Le Périple
DE LA LITTÉRATURE ET DE L’ART
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L’Art de mourir.
Nous ne voulons point parler de l’Ars Moriendi (Tractatus succinctus ac valde utilis de arte et scienta perfecte vivendi beneque moriendi, variis historiis ac orationibus illustratus), que Pierre Maréchal imprimait à Lyon au XVe siècle, et qu’il ne faut pas confondre avec l’Ars memorandi per figuras Evangelistarum, quoique la mort ne soit pour certains, et pour la plupart des religions, que l’art de se souvenir et la table des matières de la vie.
Il s’agit d’un plus beau livre, l’Imitation de la mort, de Rachilde, qui vient à point pour ceux que l’Imitation de Jésus-Christ ne paraît plus qu’un tome d’une bibliothèque bleue par trop céleste.
La mode est aux acrobates qui « imitent la mort » : cercle de la mort et autres courbes fermées dont se joue la locomotion moderne et que Dante, le pauvre ! n’a parcourues – sept fois, il est vrai – qu’à pied. Mais ces acrobates ne font guère mieux : ils tournent autour : la mort, pourtant, n’est pas un pot.
Il viendra un temps universel, qui existe déjà de toute éternité pour plusieurs, où il sera normal de se couper un doigt, ou le sexe, ou la tête, et cela repoussera parfaitement bien. Tous les animaux que l’être humain traite, pour ce pouvoir qu’ils ont, d’inférieurs, le font.
L’antiseptie est une bonne plaisanterie et un joujou de consolation des malsains, et la pourriture, cette forme de l’amour, n’est que la mère de la très pure vermine renaissante.
Aucun bourgeois n’a pensé que, propriétaire du sol, de par la loi, usque ad cælum, il avait le droit d’établir, aussi bien que le tout-à-l’égout, le TOUT-AU-CIEL.
Le mot génie a été assez galvaudé pour qu’il soit du moins courtois de ne le point sortir, précisément quand il s’impose. Aucun des maîtres du fantastique scientifique n’aurait imaginé ce lavage de la vaisselle au fond de l’azur-dépotoir : « Un tourbillon de jeunes filles nues qui, debout et empressées, s’agitaient autour du jet des assiettes sales, comme des abeilles autour des fleurs. Plus loin, elles se renvoyaient l’une à l’autre les assiettes propres pour les empiler dans les classeurs et les numéroteurs, ayant l’aspect de jeunes déesses jouant aux disques. »
Et l’un d’elles dit, cambrant les reins : « N’est-ce pas, mon petit, que les femmes en bas sont des cruches incapables d’allumer du feu et de laver la vaisselle ? Il faut venir au ciel, vois-tu, pour savoir faire l’amour. »
Nous ne décrirons point le « caoutchouc humanisé » devenu peu à peu vivant, ni le dernier ennemi de l’ordre futur, dans le pire cul-de-basse-fosse du ciel, un ulcère lumineux au milieu de son crâne, proférant la formule abolie : Ite, missa est.
C’est bien cette mort-là, son Imitation, mort véritable, telle que les savants commencent à l’entrevoir : celle qui est la même que la vie, celle qui est aussi nécessaire au bruit de la vie que le silence entre les battements du balancier.
On l’entend, une fois, ce silence, quand le cœur du moulin s’arrête ; puis un gazouillis d’amour jeune reprend… parce qu’il y eu un cadavre.
Ainsi encore, la fille du louvetier, partie dans la nuit vers un loup, mort crucifié, voit face à face le vrai loup, l’amant ravisseur, et c’est pourquoi elle ne revient pas.
Mais il y a surtout la morte qui revient, et celle de qui le récit de voyage posthume est mieux qu’une imitation de la mort : la jeune femme morte en couches, rappelée par le cri désespéré de l’amant, réveillée dans les plis de ses rideaux : « Je bouillonnais là-dedans comme un oiseau dont les pattes sont cassées et qui conserve la liberté de ses ailes. »
Elle vit toujours, elle peut savoir qu’elle demeure chez l’aimé, en lui, qu’elle habite « sa prison de chair. »
La morte est un trésor plus portatif…
En même temps, elle tâtonne dans ces prodigieuses « ténèbres claires » de l’éternité, « probablement derrière l’heure. » Ce paysage est effroyable.
Dans le temps humain, seul est resté le petit enfant mâle, qui n’est pas né : « Il a des oreilles à peine ourlées, comme en porcelaine, il a tout d’un petit Jésus de cire voilé d’un crête rose, et il serre ses petits poings sur sa face. Il est terrifié par la laideur intérieure de sa mère ! » Or, dans l’éternité, l’âme en peine, enfin, « a vu l’heure !… à une montre qui n’a qu’une aiguille sur minuit ! »
Ne serait-ce pas, cette aiguille, la Force vivante qui s’érige, à jamais joyeuse, et qui empêche que la mort ne remeure ?
Il n’y avait qu’un esprit inextinguiblement vivant qui pût écrire sur ce qu’on croit le vide.
On se fera assez bien une idée du livre en perçant un doigt jusqu’à l’os avec une pointe barbelée trempée dans du sang putréfié, en fendant le doigt ensuite, tout à loisir – trois heures suffisent – avec un rasoir, tout en dégustant quelque poison, en rafraîchissant la plaie dans un grouillis de vermine, et enfin en vaquant, après, tranquillement, à ses affaires.
Cette vitalité normale n’appartient pas à tous.
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(Alfred Jarry, in La Plume, 1903)
RECHERCHES EXPÉRIMENTALES
de MM. BOUVARD ET PÉCUCHET
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« Il est très difficile de faire la vivisection, même psychologique, sur un vivant. »
(ALFRED BINET, Portrait psychologique de M. Paul Hervieu)
On dit couramment que l’enfance est l’âge de l’imagination ; c’est là une de ces propositions banales que chacun adopte et répète machinalement, sans trop de souci de la vérité ou de l’erreur qu’elle renferme. La nouvelle psychologie expérimentale ou, comme on dit aujourd’hui, la néopsychologie, ne se satisfait pas à si bon marché ; il lui faut des preuves, et des preuves de fait. Nous avons donc entrepris de vérifier scientifiquement cette assertion et de rechercher avec précision si réellement l’enfant est un être imaginatif : c’est l’exposé de ces patientes investigations que nous soumettons au lecteur dans les pages qui vont suivre.
En psychologie, selon la remarque excellente de notre maître M. Binet, il est nécessaire de donner à une question sa forme expérimentale, avant d’aborder l’expérimentation. Il ne suffit pas d’avoir fait choix d’un titre d’étude pour se mettre au travail. On ne tient son programme que lorsqu’on sait exactement ce qu’on cherche, lorsqu’on peut formuler en termes précis la question qu’on veut, par l’expérimentation, poser à la nature, lorsque enfin on a trouvé le méthode, le procédé, la technique qui sont capables de nous donner, avec un minimum d’erreurs, la solution cherchée. Rien de tout cela n’est jugé facile par ceux qui ont l’habitude de la recherche, et l’on peut même dire que cette partie purement préparatoire de mise au point présente souvent, en tant qu’efforts à dépenser et difficultés à vaincre, la moitié du travail total.
Il s’agissait donc d’abord de trouver un test aussi simple que possible, et, après de longues réflexions, nous nous sommes arrêtés au dispositif suivant. Je prends une grosse lampe à pétrole, du type dit Duplex, essentiellement composée d’un réservoir hémisphérique de verre, monté sur pied de cuivre, que je transforme en instrument de laboratoire, par la substitution, à la mèche commune et vulgaire d’une autre plus précise, graduée en centimètres ; l’idée est simple, l’avantage certain et la modification peu compliquée : encore fallait-il y songer. L’allumage est aisé, un mécanisme ingénieux permettant de soulever le verre et sa monture sans avoir besoin d’ôter celui-ci, et d’autre part, l’extinction peut se faire automatiquement, par simple abaissement d’un levier. Le modèle est facile à se procurer dans le commerce ; il existe (je crois) chez tous les quincailliers. Donc, j’allume la lampe. Naturellement, le verre chauffe, et si j’en approche le doigt d’un enfant, il le retire vivement. La lampe éteinte, je recommence l’expérience, en priant le sujet de me décrire son impression. Il n’est pas malaisé de se rendre compte, s’il persiste à éprouver une sensation de brûlure, qu’il est influencé par l’imagination, plus qu’il n’observe froidement la réalité.
Le lecteur voit de lui-même que si l’opération a été menée sur des enfants de tout âge, il sera possible non seulement de vérifier l’assertion empirique dont nous avons à nous occuper, mais encore d’aller beaucoup plus loin, et notamment d’établir jusqu’à quel moment précis il y a prédominance des images sur les perceptions, à quel moment l’équilibre s’établit, à quel moment enfin l’avantage passe aux perceptions. Supposons de plus que les enfants soumis à l’enquête soient aussi nombreux que possible, nous aurons en main des moyennes très exactes, et si les recherches sont conduites parallèlement en France, en Amérique, en Angleterre, en Allemagne, etc., en chaque saison, nous pourrons en outre déterminer avec une rigueur suffisante l’influence du climat, de la race, du lieu, de l’époque, etc., sur le phénomène dont il s’agit. À mon instigation, l’on s’est mis à l’œuvre un peu partout. Bien entendu, jusqu’à ce que l’enquête soit terminée, on n’aura que des résultats partiels, fragmentaires, provisoires. Si nous publions aujourd’hui les nôtres, c’est en premier lieu afin de prendre date, et aussi pour fournir un modèle à ceux qui s’engagent à notre suite dans l’étude de ces délicats problèmes.
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Pour les raisons de méthode que nous avons indiquées, nous débutâmes par de tout jeunes enfants, de 20 mois à 2 ans. L’embarras n’était pas de trouver des sujets ; nous avons rencontré le plus libéral accueil dans les crèches du XIVe arrondissement, où nous pûmes examiner à loisir 248 enfants.
Nous avions soin de les avertir que c’est une expérience, qu’ils peuvent répondre sans frayeur et sincèrement. Néanmoins, plus de la moitié (137) pleurent sans répondre ; 53 se contentent de rire ; le reste, composé des plus âgés (23 mois et 2 ans), disent : « A bûle ! » (Cela brûle).
À la contre-épreuve, les chiffres sont un peu différents :
71 pleurent ;
152 ont un gazouillement guttural très particulier, mais sans retirer le doigt ; ils jouent au contraire avec le verre.
25 disent : « A bûle pas, » d’une voix chantante, et avec un accent de triomphe qui est bien curieux.
Il est évident que, dans ces 2 derniers cas (177 réponses), qui forment les 71,37 % des réponses totales, il n’y a plus trace d’appréhension. Cela me semble péremptoire et décisif. Pour les premiers, leur cas n’est pas sans m’embarrasser : comprennent-ils parfaitement ce que l’on attend d’eux ? Je n’ose me prononcer, et je préfère ne pas faire état pour le moment des déclarations de ces sujets.
Ces premiers résultats étaient encourageants ; nous les obtînmes en 1897. Distraits par d’autres travaux (nos études sur les méthodes de travail des hommes de génie contemporains), nous reprîmes cette enquête, après une longue interruption, l’hiver dernier, du 23 octobre au 12 décembre, sur des enfants de 6 à 9 ans, gracieusement mis à notre disposition par les Directeurs des écoles communales. L’épreuve a porté sur 197 enfants et a été, à ce qu’il nous semble, parfaitement concluante.
Nous nous rendions, mon collaborateur et moi, à l’École communale après la classe du soir, vers 4 heures et demie, et nous étions introduits dans le bureau du Directeur, devant lequel je m’asseyais, le coude gauche appuyé sur la table et la tête dans ma main ; le dévoué M. Pécuchet se tenait à quelque distance, sténographiait les réponses, attentif aux nuances qui auraient pu m’échapper. Aucun témoin n’assiste à l’expérience ; nous sommes seuls dans la salle, mon collaborateur et moi. Les enfants attendent, réunis dans un arrière-cabinet auquel je tourne le dos, sous la surveillance de l’instituteur-adjoint ; on les entend rire et causer ; ils entrent l’un après l’autre, et, après l’expérience, ressortent par une autre porte ; j’insiste sur ce fait, ils ne peuvent pas se concerter, éclairer leurs camarades sur ce qui s’est passé.
