de sortir toutes nos lentilles afin de voir rapidement le panorama offert à nos yeux, et de chercher quelques-unes des grandes vallées connues par les astronomes. Cette méthode lui semblait la meilleure, afin de récompenser notre première nuit d’observation, par la découverte d’êtres animés. Nous enlevâmes nos lentilles, et la splendeur de nos réflecteurs inexprimablement beaux ne diminua nullement. Nous trouvâmes la théorie d’accord avec nos observations : le champ de vue comprenait environ 25 milles (8 lieues) de la surface lunaire, et nous y distinguions à la fois l’ensemble et les détails avec la même clarté que si nous eussions vu un objet terrestre à près d’une lieue.
Ce procédé d’observation nous offrit la plus belle vue de paysage que nous eussions obtenue jusque-là, et, quoique la rapidité de son passage fût un peu trop grande, nous en jouîmes avec délices. Plusieurs de ces vallées sont bornées par des collines majestueuses d’une forme conique si parfaite qu’on les prendrait plutôt pour des œuvres de l’art le plus raffiné que pour celles de la nature. Elles traversèrent le canevas sans que nous eussions le temps de poursuivre leur fuite, mais bientôt après nos yeux rencontrèrent une série de tableaux dont les traits étaient tellement nouveaux que le docteur Herschel ordonna de ralentir le mouvement, afin de les mieux voir. C’était une chaîne non interrompue de beaux obélisques ou très minces pyramides groupées irrégulièrement : chaque groupe était composé de trente ou quarante aiguilles, et ces aiguilles étaient parfaitement carrées et aussi bien encadrées que les plus beaux modèles de corniches en cristal. Toute cette masse avait une couleur lilas pâle très resplendissante. Je crus alors que nous étions sûrement tombés sur des productions d’art, mais le docteur Herschel remarqua avec perspicacité que si les Lunariens pouvaient bâtir des monuments semblables dans un espace de 10 ou 15 lieues, nous en aurions reconnu d’autres, avant ce moment-là, d’un caractère moins équivoque. Il décida que c’étaient des formations de quartz probablement de la couleur améthyste vineuse, et d’après toutes ces indications, et d’autres encore qu’il avait obtenues sur la puissante action des lois de cristallisation dans cette planète, il nous promit un champ riche d’études minéralogiques. L’introduction d’une lentille confirma pleinement sa conjecture ; c’étaient, en effet, de monstrueuses améthystes d’une couleur rouge pâle, brillant de la manière la plus intense, autant que les rayons du soleil. Elles variaient en hauteur depuis 60 jusqu’à 90 pieds, pour la plupart, quoique nous en vissions plusieurs d’une bien plus incroyable hauteur. Nous les remarquâmes dans une suite de vallées séparées par des lignes longitudinales de collines rondes, élevées et gracieusement ondulées ; mais ce qui nous frappa surtout, c’était l’invariable stérilité des vallées qui contenaient ces merveilleux cristaux et les pierres d’une teinte ferrugineuse, probablement des pyrites de fer, qui en couvraient le sol.
Ces curiosités étaient situées dans un district élevé environ d’un demi-mille (500 pas géométriques) au-dessus de la vallée du Mare fecunditatis de Mayor et Riccioli : ses bords se déroulèrent devant nous, mais jamais nom ne fut plus mal approprié ; car, d’un bout à l’autre, tout y était aride et désolé ; les plages de la mer étaient couvertes de pierres calcaires et de cailloux. À l’aide de nos plus forts grossissements, nous ne pûmes découvrir le moindre vestige de végétation. L’extrémité septentrionale dans toute sa largeur d’au moins cent lieues, ayant traversé notre plan, nous arrivâmes dans une région montagneuse et sauvage, couverte d’arbres plus grands et de forêts plus étendues que tout ce que nous avions vu jusque-là. L’espèce de ces arbres ne peut être décrite par aucune bonne analogie, cependant en général ils ressemblaient aux chênes de nos forêts ; le feuillage en était infiniment plus beau, car ils portaient de larges feuilles brillantes comme celles du laurier. Des tresses de fleurs jaunes, suspendues aux branches, et tombant presque sur le sol, se balançaient avec grâce dans toutes les clairières.
Quand ces montagnes eurent passé, nous vîmes une région qui nous remplit d’étonnement : c’était une vallée ovale, entourée de tous côtés, excepté à une petite ouverture vers le sud, par des collines aussi rouges que le plus pur vermillon et évidemment cristallisées ; car partout où l’on apercevait une crevasse (ces crevasses étaient assez fréquentes et d’une immense profondeur), les sections perpendiculaires présentaient des masses agglomérées de cristaux polygones égaux les uns aux autres et arrangés en estrades profondes. La couleur devenait de plus en plus foncée en approchant du fond des précipices : d’innombrables cascades jaillissaient du sein de ces rochers escarpés ; quelques-unes s’échappaient presque de leurs sommets et avec tant de force qu’elles formaient des arches de plusieurs aunes de diamètre. Jamais je ne retrouverai aussi vivant le souvenir de la jolie comparaison de lord Byron (La queue du blanc cheval, dans les Révélations). Au pied de ces collines était une zone de bois entourant toute la vallée : elle avait à peu près six ou sept lieues à sa plus grande largeur et dix en longueur ; une collection d’arbres de toutes les espèces imaginables était éparse sur toute cette riche surface.