Remarque très importante, il faut éviter que l’enfant réponde sous l’empire de la timidité ; c’est pourquoi, sitôt qu’il arrive devant moi, je lui pose quelques questions banales pour le mettre à son aise, et ne le soumets à l’épreuve que lorsque je le vois parfaitement naturel. Cela allonge un peu la séance, je ne me le dissimule pas, mais on ne saurait procéder avec trop de soin, et la perte de temps (apparente) est largement compensée par le bénéfice.
J’approche moi-même son doigt du verre de lampe, mais sans exercer de contrainte, sans favoriser ou gêner le moins du monde ses mouvements de rétraction. Je prends des précautions minutieuses contre la suggestibilité du patient : pour éviter toute influence que je pourrais exercer sur lui à mon insu par les crispations involontaires de ma main guidant la sienne, mes doigts sont emprisonnés dans un gros gant de bure grossière, du genre des mitaines que portent en hiver les cochers de nos voitures publiques, et dont la rigidité du tissu est propre à faire obstacle à la transmission des mouvements délicats ; d’autre part, je m’abstiens de le regarder, même à la dérobée, et je tâche de m’abstraire dans la solution d’un petit problème, comme de compter mentalement les lettres qui composent son nom, et d’en diviser la somme par le chiffre variable des syllabes de ce nom.
Je lui demande d’abord en montrant la lampe : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » Réponses : « Une lampe. – Une lampe. – Une lampe, pardi ! » etc. L’un d’eux, le petit André Go…x, sans me répondre, se prit à rire et persista, malgré ma question renouvelée. Nous aurons à chercher la signification de ce rire.
« Qu’est-ce que tu sens ? » Telle est la question que je pose, après avoir établi le contact entre le doigt du sujet et le verre chaud. (Tous, sans exception, retirèrent vivement la main, avec une grimace.) Les réponses furent assez uniformes et se ramenèrent à ces deux types : « Ça brûle ! » ou « C’est chaud ; » 85 fois l’une, 91 fois l’autre ; le petit espiègle seul ne dit rien et sourit encore.
J’insiste là-dessus que les enfants ne savent pas de quoi il s’agit : ils savent seulement que je vais faire une expérience. Je signale aussi que je les ai tous mensurés selon les rites de l’anthropométrie, diamètre antéropostérieur et transversal, hauteur crânienne, diamètre frontal, bizygomatique, biauriculaire et bigonial, taille, tour de poitrine à la hauteur du mamelon, longueur des bras, et force au dynamomètre. Ces diverses mesures m’ont fourni peu de renseignements utiles ; la signification de ces chiffres est encore très obscure.
Mais voici la seconde partie de l’épreuve. J’éteins la lampe hors de la vue de l’enfant (notons), et je recommence comme précédemment. Chose curieuse, tous répondirent : «C’est chaud. » J’étais assez perplexe, déconcerté par cette unanimité ; en y réfléchissant, je m’aperçus que j’avais négligé de changer le verre. Je compris ma faute et j’envoyai acheter un second verre. Je note en passant qu’il vaut mieux, pour la simplicité de l’expérience, n’avoir qu’une seule lampe, mais il est bon d’être muni de deux verres. L’épreuve cette fois effectuée dans de bonnes conditions, voici comment se répartissent les réponses :
1° « C’est chaud. » (108 fois) ;
2° « C’est chaud, mais moins qu’avant » (86 fois) ;
3° Rien, comme réponse (1 fois) ;
4° Deux seulement disent nettement : « C’est froid. »
Ces résultats sont extrêmement intéressants. Ils mettent d’abord en évidence, de façon objective et indubitable, le fait de l’imagination. En effet, 195 enfants sur 197, soit 98,9%, sont influencés par la première expérience, et l’on peut dire que la sensation de brûlure antérieure leur dicte leur conduite et leur réponse dans le second cas. Voilà donc un point solidement établi : les enfants sont gouvernés par l’imagination. (Je sais qu’on pourra me chicaner sur l’emploi de ce mot gouvernés qui semblera excessif ; je m’en sers cependant, et je demande crédit pour cette licence, car je tiens en réserve d’autres expériences qui prouvent victorieusement que c’est bien le vocable qui convient ; ces expériences seront publiées l’année prochaine, à leur tour et à leur rang, après le compte-rendu de mes recherches sur le sexe de la voix et le rapport de l’intelligence scolaire avec la couleur des cheveux. L’enquête à laquelle je me suis livré sur ce dernier point m’a valu 3647 réponses, portant sur 7853 sujets. On comprend que le dépouillement et le classement de matériaux aussi nombreux exigent du temps ; c’est un très gros travail, mais qui m’apporte des surprises et semble devoir me conduire à des constatations dont les instituteurs pourront tirer un sérieux avantage.)
Cette parenthèse fermée, je reviens à nos interprétation. On a vu que deux élèves seulement (1,01%) ont répondu juste la seconde fois. Ils ne se connaissent pas, fréquentent deux écoles différentes et n’habitent même pas le même quartier. L’un, le petit Alfred, vient d’avoir 7 ans ; l’autre, Ernest (familièrement dénommé Nénesse), est âgé de 8 ans et 7 mois. Les instituteurs respectifs de ces deux enfants m’ont fourni des indications très suggestives qui éclairent d’un jour singulier la psychologue de nos jeunes sujets. Le père du premier, âgé de 37 ans, tient une échoppe de savetier dans la rue de la Butte-aux-Cailles ; c’est un homme probe, rangé, allant rarement au cabaret ; peu intelligent, il est veuf, sa femme étant morte de fièvre typhoïde voici deux ans ; il n’a que ce fils et songe à se remarier. Quant à l’enfant, il est noté à son école comme un bon élève, assez discipliné ; il n’a jamais de querelles avec ses camarades ; il est droitier, sauf pour jouer aux billes ; petit, sournois, des yeux ternes. L’autre offre un vivant contraste : grand, mince, un peu dégingandé, le regard audacieux ; volontiers querelleur, il est nonobstant l’un des meilleurs élèves de sa classe (Ier en calcul et en orthographe, 7e en style, 3e en géographie) ; il est turbulent et réfléchi, a peu d’imagination ; sans doute que l’imagination chez lui se satisfait dans l’ordre moteur ; je pose le point d’interrogation sans y répondre pour l’instant. Son père (29 ans) est balayeur municipal ; il a épousé très jeune sa mère, plus âgée que lui de 6 ans (35 ans), originaire d’un petit village des Cévennes, laquelle est blanchisseuse.
J’ai établi un classement des autres réponses selon, l’âge, la taille, la forme générale de la tête et l’intelligence scolaire (au dire de l’instituteur) des répondants. Les 2 premières de ces caractéristiques fournissent des indications peu concluantes et même contradictoires. Sans doute le nombre des sujets étudiés est trop limité pour permettre des évaluations dont le hasard soit exclu.
Voici les tableaux en ce qui concerne les 2 autres ; ils se passent de commentaires.
1° FORME GÉNÉRALE DE LA TÊTE (dolichocéphales, brachycépliales).
Remarque importante. Les enfants sont loin d’avoir toute leur croissance. Il est néanmoins permis d’espérer que tous resteront fidèles au type de formation crânienne auquel ils ressortissent au moment de l’expérience : je pose en fait que le passage de la brachycéphalie à la dolichocéphalie, ou inversement, chez un même individu, est un phénomène tout à fait rare, et, s’il se produit, une infime exception dont nous pouvons ne pas tenir compte. Du reste, les innombrables mesures concordantes relevées jusqu’à ce jour par les anthropologistes, autorisent notre subsomption et lui confèrent un haut degré de vraisemblance.
2° INTELLIGENCE SCOLAIRE (au dire de l’instituteur).
Il aurait été plus rigoureusement scientifique de tenir compte ici des diverses facultés : calcul, français, récitation, etc. La division tripartite à laquelle, après quelques hésitations, nous nous sommes ralliés (intelligence petite, moyenne, grande) a l’avantage de nous offrir un regard d’ensemble, einen Überblick, selon la suggestive expression allemande, et nous préserve des inconvénients du morcellement. – J’ai eu soin de contrôler par les renseignements du carnet de classe et du registre des punitions les appréciations du maître, ne me faisant pas faute de les corroborer au besoin par l’avis du Directeur lui-même.
Je n’ai pas besoin d’appeler l’attention sur l’importance de ces chiffres ; ils parlent d’eux-mêmes. Notons une coïncidence au moins bizarre : les réponses fournies par les enfants à intelligences scolaires qualifiées petite et moyenne sont exprimées par des nombres dont les chiffres significatifs affectent la disposition en miroir, c’est-à-dire qu’ils sont identiques et disposés symétriquement (16-61). N’est-ce pas singulier ? Je relève cette rencontre étrange, sans vouloir tirer aucune conséquence.
Quant à celui qui s’est refusé obstinément à répondre, j’ai vainement essayé de trouver une explication. Impossible d’interpréter son rire ; il est orphelin, recueilli par une cousine éloignée de son père ; son hérédité est mal connue. Les rapports de son instituteur me le représentent comme une nature enjouée et malicieuse ; il aime à jouer des tours à ses petits camarades, dont il est néanmoins très goûté, quoique taquin, à cause de son entrain.
On ne saurait s’entourer de trop de précautions, et il vaut mieux, chaque fois que la chose est possible, employer cumulativement plusieurs méthodes indépendantes. Lorsque ces voies diverses conduisent à un même point, la concordance observée est un très fort argument en faveur de la thèse. J’ai donc complété mon enquête par une vérification graphologique. M’étant fait remettre de l’écriture de chacun des sujets, j’ai soumis ces spécimens à l’examen des graphologues les plus réputés, sans du reste leur laisser deviner la nature de mon plan. Pour abréger, je ne donnerai pas ici l’ensemble des réponses qui me sont parvenues ; je compte les utiliser plus tard comme documents justificatifs de mes Recherches sur l’importance pédologique de la graphologie. Je me borne à transcrire le résultat global de ma consultation. La proportion des erreurs commises par mes correspondants varie de 63 à 78% de leurs réponses totales ; les plus fréquentes ont porté sur le sexe et sur l’intelligence ; les réponses relatives à l’âge ont donné des résultats plus satisfaisants, les erreurs étant de 39% seulement.
Voici, à titre de suggestion, les renseignements que m’envoient, au sujet du petit André Go…x, deux maîtres éminents de la science de l’écriture :
1° « Homme, sûr ; 42 ou 43 ans ; l’écriture appuyée et gauche révèle une timidité passionnée ; mais ce timide a un grand bon sens (notons) et des dispositions mélancoliques. Sens esthétique très fin. Persévérance. Caprices et inégalités dans le vouloir ; peu cultivé. »
2° « Enfant ; se devine à la forme gauche des lettres ; écriture appuyée, d’où je conclus à une nature passionnée. Malingre, sournois, nature triste (direction descendante des lignes). Ambitieux ; bon sens au-dessus de son âge. »
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Que conclure de ces longues recherches ? Tenons-nous à la formule que nous avons énoncée précédemment. Bien entendu, elle est toute provisoire. Comme toujours, la réserve et la prudence s’imposent. « Il est difficile de faire la vivisection, même psychologique, sur un vivant, » observe ingénieusement M. Binet, avec sa netteté et sa simplicité habituelles ; gardons devant les yeux cette forte parole de notre judicieux maître. Défions-nous des vues précipitées et aventureuses. Si nous nous cantonnons dans les faits sans chercher à les dépasser, si nous nous bornons à dire que l’imagination joue un rôle chez l’enfant, nous n’avançons rien dont nous n’ayons la preuve irrécusable, et nous sommes inattaquables ; n’allons pas plus loin aujourd’hui, si nous voulons que la psychologie expérimentale reste fidèle à son titre et à son but. À cette condition seulement, il sera possible de constituer sur des assises inébranlables la pédologie. On l’oublie quelquefois en Amérique ; nos confrères transatlantiques, dont nous n’entendons pas déprécier les travaux, accumulent à coups de questionnaires les faits et les observations, mais sans toujours prendre soin de les passer au crible d’une critique suffisante ; ils sont soucieux plutôt de la quantité que de la qualité des matériaux recueillis. C’est l’inconvénient de n’avoir qu’une méthode unique. La méthode des questionnaires est excellente pour fournir des documents abondants, je ne fais pas difficulté de le proclamer ; mais, reçus de toutes mains, et le plus souvent d’inconnus dont on discerne mal la capacité critique et les dons d’observateurs, on n’est pas assuré de leur qualité. Il importe donc tout au moins de contrôler et de corriger cette méthode par l’usage cumulatif d’autres procédés, car le nombre sans la qualité n’est qu’un mirage. Beaucoup d’esprits sérieux commencent à s’en rendre compte.