En ce moment, le télescope satisfit notre palpitante espérance en nous présentant des preuves certaines d’existence… À l’ombre des bois, dans la partie sud-est, nous aperçûmes de nombreux troupeaux de quadrupèdes bruns ayant toute l’apparence du bison, mais plus petits qu’aucune espèce du genre bos de notre histoire naturelle ; la queue de cet animal était semblable à celle de notre bos grunniens, mais par sa corne demi-circulaire, par la bosse qui charge ses épaules, par la longueur de son fanon et de son poil hérissé, il ressemble beaucoup à l’espèce à laquelle je l’ai d’abord comparé. Il avait cependant un trait bien distinctif que nous reconnûmes ensuite appartenir à presque tous les quadrupèdes lunaires : c’était une bizarre visière en chair placée au-dessus des yeux, traversant le front dans toute sa largeur et aboutissant aux oreilles. Nous pûmes apercevoir très distinctement qu’une masse de crins flottait en avant, comme une sorte de voile qui avait à la partie supérieure la forme du bonnet connu par les dames sous le nom de bonnet à la Marie Stuart. L’animal levait et baissait ce voile au moyen de ses oreilles. Le docteur Herschel pensa avec justesse que c’était un bienfait de la providence pour protéger les yeux de l’animal contre la trop grande clarté ou les trop longues ténèbres auxquelles tous les habitants de notre côté de la Lune sont périodiquement exposés.
Le second animal que nous aperçûmes serait classé, en histoire naturelle , parmi les monstres. Il était d’une couleur bleuâtre (mine de plomb), et de la grosseur d’une chèvre dont il avait la tête et la barbe ; au milieu du front se trouvait une corne unique, légèrement inclinée au-dessous de la ligne horizontale. La femelle n’avait ni corne ni barbe, mais sa queue était beaucoup plus longue. Ils allaient en troupeaux et abondaient particulièrement dans les clairières en pentes des bois. Pour l’élégance et la symétrie des formes, cet animal rivalisait avec la gazelle, et, comme elle, il semblait être agile et enjoué ; on les voyait courir avec une vitesse extraordinaire et gambader sur le gazon avec toutes les folies d’un jeune agneau ou d’un petit chat ; cette belle créature nous donna le plus charmant spectacle. La mimique de ses mouvements sur notre canevas blanc vernissé était aussi fidèle et aussi animée que celle des animaux qu’on observe à quelques pas de soi sur le tympan d’une chambre obscure. Souvent, quand nous essayions de poser nos doigts sur leur barbe, ils s’évanouissaient à l’instant comme pour éviter notre terrestre impertinence, mais aussitôt reparaissaient d’autres animaux que nous ne pouvions empêcher de ronger l’herbe, malgré tout ce que nous pouvions dire ou faire.
En examinant le centre de cette délicieuse vallée, nous reconnûmes une grande rivière à plusieurs branches qui renfermaient des îles charmantes où vivaient des oiseaux aquatiques de nombreuses espèces. Celle d’une sorte de pélican gris était la plus nombreuse ; ils avaient le dessus de la tête blanc et noir, les jambes et le bec déraisonnablement longs. Nous examinâmes longtemps leurs mouvements alors qu’ils prenaient du poisson, dans l’espoir de découvrir un poisson lunaire, mais, quoique nous ne fussions pas favorisés à cet égard, nous pûmes facilement deviner pourquoi ils plongeaient leurs longs cous si profondément au-dessous de l’eau. Près de l’extrémité en amont de l’une de ces îles, nous eûmes l’apparition éphémère d’une étrange créature amphibie d’une forme sphérique : elle roula avec une grande vélocité à travers les cailloux du rivage, et fut se perdre dans le courant rapide qui s’échappait de cette pointe de l’Ile. Nous fûmes obligés d’abandonner cette vallée pleine de vie sans l’explorer. Des nuages s’amassaient évidemment dans l’atmosphère lunaire, car la nôtre était parfaitement pure : mais cette observation était elle-même une découverte intéressante ; jusqu’à présent, la plupart des astronomes ont mis en question ou nié l’existence d’une atmosphère humide autour de cette planète.
La lune était déjà basse à l’horizon, le docteur Herschel prévit que la réfrangibilité croissante des rayons empêcherait bientôt toute poursuite satisfaisante de nos travaux ; d’ailleurs, nos esprits commençaient à être vraiment fatigués de l’excitation causée par les hautes jouissances que nous venions d’éprouver. Nous convînmes de faire entrer nos aides au jeu des lentilles et de récompenser leur vigilante attention par des toasts de félicitations du meilleur vin des Indes orientales. Ce ne fut cependant pas sans regrets que nous abandonnâmes la splendide vallée des montagnes rouges ; nous l’appelâmes, en l’honneur des armes de notre royal patron, la vallée de l’Unicorne. On peut la trouver dans les cartes de Blunt (6), à peu près entre le Mare fecunditatis et le Mare nectaris.
Les nuits du 11 et du 12, étant sombres, furent peu favorables aux observations ; mais, dans celles du 13 et du 14, nous fîmes la découverte d’autres animaux. Elle doit être du plus grand intérêt pour tout être humain. (Nous transmettons la description telle qu’elle nous est donnée par notre savant correspondant).
« Les étonnantes découvertes que nous fîmes durant notre première nuit d’observation, et les brillantes promesses qu’elles nous donnèrent pour l’avenir, nous rendaient chaque heure de clair de lune trop précieuse pour nous consoler de la privation occasionnée par ces deux nuits brumeuses ; aussi ne les supportions-nous pas avec une patience philosophique ; cependant, notre attention était entièrement occupée à surveiller l’érection d’un soutient additionnel à la lentille de 24 pieds. Un grand vent élevé dans la matinée du 11 l’avait fait vaciller. La nuit du 13 janvier était extrêmement pure ; la Lune faisait son ascension avec splendeur dans le firmament ; les étoiles se groupaient autour d’elle et la faisaient paraître la reine sans rivale de l’hémisphère.
La nuit du 13 étant l’avant-dernière de ce mois durant laquelle nous pouvions avoir une occasion d’observer la partie ouest, à cause de la libration longitudinale qui allait avoir lieu ; le docteur Herschel nous informa qu’il dirigerait nos recherches dans les divisions n° 2, 11, 26, et 20 des cartes de Blunt, qui sont connues dans les catalogues modernes, sous les noms Endimion, Cléomède, Longrenus, Pétavius. Il proposa de consacrer toute cette belle nuit à l’inspection attentive de ces quatre parties, des régions intermédiaires, et des bords extrêmes à l’occident. Embrassant alors un espace de 25 milles de surface lunaire dans le champ de vue et le réduisant à un mouvement lent, nous trouvâmes bientôt le premier objet de nos recherches ; il avait une forme bizarre : c’était un district de hautes montagnes, dont la chaîne la plus élevée formait trois ovales resserrés ; deux de ces ovales sont rapprochés l’un de l’autre par leurs bouts très aigus, et unis par un massif de collines très longues et très hautes ; ils présentent une figure semblable à celle d’un long écheveau de fil dont le nœud aurait été précipitamment détaché. Le troisième ovale ressemble aussi à un écheveau, et repose comme si la main de la nature l’eût nonchalamment laissé tomber. Il est lié avec l’autre, mais ce qu’on pourrait imaginairement supposer être le second nœud de ce second écheveau est coupé et repose en fils épars ; ce sont de plus petites collines qui sont répandues sur une grande étendue de terrain uni. Le plan de ces montagnes est si remarquable, qu’on en a pris l’esquisse : dans la carte de Blunt, qui est la meilleure, sa description s’accorde exactement avec la mienne. À une très petite distance du nœud coupé des collines dont nous venons de parler, se trouve une montagne de forme ovale qui ferme une vallée immense, et qui a sur son sommet occidental un volcan en état de terrible éruption ; au Nord de ce volcan et à travers la partie rompue (celle que M. Holms appelle la montagne vagabonde) se trouvent trois autres monts de forme oblongue détachés les uns des autres. Le plus élevé, le dernier est marqué F dans le catalogue, et fantastiquement nommé le Mare mortuum, ou plus communément le Lac de la Mort. Poussés par la curiosité à deviner la cause de ce sombre titre plutôt que par aucun motif philosophique, nous appliquâmes notre verre hydro-oxygéné à l’image de la grande lentille, et les 25 milles que nous pouvions embrasser comprenaient la totalité de cette grande montagne. Les deux chaînes de collines coniques s’élèvent à environ 5 milles l’une de l’autre ; mais quoique cette étendue d’observations eût jusqu’alors présenté les objets comme s’ils eussent été vus à une distance de 2 milles et 1/2, nous fûmes à cette occasion incapables d’observer ces collines avec quelques exactitude. Il ne paraissait y avoir autour d’elles aucun brouillard, ni aucune fumée semblable à celle que nous avions remarquée au sommet du volcan placé au sud-ouest ; cependant, elles étaient peu distinctes sur le canevas. En introduisant dans la lentille un peu plus de lumière gazeuse, le mystère fut immédiatement pénétré. C’étaient de vieux cratères de volcans éteints, d’où s’exhalait une chaude quoique transparente exhalaison qui les faisait paraître dans une sorte d’oscillation très peu favorable à l’observation. Les cratères de ces deux collines, autant que nous le pûmes juger malgré les empêchements qui s’élevaient, avaient environ 15 brasses (de 15 décimètres) de profondeur, ils étaient dépourvus de toute apparence de feu, et leur couleur générale était d’un blanc jaunâtre. Le diamètre de chacun de ces cratères était d’environ 450 pieds, et la largeur des bords qui les entouraient était d’environ 1000 pieds ; cependant, malgré leur peu d’ouverture, ces deux cheminées des abîmes souterrains avaient évidemment rempli toute la vallée de lave et des cendres dont elle était encore encombrée : on pouvait même supposer qu’elles avaient ajouté à la hauteur, sinon causé l’existence, des deux chaînes de montagnes ovales qui l’entourent. Ces montagnes mesurées plus tard, d’après le niveau des grands lacs qui sont dans le voisinages, ont à peu près 2800 pieds de hauteur.