Ce dont il faut blâmer les Américains, ce n’est pas tant d’employer la méthode des questionnaires, c’est d’en faire un emploi exclusif et par conséquent, disons-le, abusif. Du reste, la méthode d’enquête personnelle directe, telle que M. Binet l’a formulée et la pratique, telle que nous avons essayé de l’appliquer nous-mêmes à son exemple et à sa suite dans les pages qui précèdent, est bien supérieure et de tous points préférable. Je n’ai pas l’intention d’établir un parallèle qui prendrait des airs de polémique, mais on reconnaîtra sans peine que, seule, elle réalise d’une manière rigoureuse les conditions et les exigences de l’expérimentation scientifique, exacte et précise, en même temps qu’elle ouvre le champ aux qualités personnelles du chercheur. C’est à elle que M. Binet et ses disciples doivent leurs meilleurs triomphes et leurs plus profondes découvertes, celle-ci notamment que l’enfant est accessible à la suggestion. Soit dit sans médisance, avec notre démarche pédestre et sans fracas, nous faisons en somme plus de chemin et de besogne que nos concurrents, dont l’allure ailée, audacieuse, éblouit un instant par la rapidité éclatante, météorique de leurs vastes conquêtes ; mais, le tourbillon passé, l’illusion disparue, que reste-t-il ? Un petit nuage de poussière, un peu de fumée, que le vent emporte ; leur psychologie fragile est toute de façade et d’apparat : ils n’ont pas la patience de creuser jusqu’au roc. Une sage lenteur a du bon ; la littérature pédagogique et pédologique de nos rivaux, copieuse (surtout copieuse), téméraire et hâtive, est bien propre à nous en enseigner la nécessité et les avantages. C’est une grave leçon.
Nos découvertes, c’est le reproche qui nous est fait quelquefois, ne paient pas de mine; on nous accuse d’élaborer longuement des notions évidentes : n’est-ce donc rien? N’est-ce rien de réussir à consolider l’évidence, à lui donner l’importance et la valeur d’un fait bien établi?
On oublie trop qu’il y a deux sortes d’évidences, l’évidence sensible et l’évidence rationnelle. Depuis Descartes, nous savons que nos sens peuvent nous tromper. Les maisons les plus éloignées d’une longue rue en ligne droite nous semblent se rejoindre et se toucher ; pourtant, nous savons qu’en fait elles ne se rejoignent pas et qu’il y a là une illusion de la perspective. Si nous parvenons dans un grand nombre de cas à montrer l’erreur de l’évidence sensible en démasquant le faux jugement qui la produit, et si, dans d’autres cas, nous donnons à l’évidence sensible la force et l’autorité de l’évidence rationnelle, n’aurons-nous pas fait une précieuse conquête et avancé la science ? Au surplus, les instituteurs et les maîtres de tout ordre, par l’empressement qu’ils mettent à entrer dans nos vues, à embrasser nos idées et à favoriser nos recherches, nous rendent la seule justice que nous ambitionnons. Leur attitude à notre égard suffirait à nous venger, s’il en était besoin, et si nous avions des doutes sur notre œuvre, des railleries faciles et du dédain de quelques-uns, qui n’admettent pas qu’on sorte de l’ornière où ils se sont traînés. Les pédagogues connaissent mieux, puisqu’ils s’en servent, le prix de nos travaux ; ils savent que, si la science de l’éducation, depuis quelques années, a fait un pas de géant, le mérite de ce progrès nous revient presque tout entier, et c’est pour cela qu’ils nous apportent leur concours avec un zèle qui les honore grandement et dont il convient de les remercier.
Mais laissons les discussions oiseuses et les vues théoriques ; nous avons mieux à faire. La meilleure manière de réfuter nos adversaires est de ne pas nous laisser étourdir par leurs clameurs, et de continuer, sereinement et avec confiance, notre besogne. Nous amassons des matériaux sans prix, contre lesquels viendra s’user la dent du temps, car ils sont positifs, et ils ont le caractère d’éternité que leur confère la certitude dont nous les revêtons.
BOUVARD ET PÉCUCHET.
Pour copie conforme :
LÉON BÉLUGOU.
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(in Mercure de France, n°178, octobre 1904)
TARTUFFE.
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§ I. – ORGIE.
Et M. T. se montra entre deux chandelles.
(Le Charivari.)
De Calderon, les Saynètes de Clara Gazul, Lopez de Vega, Cervantes, les Romanceros ;
De Corneille, Schiller, Goldoni, Byron, Racine, Aristophane ;
De Molière, Kant, les Mystères, Sophocle, Shakespeare, Ducis ;
De l’Espagne, l’Espagne des Maures, l’Espagne en mosquées et en minarets, en poignards luisants et en figures bronzées ;
Des brumes de la cité, transparentes au soleil comme de la dentelle roussie ;
De l’Alhambra, des féeries de Stamboul, des marécages d’Holy-Rood ;
De la vieille Rome et de la Grèce qui rajeunit ;
D’antiquités, de ruines, d’épidémies, de rêves, de philosophie et d’apparitions fantastiques,
Ils en étaient venus à causer génie, création et beauté parfaite.
Le vin était bu ; les yeux battus, brûlés, fascinés ; les têtes n’y étaient plus, les cervelles étaient parties.
Tout à coup, par une étrange spontanéité dont personne ne put s’expliquer le motif, la conversation s’éteignit, puis se ranima chaude et embrasée, comme si elle eût été entretenue avec un soufflet de forge. Les propos se heurtèrent de nouveau, fous, sombres, brillants, animés, hideux, pleins de grâce. On eût dit un cimetière où l’on trouve tout et rien ; ce qui n’est pas encore la mort et ce qui n’est plus la vie ; ce qui a été et ce qui sera ; ce qui est et ce qui doit être ; la chair d’aujourd’hui et la chair d’hier, la chair qui saigne encore et la chair qui ne saigne plus, la chair qui va pourrir et la chair qui est pourrie…..
Tout un monde de transitions, tout un abîme d’idées…..
« Du punch , messieurs !
– Qui est-ce qui demande du punch ?
– Amis, buvons du punch ! Le punch enivre et n’entête pas. Quand il est allumé, c’est une jeune fille blonde, aux yeux bleus. Je bois à ma fiancée !
– Ma fiancée, à moi, c’est la fiancée du marin ; c’est l’Atlantide, c’est le fond de l’Océan. Je crois à l’Atlantide.
– Moi, je crois au Champagne et à Platon. Je crois au Champagne, quand il y a de la mousse aux bords ; j’aime Platon, lorsque je bois du Champagne.
– Messieurs, une larme pour Byron ! Si Byron vivait, Byron boirait avec nous ; il nous verserait du Porto dans le crâne des femmes qu’il a poignardées…..
– À la mémoire de Byron !
– Amis, qui est-ce qui a radoté qu’inventer c’était trouver ? Condillac ?….. Jetez au vent Condillac. Inventer n’est pas trouver, c’est comprendre. Newton n’a pas trouvé le monde ; il l’a compris.
– Du punch, messieurs, du punch ! Le punch enivre et n’entête pas. Quand il est allumé, c’est une jeune fille blonde aux yeux bleus…. Toujours à ma fiancée !
– Fiancée de l’enfer !….. » hurla une voix qui disparut.
Un sentiment indéfinissable de terreur suivit cette apostrophe imprévue. Les cheveux se hérissèrent à tous les fronts, comme une forêt de baïonnettes ; les yeux étincelèrent considérablement, et toutes les orbites s’agrandirent. En sorte que, si vous fussiez entrés dans la taverne à ce moment-là, vous eussiez cru traverser un cercle du Dante.
§ II. – LA TAVERNE.
La taverne du coin, à l’angle des deux rues.
VICTOR HUGO (Cromwell.)
C’était à la nuit noire, lorsque les étoiles sont rondes sur un ciel rond, et que, vu de la terre, l’horizon ressemble à une cloche sans battant, ou à une coupe renversée. Le vide était partout, mais si sombre, si lourd, si négatif, que vous vous fussiez crus transportés dans un globe tout matière. Le monde était un cadavre où le vent même se taisait. On aurait marché toute cette nuit-là, qu’on n’aurait pas écrasé un phalène.
Pendant que tout dormait, intelligence et beauté, forme et sentiment, amour et force, une parcelle de vie veillait cependant à l’écart, et cette vie, qui circulait avec du sang dans des crânes carrés, véritable pandœmonium de métaphysique allemande, cette vie, souffrante comme toutes les vies, venue un beau jour d’un lieu inconnu pour retourner on ne sait où, enveloppée de chair et d’os pour y subir la fièvre du bien et celle du mal, – se débattait mal à l’aise, luttant par la parole dans un lieu noyé d’ombres et de lumière, sale aux murs, infect d’eau-de-vie et empesté de tabac.
Or, ce lieu n’était ni plus ni moins qu’une taverne. La parcelle de vie qui s’y agitait dans la lutte était une joyeuse réunion de philosophes étrangers, – chauds kantistes et théoriciens littéraires, à la façon de William Schlegel, qui venaient, à de certaines nuits, faire, dans les vapeurs de l’enivrement, de la fantasmagorie d’artistes.
Cette fois-là, après que toutes les renommées connues avaient été épuisées, après que toutes les connaissances humaines avaient été disséquées, après que toutes les rêveries possibles avaient été renouvelées, il y avait eu l’orgie que je vous ai dite, l’effroi que je vous ai conté. Puis, à travers un cataclysme de pensées insaisissables, faute d’une langue assez concentrée pour pouvoir les rendre toutes, il y avait eu les paroles que vous savez, et celles que vous ne savez pas.
§ III. – LE THÉÂTRE.
Et le pâle Antony, devant tout un parterre,
Sans classique rideau, consomme un adultère.
Feu BARTHÉLÉMY.
Le théâtre, avec son grincement de violons et son exhalaison d’huile qui bout, avec ses acteurs en faux cheveux qui hurlent, qui jurent ou qui crient ; avec ses étoffes d’ocre, ses châteaux de céruse, ses forêts d’arsenic ; – le théâtre arrête peut-être de temps en temps votre nonchalance d’homme que l’ennui tue, et peut-être allez-vous quelquefois vous asseoir au milieu d’un parterre de têtes où vous êtes seul.
Nous sommes en juin, et, enveloppés dans un tissu de deux mille hâles croisés qui se heurtent sur vous, derrière vous, autour de vous, par vous et sans vous, vous les respirez tièdes, puis brûlants, par tous vos pores combinés. Bientôt, râlants et suffoqués sous cette surabondance de souffles étouffants, vous les distillez du dedans au dehors en ruisseaux graisseux de sueur, et un moment vient où vous cessez d’être des hommes, pour n’être plus que des alambics.
Enfin, la toile se lève, et quelque chose qui tient de l’homme ou de la femme, quelquefois même de tous les deux, vient sautiller devant vos yeux béants, ou brailler un air dans vos oreilles tendues.
Vous vous penchez à droite, doublant votre corps par les hanches, sûr que vous êtes de son élasticité, et vous demandez le nom du personnage qui court la scène, apparemment parce que vous voulez le savoir.
§ IV. – PARIS.
Il est, il est sur terre une infernale cuve.
AUGUSTE BARBIER (Iambes.)
Cela étant, je vous dirai ce que je ne vous ai pas dit : le nom du principal personnage.
Vous n’êtes pas sans avoir quelquefois couru, par un temps de brouillard, Paris, la sage, la folle, la prévoyante, l’insoucieuse, la docile, l’insolente, la pudique, la débauchée, l’indolente, la laborieuse, la magnifique, la trouée ; – Paris, tout contrastes, tout disparates, tout vertus, tout vices, tout voluptés, tout larmes, tout pureté, tout prostitution.
Encaqué dans un bateau plat, vous avez vu le Pont-Neuf et ses jambes écartées, la cime des Invalides et le minaret du Panthéon ; les Tuileries, vieille édentée qui se regarde couler dans l’eau ; la Seine, large miroir encadré de pierres et de ponts, charriant dans un courant sans fin des nuages, du sable, des maisons, des rues, des cailloux, des étoiles.
Enfin, si, au lieu d’être passé par-dessous le Pont-Neuf, vous êtes passé par-dessus, vous y avez vu un aveugle avec son chien, au temps où il y avait des aveugles.
Or, parmi les gens dont j’ai à vous dire les noms, il y en avait un qui était aveugle.
§ V. – JULES STAUB.
Ecce homo !
PILATE.
Aveugle, non de naissance, mais par un de ces hasards qui font que l’on croit au diable, ou tout au moins que l’on ne croit pas en Dieu, Jules Staub rêvait un jour dans un parc.
Deux fous passèrent, et ne le virent pas.
L’un prit à droite, et l’autre prit à gauche.
Staub ne les aperçut pas.
Ils marchèrent dans les taillis, et causèrent dans les arbres.
Jules ne les entendit pas.
C’est qu’en ce moment il se faisait des mondes, des mondes à lui, et bien à lui ; des mondes d’artistes avec des créations impossibles, des conceptions bizarres, des vies fantasques ; des mondes monstrueux, lourds, plombés, incompréhensibles ; de ces mondes, enfin, que l’on garde en soi pour ne pas épouvanter les autres, au risque d’en avoir le cauchemar.
Pauvre Staub ! deux feux rouges presque jumeaux, deux feux de fusils avec des plombs au bout, partis l’un d’un côté, l’autre de l’autre, vinrent lui enlever, l’un l’œil droit, l’autre l’œil gauche….. et pourtant, des deux jeunes fous qui venaient de le rendre aveugle, aucun des deux n’avait pu voir Jules Staub.
Jules tomba comme une poupée au tir, mais les yeux crevés, et pleurant du sang à vous faire saigner l’âme. Il n’y avait plus dans ses orbites débombées que des chairs ouvertes et des fibres rompus. Plus de parole sous son cil ! plus d’expression ! plus de lumière ! Adieu ! adieu !
Adieu l’âme qui monte aux yeux, le regard qui soupire, tremble, pâlit, va droit à un regard de femme, supplie, et dit :
Je t’aime, moi ! Tu comprends ! Je suis sombre, hagard, vacillant, parce que je t’aime. Oh ! par pitié, un peu d’amour !
Adieu ! adieu !
Adieu tout ! adieu la lumière ! car la lumière, c’est tout.
§ VI. – UN AVEUGLE.
Oh ! plaignez-moi, car j’ai perdu le bonheur
de ce monde…..
(Une chanson fort ancienne.)
Oh ! en vérité, il est bien à plaindre, un aveugle.
Pour lui, fermé à toutes les illusions, plongé tout vivant dans le néant, et traversant une vie de ténèbres au milieu d’êtres inconnus, il n’y a point de terre, point de ciel.
Toute son existence s’écoule comme au fond d’un cachot sans soupirail.
Pauvre création déchue, vivant incomplète au milieu de créations complètes, pour elle tout est ombres, mystère ! le sommeil même n’est pas le sommeil.
Pauvre âme, cloîtrée en elle-même et jetée au milieu du monde dans une enveloppe murée au monde ; tout à la fois habitant au sein de l’humanité et isolée de l’humanité, entendant et ne voyant pas, se perdant à donner une forme au son et une couleur à la parole, sans avoir jamais connu ni la forme ni la couleur ; – pour elle, une femme n’est ni un sourire ni un regard ; c’est tout au plus une tête, une poitrine, un bras, des côtes ou une jambe.
Mon Dieu ! mon Dieu! en vérité, il est bien à plaindre, un aveugle.
§ VII. – MÉTAMORPHOSE.
Et la chatte fut changée en femme.
(Peau d’Âne.)
Une fois aveugle, Jules Staub, d’être tout perception qu’il était, se changea en un être tout sensations. Ne pouvant plus voir, il se mit à s’envelopper dans ses réflexions, et à se faire un manteau de ses pensées.
Il pensa à tout, disséqua tout, analysa tout et évoqua tout en lui. Il piqua des deux dans le liane de ses idées, et les poussa tour à tour à travers les champs du bizarre, du monstrueux, du fantasque, de l’échevelé, de l’horrible, et, alors, il lui arriva ce qui arrive à tout homme qui a lâché la bride à sa pensée….. Il lui arriva de rapporter sur toutes choses une foule de conceptions étranges, singulières, incompréhensibles, inconnues.
Aussi, il était extraordinaire que, lorsqu’on émettait une opinion quelconque en sa présence, il voulût bien partager cette opinion.
Il était non moins extraordinaire que, sur le même sujet, et à peu de minutes d’intervalle, il se trouvât deux fois du même avis.
§ VIII. – RETOUR A LA TAVERNE.
Et l’on revient toujours
À ses premiers amours.
(Chanson connue.)
C’était dans un des bourgs de l’Allemagne que se passaient les scènes de taverne décrites aux premiers paragraphes. Le jour des réunions était ordinairement le samedi.
Le nombre des personnages qui composaient la réunion variait ordinairement de dix à seize. C’étaient des philologues, des métaphysiciens, des artistes, des poètes, des grammairiens. Staub assistait à toutes les réunions en sa qualité d’artiste. Au milieu de tous ces hommes de goût, de science et d’érudition, il apportait principalement les trésors de son imagination, qu’il était toujours prêt à mettre en perce.
Cependant, la discussion s’était éteinte, pour faire place à un sentiment de terreur bien naturel chez des hommes avinés, et il y avait un quart d’heure qu’elle était suspendue.
Tout à coup, Staub se leva ; il emprunta une paire de lunettes qu’il appliqua devant ses yeux défoncés, puis, tirant de sa poche un rouleau de papier blanc, il lut tout ce qui suit sur la même page.
« Messieurs, dans votre dernière réunion, l’un de vous a parlé de l’existence comme d’un fait absolu, et contre lequel il était impossible de protester. J’ai nié que l’existence fût un fait absolument vrai. J’ai avancé que l’existence était tout à fait relative. J’ai dit que tel homme qui existait aujourd’hui, en ce moment, relativement à quelques individus, n’existait réellement pas relativement à un grand nombre d’autres ; – et je vous ai demandé si vous croyiez que Jules Staub existât aux yeux du Grand-Mogol, ou de l’empereur de la Chine.
C’est ainsi, messieurs, que des fourmilières d’hommes ont passé sur la terre, qui pour nous n’ont jamais existé. C’est encore ainsi que, parmi 16 à 18, 000 millions d’hommes qui vivent en ce moment avec nous, et dont une partie meurt en ce moment, pour nous il y en a tout au plus 2 ou 3 mille qui existent.
J’ai dit encore que, dans le temps où beaucoup d’individus, ayant réellement vécu par rapport à d’autres, n’avaient jamais vécu relativement à nous, il en était d’autres qui, bien que n’ayant jamais eu qu’une vie prêtée, bien que n’ayant jamais logé que dans des corps d’emprunt, n’en vivaient pas moins pour nous depuis des siècles.
À cet égard, je vous ai cité don Juan, Tartuffe, Othello, comme vivant depuis des siècles sur nos théâtres, successivement incarnés en une série de corps qui abdiquent leur propre vie à de certaines heures et à de certains jours, pour vivre successivement d’une multiplicité d’autres vies.
Et comme vous avez vu que je parlais de Tartuffe avec une sorte de religion, vous m’avez demandé ce que je pensais de Tartuffe.
Tartuffe, c’est l’homme que le hasard a mordu au front, que la naissance a couvert de boue ; c’est le gueux que le ciel a lancé, crevant de misère et manquant de tout, dans une société grasse, riche, effrontée, qui habite des chapelets d’appartements, tandis que lui n’a pas de lit ; qui allume des brasiers à échauffer des fournaises, pendant que tout son corps à lui se crevasse dans la rue.
Si ce gueux est un homme ordinaire, il emploiera toute sa vie à se traîner à plat ventre, et à ronger l’os qu’on voudra bien lui jeter. Si c’est un esprit supérieur, il se demandera de quel droit quelques hommes possèdent tout, tandis que lui ne possède rien. Et, quand il aura trouvé la solution de ces terribles questions, le mot de cette énigme effroyable, qui, en temps de révolutions, faute d’être comprise, envoie les classes riches en pâture aux échafauds, alors son âme s’ulcérera, la vengeance couvera dans son sein. Cette femme aux aigrettes de diamants, qui lui a jeté quelques sous avec mépris, il faudra qu’il la viole. Ce fat qui, en piétinant sur son cheval, vient de le tremper d’eau de ruisseau, il ne le tuera pas, mais il lui déchirera l’âme. Cet homme faible et imbécile qui l’a regardé stupidement, puis a éloigné de lui son œil lourd et hébété, il faudra qu’il s’empare de lui, de ses facultés, de son or, de son fils, de sa femme.
Enfin, vous aurez Tartuffe, Tartuffe haineux, lubrique, avide, Tartuffe dépouillant Orgon, caressant Elmire, et déchirant à coups d’épingles le cœur du jeune Damis.
Peut-être, messieurs, n’avez-vous vu jusqu’à présent dans Tartuffe qu’un fourbe ? Moi, je le révère, parce que j’ai salué en lui un homme de génie ; et croyez bien que, pour le relever, lui, homme déchu, des mépris de ce monde qui le ceint de toutes parts, il lui fallait avoir du génie.
Entrez dans la maison d’Orgon, et voyez plutôt.
La première figure qui se présente à vous est celle d’un homme résigné, soumis, humble. Cet homme si résigné commande ; cet homme si soumis se fait obéir de tout le monde. Il n’est arrivé que d’hier, et il est déjà le maître dans la maison.
Or, maintenant, dites-moi si le mendiant, qui a plié sous sa volonté toutes les têtes dorées, n’est pas un homme d’intelligence ?
Va….. Tartuffe….. va. On t’a cru petit, et moi je déclare que tu es grand. Il n’y a de petits que les hommes qui t’entourent, que les circonstances dans lesquelles il t’est permis de te développer. Si tu eusses été jeté dans un conclave, tu eusses fait le tome second de Sixte Quint.
Donc, messieurs, Tartuffe, c’est le mendiant ; c’est le sublime mendiant qui a compris sa position, et qui, dans ce monde d’hypocrisie, s’est mis à être hypocrite ; et, supérieur qu’il est à tout ce monde dont il est environné, il est plus grand qu’eux tous en hypocrisie.
Il a vu que la tromperie régnait dans la société, et il s’est mis à tromper ; il a vu que le mensonge était sur toutes les lèvres, et il s’est mis à mentir ; il a vu que l’injustice régnait partout, et il s’est mis à être injuste.
Et en injustice, en mensonge, en tromperie, il a surpassé tous ceux dont la conduite l’avait enseigné.
Gloire ! trois fois gloire à Tartuffe !
Car, je vous le dis, le moment n’est pas loin où Tartuffe va être réhabilité, où l’on ne verra plus en lui qu’une grande vengeance, la vengeance des classes foulées aux pieds contre les classes privilégiées, vengeance commencée par Tartuffe dans l’intérieur du foyer, et achevée par Robespierre sur la place publique. »
§ IX. – FIN.
Embrassons-nous, et que tout ça finisse.
(L’Auberge des Adrets.)
Comme Jules Staub était à moitié ivre, et qu’il s’aperçut que ses camarades l’étaient entièrement, il balbutia encore quelques mots, et fut rouler sous la table. La plupart de ses amis y étaient déjà ; en sorte qu’il se trouva avoir pour oreiller un professeur, et pour matelas quatre philosophes ; trois grammairiens, qui roulèrent plus tard sur lui, en travers, vinrent lui servir de couverture.