Le docteur Herschel conjectura que ces volcans éteints devaient avoir été en pleine activité, il y avait au moins un million d’années ; le lieutenant Drummond émit l’idée que toute l’étendue de cette vallée ovale n’était autre chose que l’ancien cratère d’un vaste volcan. En expirant, il avait laissé ces deux faibles témoignages de son pouvoir passé. Je crois que le docteur Herschel lui-même admit cette opinion, confirmée, du reste, par la géologie universelle de la planète : il y a à peine cent milles de sa surface, sans même en excepter ses vastes mers et ses lacs, où l’on ne trouve des chaînes de montagnes : la plupart d’entre elles embrassent de nombreuses collines dont les volcans sont en pleine action. L’aspect de ces collines, peu élevées en proportion de tout ce qui les entoure, fait penser que chacune de ces formations n’est que le reste d’une vaste montagne, laquelle s’est consumée elle-même, et n’a laissé que de sauvages vestiges de son ancienne grandeur. La preuve de cette assertion nous fut donnée par l’existence d’un terrible volcan, maintenant dans toute son activité. Je rendrai compte de cela plus tard. Ce qui fit donner le nom de Lac de la Mort aux montagnes annulaires que je viens de décrire, c’est, je suppose, l’aspect sombre de la vallée qu’elles renferment, et qui, aperçue à une plus grande distance que celle où nous observions, a l’apparence des eaux de cette planète. La contrée environnante est fertile à l’excès. Entre ce cercle et le n° 2 (Endimion) que nous nous étions proposé d’examiner le premier, nous ne comptâmes pas moins de douze superbes forêts divisées parmi les plaines. Elles se balançaient dans un océan de verdure formé par d’immenses prairies semblables à celles de l’Amérique du Nord. Dans trois d’entre elles, nous découvrîmes de nombreux quadrupèdes pareils à nos amis les bisons de la vallée de l’Unicorne, mais d’une plus grande espèce. Au milieu de ce vaste panorama, il n’y avait pas un arbre qui n’éblouît nos yeux, tant ils étaient chargés d’oiseaux aux ailes rouges et blanches.
Nous en vînmes à examiner Endimion : nous trouvâmes que chacune de ses divisions était volcanique et stérile, mais au-delà s’étendaient les régions les plus riches et les plus productives qu’il soit possible à l’imagination de créer. Parmi elles, le docteur Herschel n’a pas moins compté que 38 espèces d’arbres, et presque le double de ce nombre de plantes ; ces végétaux différent entièrement de tous ceux qui avaient été découverts à une latitude plus voisine de l’équateur. Il distingua 9 espèces de mammifères, et 5 d’ovipares. Parmi les mammifères se trouvaient des animaux semblables au daim, à l’élan, au cerf d’Amérique ; un ours à corne et un castor bipède. Ce dernier ressemble au castor terrestre, avec la différence qu’il n’a pas de queue, et que son habitude invariable est de marcher sur deux pattes ; il porte ses petits dans ses bras comme un être humain ; il marche rapidement, mais comme en glissant ; sa hutte est plus élevée que celles de beaucoup de tribus sauvages, et, en voyant la fumée qui sortait de presque toutes les cabanes, il n’y avait pas à douter qu’ils ne connussent l’usage du feu. Leur tête et leur corps diffèrent peu de ceux des castors de notre planète. Cette espèce n’a été trouvée que sur les bords des lacs et des rivières, dans les eaux desquels on les a vus se plonger pendant l’espace de plusieurs secondes.
Cléomède est à 30 degrés plus au sud : c’est une immense montagne annulaire renfermant trois cratères qui sont éteints depuis si longtemps que toute la vallée environnante, d’une étendue de 9 milles, est couverte de forêts dont les arbres s’élèvent jusqu’au sommet du coteau. Pas une toise de terre n’est vue à nu, excepté le couronnement des cratères ; pas une créature vivante ne paraît habiter ces lieux, excepté un grand oiseau blanc semblable à la cigogne.