Jules dormit et sua dans cette agréable position jusqu’à ce que l’hôtesse et la servante de la taverne, entrant avec précaution, eussent transporté, l’un après l’autre, tous ces messieurs dans des lits un peu plus convenables.
Lorsque Jules s’éveilla le lendemain, il ne se rappela plus ce qui s’était passé la veille. C’est pourquoi il m’en dicta la relation que vous venez d’entendre, avec des noms si étranges, que je les reproduirai peut-être quelque jour.
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(Louis Hyrier, in Revue de Montpellier, Toulouse : Au Bureau central des Revues-Unies, 1837)
Une découverte d’une grande importance scientifique vient d’être faite sur le territoire de Culmont (Haute-Marne).
Des ouvriers mineurs, occupés au percement du souterrain sous lequel doivent se réunir les chemins de fer de Saint-Dizier à Lancy, venaient d’abattre, à l’aide d’une mine, un énorme bloc de rocher qu’il étaient en train de débiter, lorsque, d’une cavité ouverte par les coups de l’un d’eux, ils virent s’échapper un être vivant de forme monstrueuse.
Cet animal, qui appartient à la classe des reptiles et à un genre considéré jusqu’à présent comme perdu, a le cou très long, le museau allongé et armé de dents aiguës ; il est porté sur quatre hautes jambes reliées entre elles par deux membranes propres sans doute à soutenir l’animal en l’air, et armées de quatre doigts de forte dimension, terminés par des ongles longs et crochus.
Sa forme générale se rapproche de celle d’une chauve-souris, dont il diffère surtout par la taille, qui est celle d’une grosse oie. Ses ailes membraneuses déployées portent 3 mètres 22 centimètres d’envergure. Sa couleur est d’un noir livide ; sa peau est nue, épaisse et huileuse. Ses intestins ne contenaient qu’un liquide incolore, ressemblant à de l’eau claire.
À peine exposée à la lumière, la bête monstrueuse donna quelques légers signes de vie en agitant faiblement ses ailes, et ne tarda pas à expirer, en poussant un cri rauque, sous les yeux des ouvriers effrayés.
Cette étrange créature, à laquelle on peut donner le nom de fossile vivant, a été apportée à Gray. Un naturaliste de cette ville, très versé dans l’étude de la paléontologie, l’a immédiatement reconnue pour appartenir à l’espèce Pterodactylus anas, qui a laissé de nombreux débris fossiles dans les couches que les géologues ont désignées sous le nom de Lias.
Il est à remarquer que la roche dans laquelle le monstre a été découvert appartient précisément à cette formation, dont le dépôt est tellement ancien que les géologues en font remonter la date à plus d’un million d’années.
La cavité dans laquelle l’animal était logé représente avec la plus grande exactitude le moule en creux de son corps ; tout indique qu’il a été enveloppé du dépôt sédimentaire. Quant à sa conservation à l’état vivant, c’est un phénomène physiologique qui ne manquera pas de soulever bien des discussions.
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(in Journal de Toulouse, deuxième année, n° 42, lundi 11 février 1856)
L’article, initialement paru dans La Presse grayloise, le samedi 12 janvier 1856, sera également repris, avec des réserves sur son authenticité, dans les « nouvelles et mélanges » des Annales de philosophie chrétienne, tome 72 ; il apparaîtra même dans une note des Légendes de l’Ancien Testament de Collin de Plancy. Il s’agissait bien entendu d’un canular, comme en témoigne le nom de ce fossile vivant, Pterodactylus anas [canard en latin].
L’article connaîtra une traduction anglaise, accompagnée d’une mention pleine de discernement, le lundi 4 février 1856 dans The Morning Chronicle ; nous le reproduisons ci-dessous. Il sera repris le 9 février dans The Illustrated London News, sans la mention finale du canular ; ce sera la naissance d’une légende qui fait aujourd’hui encore les délices des cryptozoologues en herbe et des créationnistes…
MONSIEUR N
VERY LIKE A WHALE
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The Presse Grayloise relates the following story: – « A discovery of great scientific importance has just been made at Culmont (Haute-Marne). Some men employed in cutting a tunnel which is to unite the St Dizier and Nancy [sic] railways, had just thrown down an enormous block of stone by means of gunpowder, and were in the act of breaking it to pieces, when from a cavity in it they suddenly saw emerge a living being of monstrous form. This creature, which belongs to the class of animals hitherto considered to be extinct, has a very long neck and a mouth filled with sharp teeth. It stands on four long legs, which are united together by two membranes, doubtless intended to support the animal in the air, and are armed with four claws terminated by long and crooked talons.
Its general form resembles that of a bat, differing only in its size, which is that of a large goose. Its membranous wings, when spread out, measure from tip to tip 3 meters, 22 centimeters (nearly 10 feet), thick and oily; its intestines only contained a coulourless liquid like clear water. On reaching the light the monster gave some signs of life, by shaking its wings, but soon after expired, uttering a hoarse cry. This strange creature, to which can be given the name of living fossil, has been brought to Gray, where a naturalist, well-versed in the study of paleontology, immediately recognized it as belonging to the genus Pterodactylus anas, many fossil remains of which have been found among the strata which geologists have designated by the name of Lias. The rock in which this monster was discovered belongs precisely to that formation, the deposit of which is so old that geologists date it more than a million years back. The cavity in which the animal was lodged forms an exact hollow mould of its body, which indicates that was completely enveloped with the sedimentary deposit. » Of whatever genus the above animal may be, the whole story bears a strong indication of belonging to the genus Canard, as indeed is estimated by the Latin name assigned to the animal.
L’emplacement était superbe pour bâtir une ville. Il n’y avait qu’à déblayer les bords du fleuve, en abattant une partie de la forêt, de l’immense forêt vierge enracinée là depuis la naissance du monde. Alors abritée tout autour par des collines boisées, la ville descendrait jusqu’aux quais d’un port magnifique, établi dans l’embouchure de la Rivière-Rouge, à quatre milles seulement de la mer.
Dès que le gouvernement de Washington eut accordé la concession, charpentiers et bûcherons se mirent à l’œuvre ; mais vous n’avez jamais vu une forêt pareille. Cramponnée au sol de toutes ses lianes, de toutes ses racines, quand on l’abattait par un bout elle repoussait d’un autre, se rajeunissait de ses blessures ; et chaque coup de hache faisait sortir des bourgeons verts. Les rues, les places de la ville à peine tracées étaient envahies par la végétation. Les murailles grandissaient moins vite que les arbres et, sitôt élevées, croulaient sous l’effort des racines toujours vivantes.
Pour venir à bout de cette résistance où s’émoussait le fer des cognées et des haches, on fut obligé de recourir au feu. Jour et nuit une fumée étouffante emplit l’épaisseur des fourrés, pendant que les grands arbres au-dessus flambaient comme des cierges. La forêt essaya de lutter encore, retardant l’incendie avec des flots de sève et la fraîcheur sans air de ses feuillages pressés. Enfin l’hiver arriva. La neige s’abattit comme une seconde mort sur les grands terrains pleins de troncs noircis, de racines consumées. Désormais on pouvait bâtir.
*
Bientôt une ville immense, toute en bois comme Chicago, s’étendit aux bords de la Rivière-Rouge, avec ses larges rues alignées, numérotées, rayonnant autour des places, sa Bourse, ses halles, ses églises, ses écoles, et tout un attirail maritime de hangars, de douanes, de docks, d’entrepôts, de chantiers de construction pour les navires. La ville de bois, Wood’stown – comme on l’appela, – fut vite peuplée par les essuyeurs de plâtres des villes neuves. Une activité fiévreuse circula dans tous ses quartiers ; mais sur les collines environnantes, dominant les rues pleines de foule et le port encombré de vaisseaux, une masse sombre et menaçante s’étalait en demi-cercle. C’était la forêt qui regardait.
Elle regardait cette ville insolente qui lui avait pris sa place au bord du fleuve, et trois milles d’arbres gigantesques. Tout Wood’stown était fait avec sa vie à elle. Les hauts mâts qui se balançaient là-bas dans le port, ces toits innombrables abaissés l’un vers l’autre, jusqu’à la dernière cabane du faubourg le plus éloigné, elle avait tout fourni, même les instruments de travail, même les meubles, mesurant seulement ses services à la longueur de ses branches. Aussi quelle rancune terrible elle gardait contre cette ville de pillards !
Tant que l’hiver dura, on ne s’aperçut de rien. Les gens de Wood’stown entendaient parfois un craquement sourd dans leurs toitures, dans leurs meubles. De temps en temps, une muraille se fendait, un comptoir de magasin éclatait en deux bruyamment. Mais le bois neuf est sujet à ces accidents, et personne n’y attachait d’importance. Cependant, aux approches du printemps, – un printemps subit, violent, si riche de sèves qu’on en sentait sous terre comme un bruissement de sources, – le sol commença à s’agiter, soulevé par des forces invisibles et actives. Dans chaque maison, les meubles, les parois des murs se gonflèrent, et l’on vit sur les planchers de longues boursouflures comme au passage d’une taupe. Ni portes, ni fenêtres, rien ne marchait plus. « C’est l’humidité, disaient les habitants. Avec la chaleur, cela passera. »
Tout à coup, au lendemain d’un grand orage venu de la mer, qui apportait l’été dans ses éclairs brûlants et sa pluie tiède, la ville en se réveillant eut un cri de stupeur. Les toits rouges des monuments publics, les clochers des églises, le plancher des maisons et jusqu’au bois des lits, tout était saupoudré d’une teinte verte, mince comme une moisissure, légère comme une dentelle. De près, c’était une quantité de bourgeons microscopiques, où l’enroulement des feuilles se voyait déjà. Cette bizarrerie des pluies amusa sans inquiéter ; mais, avant le soir, des bouquets de verdure s’épanouissaient partout sur les meubles, sur les murailles. Les branches poussaient à vue d’œil ; légèrement retenues dans la main, on les sentait grandir et se débattre comme des ailes.
Le jour suivant, tous les appartements avaient l’air de serres. Des lianes suivaient les rampes d’escalier. Dans les rues étroites, des branches se joignaient d’un toit à l’autre, mettant au-dessus de la ville bruyante l’ombre des avenues forestières. Cela devenait inquiétant. Pendant que les savants réunis délibéraient sur ce cas de végétation extraordinaire, la foule se pressait dehors pour voir les différents aspects du miracle. Les cris de surprise, la rumeur étonnée de tout ce peuple inactif donnaient de la solennité à cet étrange événement. Soudain quelqu’un cria : « Regardez donc la forêt ! » et l’on s’aperçut avec terreur que depuis deux jours le demi-cercle verdoyant s’était beaucoup rapproché. La forêt avait l’air de descendre vers la ville. Toute une avant-garde de ronces, de lianes s’allongeait jusqu’aux premières maisons des faubourgs.
Alors, Wood’stown commença à comprendre et à avoir peur. Évidemment la forêt venait reconquérir sa place au bord du fleuve ; et ses arbres, abattus, dispersés, transformés, se déprisonnaient pour aller au-devant d’elle. Comment résister à l’invasion ? Avec le feu, on risquait d’embraser la ville entière. Et que pouvaient les haches contre cette sève sans cesse renaissante, ces racines monstrueuses attaquant le sol en dessous, ces milliers de graines volantes qui germaient en se brisant et faisaient pousser un arbre partout où elles tombaient ?
Pourtant tout le monde se mit bravement à l’œuvre avec des faux, des herses, des cognées ; et l’on fit un immense abattis de feuillages. Mais en vain. D’heure en heure, la confusion des forêts vierges, où l’entrelacement des lianes joint entre elles des pousses gigantesques, envahissait les rues de Wood’stown. Déjà les insectes, les reptiles faisaient irruption. Il y avait des nids dans tous les coins, et de grands coups d’ailes, et des masses de petits becs jaseurs. En une nuit, les greniers de la ville furent épuisés par toutes les couvées écloses. Puis, comme une ironie au milieu de ce désastre, des papillons de toutes grandeurs, de toutes couleurs, volaient sur les grappes fleuries, et les abeilles prévoyantes qui cherchent des abris sûrs, au creux de ces arbres si vite poussés installaient leurs rayons de miel comme une preuve de durée.