À l’extrémité sud de cette vallée est une voûte ou caverne naturelle, de 200 pieds d’élévation, et de 100 pieds de largeur ; un torrent s’en échappe et se précipite par-dessus de grands rocs grisâtres, de 80 pieds de hauteur. Alors, il se divise en une foule de branches et arrose une campagne magnifique de plusieurs milles. Un lac très large est à 20 milles de cette cataracte ; il occupe les 7000000 et 1/2 de milles que comprend ce côté éclairé de la Lune : ce lac est comme une mer intérieure ; sa largeur, de l’est à l’ouest, est de 189 milles, et, du nord au sud, de 266 ; sa forme, vers le nord, a beaucoup de rapport avec celle de la baie de Bengale ; il est parsemé de petites îles dont la plupart sont volcaniques : deux d’entre elles, du côté de l’est, sont en ce moment en pleine éruption, mais notre verre le plus fort était encore trop faible pour les examiner convenablement, à cause des nuages de fumée et de cendres qui obscurcissaient notre champ de vue. Dans la baie, du côté de l’ouest, s’allonge une île de 55 milles, en forme de croissant. Dans toute son étendue, elle est resplendissante d’admirables beautés naturelles, tant du règne végétal que du règne minéral. Les collines de cette île étaient couronnées par d’immenses quartz, d’une couleur jaune foncé si brillante que nous crûmes d’abord que c’étaient des pyramides de feu. On les voyait s’élancer dans les airs du sommet de ces hauteurs, dont les flancs semblaient couverts d’un manteau de velours. Tout était enchanté dans les petites vallées de cette île sinueuse : des aiguilles en spirale dépassaient de temps en temps les arbres d’une forêt verdoyante de même que les clochers des églises du val West-Moreland dominent les bouquets de bois qui les entourent. Ce fut là que nous aperçûmes, pour la première fois, le palmier à barre qui ne diffère de celui de nos latitudes tropiques que par une très grosse fleur violette qui remplace le spadix. Nous ne remarquâmes de fruits sur aucun de ces arbres, et nous pensâmes que la cause en était aux extrêmes de la climature lunaire. Sur une plante assez semblable à celle du melon, nous vîmes cependant du fruit en grande abondance ; il nous parut à l’état de maturité. La teinte générale de ces bois est vert foncé, quoiqu’on pût y remarquer un mélange de toutes les teintes de nos forêts aux diverses saisons. Les couleurs de l’automne se mariaient à celles du printemps, et, tout auprès, les riantes draperies de l’été entouraient des arbres sans feuilles qu’on eût dit victimes de l’hiver. En ces lieux, toutes les saisons semblaient se donner la main et se former en un cercle d’une perpétuelle harmonie. Quant aux animaux, nous ne vîmes qu’un élégant quadrupède dépouillé de poil, haut environ de trois pieds, presque semblable à un petit zèbre ; sa race vivait en petits troupeaux sur les gazons verts des collines ; nous remarquâmes cependant deux ou trois espèces d’oiseaux à longues queues, que nous prîmes pour des faisans, les uns bleus, les autres dorés, et sur les bords de l’île nous reconnûmes une multitude de poissons à coquille univalve. Parmi eux étaient quelques coquillages aplatis et de grande dimension ; mes trois associés les reconnurent pour des cornu amonœ. J’avoue que je fus obligé alors de convenir que ce n’étaient point les cailloux que nous avions vus sur les bords du Mare nubium. Les rochers escarpés de la plage étaient profondément minés par les vagues ; ils étaient caverneux , et des stalactites d’un cristal jaune, plus gros que la cuisse d’un homme, pendaient de tous côtés. Il n’y avait pas un pied de terrain dans cette île qui ne parût cristallisé ; des masses énormes de cristal étaient jetées çà et là sur les bords que nous explorions ; d’autres brillaient à travers toutes les anfractuosités du terrain. L’aspect de tous ces cristaux était si extraordinaire que ce lieu paraissait une fiction de contes orientaux plutôt que la réalité d’une nature lointaine réduite par le pouvoir de la science à une démonstration oculaire. La dissemblance frappante de cette île d’avec toutes celles que nous avions trouvées dans ces eaux, et son extrême voisinage des terres principales nous portèrent à supposer qu’un temps elle en avait dépendu. Pour confirmer cette opinion, on pouvait observer que sa baie principale embrassait le corps avancé d’une chaîne de plus petites îles qui aboutissaient à la terre ferme. Ce roc était de quartz pur et avait trois milles de circonférence. Il s’élevait comme une tour nue et majestueuse des profondeurs bleues, et n’offrait ni bords ni abris. Il brillait au soleil presque autant que du saphir, et les plus petites îles brillaient de même autour de lui. Il semblait être leur roi. Cette dernière théorie géologique fut confirmée lorsque nous vîmes tous les bords de la terre principale crénelés de pyramides et parés de ces rares joyaux de la nature, et qu’étendant le champ de vue de manière à observer les confins encore éclairés de la Planète, nous pûmes apercevoir ces obélisques étincelants : ils étaient comme des bataillons jetés en foule au travers de ces régions de plusieurs centaines de milles. Il nous fut impossible de conjecturer où cette magnifique terre et toutes ses merveilles se terminaient, car le mouvement de rotation de la planète emporta le sommet de la montagne loin de nos regards, et nous restâmes fort éloignés des confins orientaux.
Cette disparition nous obligea à ne pas perdre de temps, afin de rencontrer le second point de nos recherches : Langrenus, n° 26, qui touche presque à la libration longitudinale. Le docteur Herschel avait, sur cette partie de la Lune, quelque opinion singulière dont il ne nous laissa pas apprécier la force. Après un court délai que nous employâmes à avancer l’observatoire, au moyen des leviers, et à régler les lentilles, nous découvrîmes le lieu que nous voulions observer : c’était un lac très étroit, et long environ de 70 milles (23 lieues 1/3) ; ses eaux étaient sombres : au nord, à l’est et à l’ouest, il était terminé par des montagnes rouges du même caractère que celles qui entourent la vallée de l’Unicorne dont il n’est séparé que par 160 milles (53 lieues et 1/3). Ce lac et la vallée qui l’entoure sont ouverts, au sud, sur une plaine qui n’a pas plus de 2 milles d’étendue (2 lieues et 1/3), et qui se prolonge jusqu’à un admirable amphithéâtre des plus hautes collines lunaires. Celles-ci l’embrassent dans un demi-cercle d’un développement de 6 milles. Ces collines sont rompues depuis le sommet jusqu’à la base, aussi perpendiculairement que les murs extérieurs du Colisée de Rome : un peu au-delà, elles se déploient à l’œil étonné jusqu’à une hauteur de 2000 pieds, et présentent alors un plateau uni et non interrompu.
On ne peut comprendre comment la nature a pu disposer ainsi ces masses énormes. La plaine, qui s’allonge jusqu’aux bords du lac, présente une pente douce, sans aucune proéminence, si ce n’est qu’on y remarque une sorte d’enflure de terrain couverte de bois éparpillés çà et là avec une capricieuse sauvagerie. L’effroyable hauteur de ces montagnes perpendiculaires, d’une teinte cramoisie brillante, contrastait avec la frange de forêts qui couronnait leur front, et avec la verdure dont la plaine formait un tapis à leur pied. Elles couvrirent notre canevas du paysage le plus grand, le plus admirable que nous eussions vu encore. Notre perspective de 25 milles comprenait ces remarquables montagnes, une partie du lac et les derniers sommets des collines qui entourent le lac presque entièrement.
Nous désirions avec une ardeur inexprimable que le monde entier pût voir une scène si étrangement grande ; nos cœurs battaient avec violence à l’espoir de la montrer un jour à nos compatriotes. Quelle que fût notre extase, nous dûmes pourtant détruire l’ensemble du tableau, afin d’en grossir les parties pour inspection scientifique. Notre plan fut immédiatement couvert de la façade de rubis du majestueux amphithéâtre, de ses figures gigantesques, de ses cascades et de ses cavernes crevassées. En mesurant, sur notre canevas, presque tous ces accidents, nous vîmes fréquemment de longs filets d’un métal jaune pendant aux crevasses, et formant comme des ouvrages de dentelle ou de longues branches. Nous pensâmes que c’était de l’or vierge, et aucun de nous n’eût pu prouver le contraire. En cherchant la plaine dans laquelle nous avions remarqué ces bois aussi fantastiquement éparpillés que les nuages dans le ciel, nous eûmes encore le plaisir de nouveaux animaux. Les premiers que nous aperçûmes étaient une espèce de quadrupèdes ayant un cou étonnamment long ; leur tête était semblable à celle du mouton, mais surmontée de deux belles cornes d’ivoire blanc, poli, en forme de hautes spirales et placée parallèlement. Le corps de cet animal avait la forme de celui du chevreuil ; cependant, ses jambes de devant étaient disproportionnellement longues ; sa queue, très touffue et d’un blanc de neige, se retournait en arrondissant sur sa croupe, et retombait ensuite de 2 ou 3 pieds sur le côté. Son poil était bai-clair et blanc, parsemé de taches très distinctement séparées, sans forme régulière. Nous ne les vîmes qu’accouplés par paires dans les intervalles des bois, et nous n’eûmes pas occasion de remarquer leur vivacité ni leurs habitudes. Au bout de quelques minutes apparurent trois autres animaux dont l’espèce était tellement familière que nous partîmes tous en chœur d’un grand éclat de rire, à la rencontre de si intimes connaissances dans des régions aussi lointaines : ce n’étaient ni plus ni moins que trois bons gros moutons qui eussent fait honneur à la plus belle bergerie. Malgré nos minutieuses observations, nous ne pûmes leur trouver aucune marque distinctive d’avec ceux de nos troupeaux ; ils n’avaient pas la visière dont j’ai parlé comme étant commune à tous les quadrupèdes lunaires ; après quelques instants, ils se montrèrent en très grand nombre, et comme nous réduisîmes les lentilles, nous pûmes les voir assemblés en troupeaux dans presque toute la vallée. Je n’ai pas besoin de dire avec quelle anxiété nous espérions leur découvrir un berger !… Un homme, même avec un tablier bleu et les manches retroussées, eût été le bienvenu auprès de nous, sinon auprès des moutons… Mais ils paissaient en paix, maîtres de leurs pâturages, sans protecteurs ni destructeurs à forme humaine.