Vaguement, dans la houle bruyante des feuillages, on entendait les coups sourds des cognées et des haches ; mais le quatrième jour tout travail fut reconnu impossible. L’herbe montait trop haute, trop épaisse. Des lianes grimpantes s’accrochaient aux bras des bûcherons, garrottaient leurs mouvements. D’ailleurs les maisons étaient devenues inhabitables ; les meubles, chargés de feuilles, avaient perdu leurs formes. Les plafonds s’effondraient, percés par la lance des yuccas, la longue épine des acajous ; et à la place des toitures s’étalait le dôme immense des catalpas. C’est fini. Il fallait fuir.
À travers le réseau de plantes et de branches qui se resserraient de plus en plus, les gens de Wood’stown épouvantés se précipitèrent vers le fleuve, emportant le plus qu’ils pouvaient de richesses, d’objets précieux. Mais que de peine pour gagner le bord de l’eau ! Il n’y avait plus de quais. Rien que des roseaux gigantesques. Les chantiers maritimes, où s’abritaient les bois de construction, avaient fait place à des forêts de sapins ; et dans le port tout en fleurs, les navires neufs semblaient des îlots de verdure. Heureusement qu’il se trouvait là quelques frégates blindées sur lesquelles la foule se réfugia et d’où elle put voir la vieille forêt joindre victorieusement la forêt nouvelle.
Peu à peu, les arbres confondirent leurs cimes, et, sous le ciel bleu plein de soleil, l’énorme masse de feuillage s’étendit des bords du fleuve à l’horizon lointain. Plus trace de ville, ni de toits, ni de murs. De temps en temps un bruit sourd d’écroulement, dernier écho de la ruine, ou le coup de hache d’un bûcheron enragé, retentissait sous la profondeur du feuillage. Puis plus rien que le silence vibrant, bruissant, bourdonnant, des nuées de papillons blancs tournoyant sur la rivière déserte, et là-bas, vers la haute mer, un navire qui s’enfuyait, trois grands arbres verts dressés au milieu de ses voiles, emportant les derniers émigrés de ce qui fut Wood’stown…
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(Alphonse Daudet, in Le Bien public, 27 mai 1873)
UNE TABLE FANTASTIQUE ET DANGEREUSE. – Il est question de produire dans l’Exposition de l’Institut de Franklin, à Philadelphie, une table vraiment fantastique et d’un réalisme effrayant. Cette table se trouve dans le palais Pitti à Florence. Le palais contient les merveilles de la peinture italienne, et il paraît étrange de trouver cette table au milieu des chefs-d’œuvre de l’art. Elle fut fabriquée par Giuseppe Sagatti, qui employa plusieurs années à l’achever. Pour celui qui l’aperçoit, elle paraît un curieux travail de marbres de diverses nuances, car elle ressemble à une pierre polie, et pourtant elle n’est composée que de morceaux de muscles, cœurs et intestins de corps humains. Il a fallu pour la fabriquer une centaine de cadavres.
Cette table est ronde, d’une largeur d’un mètre de diamètre, avec un piédestal et quatre griffes, et le tout est de chair humaine pétrifiée.
Son auteur est mort depuis cinquante ans.
Après avoir passé par les mains de trois propriétaires, dont le dernier s’est suicidé et l’a arrosée de son sang, elle est arrivée au palais Pitti.
Sagatti était parvenu à solidifier les corps en les plongeant dans plusieurs bains minéraux. Il obtenait les cadavres de l’hôpital.
Les intestins servaient pour les ornements du piédestal. Les griffes sont faites avec les cœurs, les foies et les poumons et conservent la couleur de la chair. La table est faite de muscles artistiquement arrangés. Autour, il y a une centaine d’yeux et d’oreilles qui produisent le plus étrange effet. Les yeux, dit-on, semblent vivants et ils vous regardent à quelque point que vous vous placiez. Ce fut le travail le plus difficile de l’artiste. Il fut content de son œuvre et communiqua aux savants sa méthode.
Le dernier propriétaire de cette table, Giacomo Rittaboca, l’avait placée au centre de son salon, et se faisait un plaisir de la montrer aux visiteurs, en disant que c’était l’œuvre d’un sculpteur original ; puis, le soir, il en expliquait la véritable origine.
Une nuit de Noël, il avait réuni quelques amis, et l’on jouait aux cartes sur cette table. Rittaboca perdait, et les yeux de la table le fascinaient ; il était pâle, agité ; enfin, il se leva et marcha à pas pressés, puis vint se rasseoir et perdit encore, distrait par la fixité de ces regards qui le poursuivaient. On voulut le faire changer de place ; on couvrit ces yeux importuns. « C’est inutile, » dit-il, et il raconta à ses amis toute l’histoire de cette table composée de parties humaines. « Ce n’est pas du marbre, dit-il, c’est de la chair, de vrais yeux, de vrais muscles, de véritables cœurs. Voyez ! ils sont encore vivants. Ces yeux vous parlent, je ne puis les supporter ; ils me rendront fou. » Alors, subitement, il prend un poignard, et avant qu’on eût le temps de retenir son bras, il s’était frappé au cœur en disant à ses amis : « J’en suis débarrassé. » Son sang coula sur la table et son cadavre roula par terre. Ses héritiers furent heureux de vendre le meuble au gouvernement ; et si le conservateur du palais Pitti veut le prêter à l’exposition, les Américains amoureux de fortes émotions pourront être satisfaits.
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(in L’Univers, 22 février 1885)
UN CRIMINEL DE PIERRE
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Cette anecdote a inspiré une remarquable nouvelle fantastique de Frederic Martin Burr, « Les étranges expériences d’Algrenzo Deane, » parue initialement en mai 1890 dans The Boston Commonwealth ; elle fut republiée à compte d’auteur, dix-huit ans plus tard, sous ce titre : Un criminel de pierre, étude psychologique (Englewood, New Jersey : Hillside Press). Cette plaquette, dont j’ai eu la chance de recontrer un exemplaire il y a une dizaine d’années, a été tirée seulement à 60 exemplaires sur papier de la Kelmscott Press.
Dans son avant-propos, l’auteur reconnaît son emprunt à un article de la presse new-yorkaise qui décrivait une table constituée de restes humains pétrifiés, conservée dans un musée de Florence. Il affirme avoir vainement effectué plusieurs séjours en Italie pour la localiser et, faute de pouvoir en confirmer l’existence, il conclut qu’elle doit être reléguée au rang de légende, au même titre que le conte qu’elle a inspirée.
MONSIEUR N
Montmartre, l’antique et vieux Montmartre, entendons-nous, disparaît chaque jour de plus en plus ; tantôt, par accident, en emportant dans ses dessous, comme sur le plateau d’un théâtre merveilleusement truqué, la chaussée de la rue Tourlaque ou sa première mairie de la Place du Tertre : tantôt, de vieillesse, écrasé sous le poids des années comme la branlante maison de Henri IV, mais le plus souvent sous le pic des démolisseurs, d’une dextérité sans pareille pour faire terrain ras des antiques demeures ou du tohu-bohu des maquis. Plus que les lamentations du prophète sur les ruines de la cité de Dieu, nos larmes sont fertilisantes ; avec la rapidité des générations spontanées, s’ouvrent de larges voies nouvelles et surgissent de banales constructions à sept étages, avec tout le confort moderne. Mais c’est toujours Montmartre, dira-t-on ? De nom, sans doute. Mais ce n’est plus notre antique et vieux Montmartre ! Enfin…
Un coin, le dernier, a cependant conservé tout son caractère, tout son intérêt, pour combien de temps encore ! C’est l’étroit quadrilatère situé au sommet de la Butte, compris entre la rue Caulaincourt et la rue Ravignan, le Moulin de la Galette et le Sacré-Cœur. Les rues y sont pittoresques et accidentées, les maisons, avec leurs figures ridées et couperosées par l’âge, amusantes d’aspect et curieuses par leurs souvenirs. L’une d’elles, à l’aspect quelconque, dont la façade équarrie, nivelée et recrépie se cache modestement derrière une grille garnie de volets, à l’ombre de l’ancien Réservoir de la rue Lepic, est certainement parmi les plus intéressantes, tant par son ancienneté que par le souvenir de ceux qui l’ont successivement occupée. Elle porte le n° 22 de la rue de Norvins. Tous les habitants du quartier la connaissent par son nom ; les cartes postales l’ont maintes fois reproduite : c’est la maison du Docteur Blanche.
Le Docteur Blanche ! Il y a beau temps qu’il a quitté Montmartre, transportant à Passy, « pour cause d’agrandissement, » comme on dit communément, la maison de santé que son expérience et sa sollicitude pour ses malades avaient rendue si florissante. Il est mort depuis plus d’un demi-siècle. Peu importe ! Sa bonté, sa générosité, son désintéressement sont devenus proverbiaux : la tradition s’en est transmise dans les familles, et tant que l’immeuble demeurera debout, le 22 de la rue de Norvins sera la Maison du Docteur Blanche.
Il le fut effectivement pendant vingt-cinq ans, de 1821 à 1846. On admet généralement que le Dr Esprit Blanche en fut le fondateur, et que, fervent adepte des principes de Pinel et d’Esquirol, il appliqua heureusement, l’un des premiers, leur méthode au traitement des maladies mentales. C’est là une erreur que les biographies et les dictionnaires de médecine, n’ont pas peu contribué à entretenir. Lorsque le Dr Esprit Blanche, tout jeune médecin, arriva de Rouen, pour s’installer à Montmartre, dans l’immeuble dont nous nous occupons et qui portait alors le n° 4 de la rue Traînée, un médecin déjà renommé, le Dr Prost, y avait organisé depuis tantôt une vingtaine d’années une maison de santé, spécialement consacrée aux aliénés auxquels il appliquait, suivant les mêmes principes, les mêmes modes de traitement. Les recherches sur les origines de propriété antérieure de la maison de la rue de Norvins, que nous allons reprendre en détails, entraînent fatalement à la constatation de ce fait. Le Dr Blanche ne fut ni créateur ni fondateur. Il n’en fut pas moins grand médecin et remarquable spécialiste. Cela ne diminue en rien les mérites du savant et n’amoindrit en aucune façon la personnalité de cet homme de bien devant lequel il ne faut s’incliner qu’avec respect.
Le 4 de la rue Traînée, jusqu’à l’arrivée du Dr Esprit Blanche, même pendant l’occupation du Dr Prost, conserva, durant un demi-siècle, le nom d’un de ses anciens propriétaires. On l’appelait la Folie Cendrin ou Sandrin, ou maison des Rochers.
Folie !… Peut-être était-ce une de ces petites maisons discrètes, fort à la mode au XVIIIe siècle et que M. Capon a si heureusement fait revivre, dans lesquelles les grands seigneurs de l’époque, avec une incomparable élégance et un luxe échevelé, avaient habilement su combiner bons soupers, bon gîte et le reste. Toutefois, ce qui se pratiquait aisément aux Porcherons, à Chaillot ou à Popincourt était d’une réalisation bien difficile dans un quartier aussi perdu et d’un accès si difficile. Peut-être aussi était-ce – sub foliis – un de ces paradoux délicieux, sous les épaisses frondaisons duquel il était loisible, dans la solitude et le recueillement, de rester en extase devant les beautés de la nature, de fixer l’incomparable féerie des ciels fugitifs, de lancer des ballades à la lune ou de rimer aux étoiles ? C’est peu probable, car rien ne permet de découvrir dans le sieur Cendrin ou Sandrin – ce ne sont que des conjectures, puisque nous ignorons à peu près tout de lui – l’étoffe d’un grand seigneur, le tempérament d’un artiste ou l’âme d’un poète. Sa seule noblesse était d’être quelque peu marquis de Carabas de l’endroit ; nous retrouvons, en effet, son nom fréquemment répété comme important propriétaire et possesseur de nombreux lopins de terre.