Nous approchâmes enfin de ce côté de la plaine qui s’ouvre vers le lac ; en cet endroit, la vallée s’étrécit jusqu’à n’avoir pas plus d’un mille de largeur ; elle déploie des deux côtés des sites si pittoresques et si romantiques, que la prose la plus habile ne saurait en faire une description exacte, et que l’imagination portée sur les ailes de la poésie pourrait à peine trouver des allégories assez brillantes pour les peindre. Dans ce divin paysage, de sombres cavernes d’hippopotames s’élèvent sur le haut d’immenses précipices comme des remparts dans le ciel, et des forêts paraissent suspendues dans les airs. Vers l’orient était un rocher escarpé s’élançant jusque dans les nues et couronné d’une crête d’arbres qui retombaient mollement en plongeant, et formaient comme une ruine d’arc antique. La couleur cramoisie de ces arbres produisait l’effet le plus étrange. On est si peu accoutumé à voir unies tant de grandeur et tant de beauté !… Tandis que nous nous perdions en admiration devant ce tableau de quelque cent pas d’étendue, nous fûmes soudainement saisis d’étonnement à la vue de quatre troupeaux successifs de grands êtres ailés, tout à fait dissemblables de tous les oiseaux connus. Ils descendirent en planant d’un mouvement lent et égal, des hauts rochers jusque dans la plaine. Le docteur Herschel les vit le premier et s’écria avec joie : « Messieurs, voilà mes théories justifiées ; j’étais bien sûr que si nous découvrions des êtres avec une forme humaine, ce serait à cette longitude, et qu’ils auraient reçu de leur créateur quelque pouvoir extraordinaire de locomotion. Donnez-moi le n° D 2ème. » Cette lentille nous permit de voir à moins d’un demi-mille de distance, et nous comptâmes trois groupes de ces êtres, de neuf, douze et même quinze individus chacun. Ils prirent leur direction vers un petit bois placé à la base des précipices situés à l’est. Il n’est pas douteux qu’ils ne fussent semblables à des êtres humains, car leurs ailes disparurent en ce moment, et leur attitude en marchant était à la fois majestueuse et hardie. Après les avoir observés quelques minutes à cette distance, nous introduisîmes la lentille Hz, qui les rapprocha à 80 mètres. Jusqu’à la fin de mars, nous ne pûmes obtenir un plus fort grossissement, mais à cette époque nous effectuâmes une très grande amélioration dans les tubes à brûler le gaz (gaz-burners). La moitié de ces êtres avaient dépassé notre canevas, mais nous eûmes une vue bien fidèle de tous les autres. Ils avaient taille moyenne, quatre pieds de haut ; ils étaient couverts, excepté à la face, de longs poils touffus comme des cheveux, mais brillants et couleur de cuivre ; ils avaient des ailes composées d’une membrane très mince qui pendaient derrière leur dos très confortablement, depuis le haut des épaules jusqu’au mollet. Leurs figures, d’une couleur de chair jaunâtre, était un peu mieux conformée que celle de l’orang-outang. Ils avaient une expression plus ouverte, plus intelligente, et leurs fronts étaient beaucoup plus larges. Cependant, la bouche était très proéminente, quoiqu’elle fût un peu cachée par une épaisse barbe à la mâchoire inférieure et par des lèvres beaucoup plus humaines que celles de toutes les espèces de la famille des singes. En général, la symétrie de leurs corps était infiniment supérieure à celles des membres de l’orang-outang. Le lieutenant Drummond disait que, sans leurs ailes, ils paraîtraient aussi bien sur un terrain de parade que la plupart de nos anciens conscrits. Les cheveux étaient d’une couleur plus foncée que le poil du corps ; ils étaient très frisés, mais moins laineux, du moins autant que nous pûmes juger ; ils étaient arrangés sur les tempes en deux demi-cercles très singuliers. Nous ne pûmes voir les pieds de ces êtres que lorsqu’ils les levaient en marchant ; cependant, nous remarquâmes qu’ils étaient minces au bout et très protubérants au talon.
À mesure que leurs groupes passèrent sur le canevas, il était évident qu’ils étaient engagés dans une conversation. Leurs gestes, particulièrement les actions variées de leurs mains et de leurs bras, paraissaient passionnés et emphatiques. Nous conclûmes de là que c’étaient des êtres intelligents, quoique peut-être pas d’un ordre aussi élevé que d’autres que nous découvrîmes le mois suivant sur le bord de la baie des arcs-en-ciel, et qui étaient capables de produire des œuvres d’art.