Folie !… C’en était une sans doute, de s’être rendu acquéreur en l’audience du 12 mars 1774, de cette propriété, d’une contenance d’un arpent et demi environ, comprenant maison, remise, jardins et bosquets, limitée à droite et par derrière sur le chemin qui conduit de Montmartre à Saint-Denis, à gauche sur une petite voye conduisant au même lieu et par devant sur la rue de Paris, de l’avoir enclose de murs solides et environnée de tous côtés de forts éperons, et surtout d’avoir dépensé sans compter pour aménager d’une façon confortable et même somptueuse le corps de logis principal servant d’habitation. Il suffit d’examiner les plans, peintures ou dessins qui nous en restent, pour se rendre compte de l’importance inusitée de cette propriété perdue dans ce coin agreste et champêtre, détonant par son apparence riche et cossue avec la simplicité modeste des demeures environnantes.
On peut se faire une idée de ce qu’avait pu devenir cette demeure pendant les vingt années que le sieur Cendrin y mena une existence paisible ou dévergondée – la chronique est muette à cet égard – par la description qui en fut faite, lorsque vers 1795, le sieur Pruneau, marchand de vins, demeurant à Paris, rue d’Orléans Honoré, en devint propriétaire.
Elle consistait en un grand corps de logis, élevé sur caves, d’environ vingt-cinq mètres, trois portes d’entrée dont deux petites et une grande porte-cochère, une grande cour devant ladite maison, fermée par une grande grille de fer ; ladite maison était éclairée au midi par vingt-sept croisées de face et par le même nombre au nord et par quatre au couchant : toutes les croisées étaient garnies de persiennes en bois de chêne. Le rez-de-chaussée comprenait un grand salon de compagnie, boudoir, salle de billard, salle à manger, grande cuisine et office. Le premier étage était composé de neuf pièces de plain pied, et d’une grande cuisine : huit glaces ornaient les cheminées desdites pièces ; deux beaux escaliers dans chaque bout faisaient communiquer le rez-de-chaussée et le premier étage. Neuf pièces de plain pied constituaient le second étage. De grands greniers régnaient au-dessus des appartements ; au-dessus de l’entablement existait un filet de balustre crolière (?) en pierre de St-Leu ; une gouttière en plomb conduisait les eaux dans un réservoir aussi en plomb : la totalité de la maison était couverte en tuiles. Le jardin, de la contenance d’un hectare environ, clos de murs, était planté d’arbres fruitiers, d’arbustes et garni d’espaliers.
Telle était la propriété, lorsque, dix ans plus tard – le siècle, le dix-neuvième, avait environ cinq ans, – le Docteur Prost s’en rendit acquéreur pour y installer une maison de santé.
Le Dr Pierre-Antoine Prost n’était pas le premier venu. Originaire du département du Rhône, après de solides études docteur en médecine, attaché à l’Hôtel-Dieu de Lyon, membre de la Société de médecine de Paris, de celles de médecine et d’agriculture de Lyon…. il s’était spécialement consacré à l’étude des maladies mentales. L’agencement intérieur de l’immeuble et sa situation merveilleuse lui convenaient en tous points pour y recevoir des pensionnaires.
« Cette maison, disait-il, très spacieuse est peu éloignée de la barrière de Paris. Un jardin fort étendu et des plus agréables, une distribution intérieure des plus convenables, un aspect qui présente les scènes douces et variées de la nature, tout m’a paru se réunir pour le but que je me propose et auquel l’expérience m’a prouvé qu’on n’arrive point si l’on néglige de s’entourer d’un appareil de choses disposées avec intelligence et préparées pour l’usage que les divers états de la maladie prescrivent. »
« Prost, Docteur en médecine, insensés en traitement et autres maladies, à Montmartre, » pouvait-on lire dans l’almanach du Commerce de l’époque. La maison, de fait, était fort et très honorablement connue, sans crainte de la concurrence qui pouvait naître d’un autre établissement sis Place des Abbesses, « Le Petit Bicêtre. » Bâti sur d’anciennes excavations de l’abbaye, il occupait l’emplacement du 7 actuel de la rue de la Vieuville, à côté de l’école de garçons que des craintes d’éboulement fit récemment évacuer. Contrairement à ce que son nom pouvait faire supposer, on y soignait toutes les maladies. Sa notoriété était peu grande, sa clientèle plutôt rare ; son existence fut éphémère.
Le Dr Prost se recommandait, non seulement par la bonne tenue de sa maison et la méthode nouvelle appliquée au traitement des malades, mais encore par une série d’ouvrages fort appréciés basés sur de sérieuses études et fruits de nombreuses observations. Il précéda Broussais dans ses travaux, préparant ainsi le triomphe de la médecine physiologique, sans que jamais toute la justice à laquelle il avait droit lui ait été rendue.
On peut citer de lui :
– La médecine éclairée par l’observation et l’ouverture des corps, 1804, 2 gros vol., in-8°.
– Essai Physiologique sur la sensibilité, un vol. in-8°.
Et surtout :
– Deux coups d’œil physiologiques sur la folie ou Exposé des Causes essentielles de cette maladie, suivi de l’indication des divers procédés de guérison – deux brochures in-8°, parues en 1806 et 1807.
Dans ce dernier travail, le Dr Prost analyse les circonstances qui prédisposent à l’aliénation et celles qui la déterminent et l’entretiennent ; il traite cette maladie sous un point de vue absolument nouveau et fait l’exposition succincte de la méthode qu’il emploie.
À la suite d’études prolongées et de l’exercice d’une pratique constante, il s’est livré à un examen approfondi des lois et des influences des corps : il a puisé les principes de relations secrètes des organes dans l’étude des phénomènes que présente l’ouverture des cadavres. Au lieu de rechercher uniquement les causes organiques de la folie dans le désordre cérébral, il a étudié l’économie animale et remarqué les sympathies réciproques des organes, spécialement entre le cerveau et les organes glanduleux, et il en est arrivé à conclure que les organes du ventre jouent un rôle principal sur les facultés de l’entendement, de la volonté, et sur les passions. C’est ainsi qu’il a été conduit à s’occuper plus particulièrement des aliénés.
« Dans le grand nombre des maisons destinées à recevoir les aliénés, dit-il, il en est quelques-unes où les malades sont traités ; dans beaucoup d’autres, ils n’y sont qu’éloignés de la société, ils n’y reçoivent aucun secours, aucun traitement propre à les arracher à leur triste état. Nous avons vu naguère les malheureuses victimes de la maladie qui occasionne l’aliénation mentale, repoussées par les plus absurdes préjugés et traitées avec l’insouciance et l’impéritie les plus révoltantes.
Grâces en soient rendues à quelques sages amis de l’humanité, le sort de ces malades est changé en beaucoup d’endroits. De nos jours, une doctrine s’est établie, des méthodes ont été suivies : la science en a cherché les règles et une philanthropie éclairée en a dirigé l’application. C’est à MM. Pinel et de Coulmiers, que la reconnaissance publique doit des hommages pour ce bienfait…
Tant de causes morales jettent dans cette déplorable situation ! Tous les extrêmes se réunissent pour donner lieu à la folie, et la folie précipite à son tour sa victime dans tous les extrêmes. L’investigation de ces causes doit souvent être dérobée au malade ; la connaissance qu’il en aurait pourrait en accroître les effets.
Cette maladie présente des phénomènes dont les causes cachées ne se développent qu’à celui qui les recherche avec le calme d’un esprit observateur, dégagé de tout système ; mais ces causes, il n’appartient pas à la médecine seule de les combattre : le traitement moral est quelquefois plus efficace que les secours de l’art. Alors que les documents et les prescriptions de la science n’ont point d’application, la morale et la philanthropie offrent au médecin des moyens dont son cœur peut seul diriger l’emploi. Être médecin n’est donc point assez auprès d’un fou ; il faut être par caractère disposé à cette douce bienveillance qui, ne se démentant jamais, inspire et fixe la confiance du malade et l’amène à faire sans effort ce qui convient à son état.
Je connais donc toutes les difficultés de la tâche que je m’impose, ajoute-t-il, et je l’entreprends avec la confiance que rien de ce qui pourra m’aider à la remplir ne sera négligé par moi. Celui qui se consacre à la direction d’un pareil établissement doit être à la fois le médecin, l’infirmier, l’ami, le consolateur, le confident de ses malades. Toujours au milieu d’eux, les observant, les dirigeant, épiant leurs dispositions secrètes, il doit mettre à profit toutes les circonstances, toutes les actions, tous les mouvements qui, quoiqu’en apparence indifférents, décèlent aux yeux de l’observateur éclairé des causes profondément cachées. »
Ne voilà-t-il pas en quelques lignes la théorie du système de traitement dont le Dr Esprit Blanche ne fit que continuer heureusement l’application ?
Les résultats obtenus, des plus satisfaisants, ne contribuèrent pas peu à établir la juste réputation de la maison du Dr Prost. Parmi les nombreux malades qui y furent traités, il convient de citer notamment Gabriel-Marie-Jean-Baptiste Legouvé. L’auteur du Mérite des femmes y fut conduit à la suite d’une chute dans un saut de loup faite alors qu’il se trouvait dans le parc du château d’Ivry, chez Mme Parny, autrefois Mlle Contat, l’actrice du Théâtre Français ; cet accident avait occasionné une rupture de la clavicule, suivie d’un ébranlement cérébral jugé d’abord sans gravité. La clavicule guérit, mais la tête resta malade. À l’état d’inquiétude et de mélancolie qui l’affligeait vint encore s’ajouter la douleur causée par la mort de sa femme Elisabeth-Adélaïde Sauvan, décédée le 7 septembre 1809, à l’âge de 33 ans.
Ce monde n’était pas digne
de la posséder ;
Elle en est sortie pour en chercher
un meilleur,
fit inscrire Legouvé sur le monument qu’il éleva à la mémoire de sa femme, dans le cimetière du Nord ; ce monument de forme carrée se dressait au milieu d’un petit jardin planté d’arbres et entouré d’une grille en fer ; sur le côté était un banc de pierre. La tête chavirée et le cœur brisé, Legouvé, de la rue Traînée descendant mélancoliquement par le Vieux chemin, venait quotidiennement s’y asseoir. Quelques jours après qu’il eut manqué, pour la première fois, à son pieux pèlerinage, on pouvait lire sur le monument cette inscription fraîchement gravée :
Dans cette même tombe
près d’une épouse chérie
repose
Gabriel-Marie-Jean-Baptiste Legouvé,
Membre de l’Institut National
et de la Légion d’honneur,
décédé le 30 août 1812
Deux ans plus tard, les alliés venaient camper dans la plaine Saint-Denis, le 30 mars 1814. Le général russe comte de Laugeron, à la tête d’un corps d’armée, après s’être emparé d’Aubervilliers, par la route de Saint-Ouen, marchait sur Montmartre, défendu seulement par quelques pièces de canon et quatre cents dragons commandés par un colonel. Le feu de l’ennemi était très meurtrier ; les habitants, pour se soustraire à la pluie d’obus qui les menaçait, s’étaient cachés dans leurs caves. Ce ne fut qu’après plusieurs assauts héroïquement repoussés, que les 8e et 10e corps de l’armée russe occupèrent la Butte. Les pièces d’artillerie tombées au pouvoir de l’ennemi, alors retournées sur Paris, allaient bombarder la capitale, lorsque l’annonce de la capitulation qui venait d’être signée à Belleville, fit cesser les hostilités.
L’armée de Silésie coucha sur ses positions et repartit le lendemain ; l’armée russe, elle, était campée au milieu de la plaine Saint-Denis ; le général de Langeron occupa Montmartre pendant quelques jours avec son état-major ; ses adjudants lui choisirent, comme quartier, la maison la plus élevée et la plus convenable, la maison de santé du Dr Prost, qui leur parut inhabitée. Mais à peine y était-il entré, que le général était entouré par tous les fous de l’établissement ; ceux-ci, dans les accoutrements les plus étranges, lui firent un accueil auquel il était loin de s’attendre ; et ce ne fut pas trop des efforts réunis du général et de la directrice pour faire rentrer les malades dans leurs chambres et ramener l’ordre dans la maison (1).