La seconde fois que nous le vîmes, nous pûmes les observer bien mieux encore : c’était sur les bords d’un petit lac ou grande rivière que nous aperçûmes coulant vers la vallée du grand lac et ayant sur ses rives orientales un joli petit bois. Quelques-uns de ces êtres avaient traversé d’un bord à l’autre, et y étaient étendus comme des aigles. Nous pûmes alors remarquer que leurs ailes avaient une énorme étendue et étaient semblables pour leur structure à celles de la chauve-souris ; elles étaient formées d’une membrane demi-transparente qui pouvait se déployer en divisions courbes par le moyen de rayons droits liés au dos par dés téguments dorsaux. Ce qui nous étonna le plus, ce fut de voir que cette membrane continuait depuis les épaules jusqu’aux jambes, liée au corps, et diminuant graduellement de largeur. Ces ailes semblaient entièrement soumises à la volonté de ces êtres, car nous les vîmes se baigner, et les étendre aussitôt dans toute leur dimension, les secouer en sortant de l’eau comme font les canards et les refermer aussitôt en une forme compacte. Les autres observations que nous fîmes sur les habitudes de ces créatures, qui étaient des deux sexes, nous conduisirent à des résultats si remarquables que je préfère les voir livrer au public dans l’ouvrage du docteur Herschel, où je sais positivement qu’ils sont détaillés avec une consciencieuse vérité, quelle que soit l’incrédulité avec laquelle on les lira.
Au bout de quelques instants, les trois familles étendirent leurs ailes, presque simultanément, et se perdirent dans les sombres confins du canevas, avant que nous pussions revenir de notre étonnement. Nous appelâmes scientifiquement ces êtres hommes chauve-souris (vespertilio-homo). Ce sont sûrement des êtres innocents et heureux, quoique quelques-uns de leurs amusements fussent de nature à être mal jugés d’après les lois du décorum terrestre. Nous nommâmes la vallée où ils vivent le Colisée de rubis, à cause des magnifiques montagnes qui l’entourent. La nuit étant très avancée, nous remîmes l’examen de Pétavius (n° 20) à une autre occasion. »
Nous devons prévenir le lecteur que nous avons fidèlement observé les injonctions du docteur Grant, d’omettre quelques passages de sa correspondance, quoique nous ne puissions parfaitement apprécier la force des raisons qui le font agir ainsi. Il est vrai que les paragraphes omis contiennent des faits qui sembleraient complètement incroyables à des lecteurs qui n’examinent pas attentivement les principes et la capacité de l’instrument avec lequel ces merveilleuses découvertes ont été faites. Au surplus, une grande partie de ceux qu’il nous a permis de publier produiront peut-être le même effet. Pour ces motifs, nous avons donné une description explicite du télescope : elle est d’une grande importance préliminaire. Les passages que nous venons de transmettre, et ceux qui ne peuvent l’être encore seront publiés par le docteur Herschel, et ont été certifiés par les autorités civiles et militaires de la colonie, et par plusieurs membres du haut clergé. Dans le mois de mars dernier, il leur fut permis, sous la condition expresse d’un secret temporaire, de visiter l’observatoire, et ils furent les témoins oculaires de toutes les merveilles dont on les a priés de vouloir bien attester la vérité. Nous sommes assurés que le volume qui paraîtra bientôt, publié par le docteur Herschel, sera à la fois le plus sublime pour la science et le plus intense en intérêt général qui soit jamais sorti des presses du monde.
La nuit du 14 nous montra la Lune dans sa moyenne libration, ou pleine, mais l’état humide de l’atmosphère fut, durant quelques heures, moins favorable à l’observation des parties qu’à l’inspection générale de sa surface. Nous employâmes particulièrement cette nuit à cette dernière occupation, mais peu après minuit, le dernier voile d’humidité s’étant dissipé, et le ciel étant devenu aussi lucide qu’il l’avait été les premières nuits, notre attention fut fixée par les remarquables contours du lieu marqué Gycho (n° 18) dans la carte lunaire de Blunt, et nous amassâmes encore, pour la science humaine, des trésors que les anges pourraient bien désirer obtenir.
FIN
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(1) Séance de l’Institut, du 2 novembre 1835. Voyez le Messager du 12 novembre dernier.
(2) L’Américain de New-York, 3 septembre 1835.
(3) Le pied anglais équivaut à 3,047 décimètres.
(4) Ce réflecteur d’argent sort de l’atelier de M. Désange, joaillier de son ex-majesté Charles X, rue haute (high street).
(5) Première expérience démontrant la faillibilité des savants de toutes les académies de l’univers. (N du T.)
(6) Voir la carte de Blunt, dans le Magasin Pittoresque, première année.