Si le Dr Prost se montrait plein de mansuétude, de douceur et de bonté avec ses malades et pensionnaires, il n’en était guère de même lorsqu’il s’agissait de ses voisins et de la municipalité de Montmartre. Il lui advint d’avoir, en maintes circonstances, mailles à partir avec ces derniers ; les réclamations s’émoussaient dès qu’elles l’avaient touché ; sa mauvaise volonté et sa force d’inertie résistaient à toutes les enquêtes et à toutes les procédures : comme Fabius, Prost cunctator décourageait les énergies les plus acharnées.
En 1818, le Dr Prost ajoute un corps de logis au bâtiment principal de sa maison ; il paraît qu’aux 2e et 3e étages deux corps de cheminée reposaient sur des poutres de bois et en traversaient même quelques-unes. C’était non seulement contraire aux règlements, mais encore dangereux pour le propriétaire de l’immeuble et ses voisins. Ceux-ci réclament ; le Dr Prost fait la sourde oreille. Ils s’adressent alors au maire, M. Faveret, qui sollicite du préfet du département de la Seine, l’autorisation de se rendre sur place pour constater le fait, d’autant plus grave, dit-il, que « tout incendie est à craindre dans une commune ou l’eau est rare et très éloignée des habitations. » « Ces corps de cheminée sont isolés, riposte le Dr ; je ne m’en servirai qu’en faisant placer des desarneaux avec un tuyau isolé, ce qui garantira de tout danger… cela suffit. Je m’oppose à toute enquête et à toute constatation ; qu’on me laisse en paix… » M. Faveret avise de ce refus le sous-préfet de l’arrondissement de Saint-Denis par lettre du 17 juillet 1818… Et puis, c’est tout. On attendit, sans doute, pour poursuivre que l’accident se produisit : il n’eut pas lieu et rien ne vint rallumer cette affaire.
À la fin de la même année, autres difficultés. Le Dr Prost s’était rendu acquéreur par acte passé devant Me Fournier, notaire à Paris, le 2 mai 1810, d’un terrain voisin de sa propriété, appartenant originairement aux religieuses de Montmartre, au lieu dit le Champ du Palais, en bordure sur le chemin des Moulins. Le tracé de la nouvelle route de Paris par la Barrière Blanche en 1811 et 1812, modifiant le bornage de cet achat, avait englobé une parcelle de terre trop petite pour pouvoir jamais être utilisée, non comprise dans le contrat d’acquisition. La fabrique de Saint-Pierre la revendique. Le Dr Prost refuse, et profite de la circonstance pour solliciter en outre de l’administration le droit de conserver comme clôture et limite de sa propriété le mur que le génie militaire avait fait construire en 1815 pour la défense de Paris, en avant de ce terrain, sur le bord de la nouvelle route.
Cette demande avait été favorablement accueillie. Un arrêté de la préfecture du 30 décembre 1819 autorisa le sieur Prost à laisser subsister ce mur jusqu’à ce qu’il y ait lieu de le faire démolir pour cause de vétusté ou de demande d’alignement.
La fabrique, n’entendant pas de cette oreille, réclama à nouveau. Un arrêté du 1er octobre 1821 la déboutait de sa demande et l’envoyait se pourvoir devant les tribunaux. En 1824, on en était encore aux enquêtes, procès-verbaux et citations… Mais le Docteur Prost n’était plus là : il avait en 1820 quitté Montmartre et cédé sa maison de santé au Docteur Esprit-Sylvestre Blanche.
Celui-ci, originaire de Normandie (2) appartenait à une brillante famille de médecins.
Son père, le Dr Antoine-Louis Blanche-Duparc (3), avait été médecin de la maison des aliénés du département de la Seine-Inférieure, membre et prévôt du collège de Rouen : il fut un ardent propagateur de la vaccine et par de remarquables travaux (4), eut le grand mérite de coopérer à l’expansion de la méthode de Jenner, qui, malgré de décisives expériences faites en 1796, n’avait pénétré en France qu’en 1800.
Le Docteur Antoine-Emmanuel-Pascal Blanche, son frère (5), fut l’un des praticiens les plus distingués et membre de l’académie de Rouen.
Comment vivre dans une telle atmosphère de famille, sans en ressentir brûlamment les effluves ! Esprit Blanche n’eut, du reste, aucune velléité de s’y soustraire. Aussitôt que ses études le lui permirent, il vint à Paris suivre les cours de la Faculté de médecine et manifesta de bonne heure, à l’exemple de son frère, un intérêt tout particulier pour l’étude des maladies mentales. À peine était-il reçu docteur qu’il prenait la direction de la maison de santé de Montmartre. Pourquoi le Dr Prost abandonnait-il l’établissement qu’il avait créé ? Sa situation était-elle si peu prospère que son neveu reçu docteur en 1819, la même année que le Dr Blanche, au lieu de s’en rendre acquéreur, avait préféré s’installer au 22 de la rue St-Lazare ? Les recherches faites à ce sujet sont restées sans résultat. Il n’a pas été non plus possible de savoir ce que le Dr Prost était lui-même devenu jusqu’à sa mort survenue à Paris, le 23 avril 1832.
Les malades en traitement ne s’aperçurent pas du changement de direction : l’intimité de la vie de famille, plus grande encore que par le passé, devint plus étroite. Le Dr Blanche, net et brusque en apparence et au fond d’une patience inlassable et d’une bonté à toutes épreuves, secondé par sa jeune femme (6), un ange de douceur et d’abnégation, aidé par les Dr Prost, Lamide et Lachaize, précieux et dévoués collaborateurs, continua à mettre en pratique les principes préconisés par son prédécesseur. Il s’inquiétait peu d’écrire, mais n’hésita pas à prendre hardiment la plume pour combattre les doctrines irrationnelles et dangereuses du Docteur Leuret.
Deux mémoires furent par lui publiés à cette occasion ; dans le premier : Du danger des rigueurs corporelles dans le traitement de la folie, daté de 1839, il discute pied à pied la théorie émise par son adversaire, lors d’une lecture faite à l’Académie en 1838 : « De deux choses l’une, dit-il, ou vous ne conseillez l’intimidation et les pénibles moyens qu’elle entraîne que comme une ressource accessoire à laquelle la nécessité force quelquefois d’avoir recours ; ou vous la proposez comme un moyen fondamental, comme base du traitement de la folie. Dans le premier cas, vous ne faites que répéter ce qu’on trouve dans tous les ouvrages écrits sur la folie ; dans le second, vous niez que le traitement de cette maladie doive avant tout être moral : vous arrachez alors un des plus beaux fleurons de la couronne scientifique de Pinel, vous avancez en un mot une opinion que repoussent la raison et l’esprit philanthropique de notre époque, et que ne sanctionne ni votre expérience, ni celle de vos confrères. » Le second : De l’État actuel du traitement de la folie en France, paru en 1840, est une réponse au livre du même Dr Leuret intitulé : Du Traitement moral de la folie. Le Dr Blanche arrive à prouver que le Dr Leuret a plutôt fait faire, à l’étude des maladies mentales, un pas en arrière qu’un progrès. Tel fut également l’avis de l’Académie Royale de Médecine qui par l’organe de deux savants, MM. Esquirol et Pariset, se prononça en faveur des vues thérapeutiques du Dr Blanche, déclarant en outre que le système d’intimidation préconisé par le Dr Leuret n’était pas une idée nouvelle, et que prendre une telle idée pour base d’une doctrine générale serait un malheur pour les médecins et les malades (7).
M. J. Mauzin (8) et M. Jacques Arago (9) ont fourni d’amples et précis renseignements sur la Maison du Dr Blanche et quelques malades qui, vers 1830, s’y trouvaient en traitement. Nul ne venait y frapper sans être sûr d’y trouver un accueil cordial et des soins dévoués. Écrivains et artistes y étaient particulièrement bien reçus et choyés, alors même que, sans être terrassés par le surmenage intellectuel ou emportés dans le tourbillon de leurs rêves, ils venaient en amis s’asseoir à la table qui leur était toujours ouverte.
Le plaisir des commensaux de passage n’était pas sans être souvent troublé par l’impression pénible éprouvée à la vue des amis en traitement ou l’appréhension qu’un jour peut-être, l’équilibre des facultés perdu pouvait les amener à leur tour à occuper une place dans cet asile.
Frédéric Soulié, déjeunant une fois chez le Docteur Blanche, lui demanda :
« Comment faites-vous, docteur, pour enfermer les fous que l’on vous désigne ?
– C’est bien simple, répondit le médecin, surtout quand je les connais. Je les rencontre comme par hasard dans la rue… »
Le romancier fronça les sourcils.
« Oui, comme vous m’avez rencontré ce matin, docteur.
– Précisément. Nous causons ; et, sans avoir l’air de rien, je les invite à déjeuner. Ils refusent d’abord. J’insiste. Et je fais si bien qu’ils finissent par accepter.
– Toujours comme moi, reprit Soulié, qui pâlissait visiblement. Et vous les attirez ainsi chez vous ?
– Oui. Et une fois qu’ils y sont, je les retiens pensionnaires… »
Soulié, pour qui la crainte de devenir fou était une hantise, n’en entendit pas davantage, sauta sur son chapeau et prit la fuite (10).
« Dans le monde des lettres et des arts, peut-on lire dans le Livre de Bord d’A. Karr, si quelqu’un devenait fou, était blessé en duel… on commençait par le porter chez Blanche, sans s’inquiéter de savoir comment serait payée la pension – les soins, nous n’en parlons pas : – quelquefois elle était payée par sa famille, quelquefois aussi par un ministère, si le malade était un illustre, quelquefois elle ne l’était pas du tout, et celui qui s’en inquiétait le moins, c’était encore Blanche. »
La réputation de la maison était telle que dans un vaudeville de Théaulon, Gabriel et F. de Courcy, Crouton, chef d’École, représenté le 12 avril 1837 au Théâtre des Variétés, c’est un employé de la maison de santé du Dr Blanche que l’on va immédiatement chercher, pour emmener un des personnages subitement devenu fou… Ce n’était pas une banale réclame, mais bien une légitime popularité.
Et les épaves de tous les mondes, brisées par les tempêtes de la vie, emportées par les remous de cette mer furieuse et implacable qu’est l’existence, venaient échouer lamentablement au seuil de cette hospitalière et bienveillante maison.
C’est madame de la Valette, qui, après un court séjour, eut le bonheur de sortir guérie. C’est le général Travot, entre les mains duquel dans le bois du château de la Chabotterie, près Clisson, tomba Charette, harassé, traqué, fourbu, épuisé par la fièvre et par la faim, perdant son sang, et ne pouvant plus fuir. M. Lenôtre dans son dernier volume de Vieilles maisons, vieux papiers, vient de nous en retracer les émouvantes péripéties. Condamné à mort au retour des Bourbons, le général Travot perdit la raison en apprenant la commutation de sa peine en vingt années de réclusion. Le 7 janvier 1836, on l’inhumait au cimetière Montmartre ; sur sa tombe a été gravée cette phrase extraite du testament de Napoléon à St-Hélène : « Je lègue aux enfants du brave et vertueux général Travot… ». Un buste en bronze rappelle ses traits. Son nom a été donné à une avenue du cimetière.
C’est Monrose, l’excellent artiste de la Comédie Française, le fin, léger, railleur et incomparable valet des répertoires de Marivaux, de Molière et de Beaumarchais : il avait fourni une brillante carrière, toute de succès, et s’était donné corps et âme à son métier qu’il adorait. Ses forces malheureusement le trahirent à la fin et sa mémoire, qu’il avait soumise à d’invraisemblables tours de force, lui fit subitement défaut. Le mal qui le minait, joint à la tristesse de ne pouvoir faire entrer aucun de ses enfants à la Comédie Française dont il était devenu le doyen, compliqué en outre de fièvre et d’insomnie à la suite du chagrin que lui causa la mort de sa femme, le jeta dans une mélancolie abominable. Quelques mois de traitement eurent raison de cette première crise.
Mais un soir qu’à Rouen, il jouait avec Mlle Verneuil, sa camarade du Français, un de ses rôles préférés, sa pauvre cervelle se brouilla tout à coup : prose et vers enchevêtrés, débités sans suite au grand étonnement du parterre, firent croire à ce dernier que l’artiste était en état d’ébriété ; mais lorsqu’il se rendit compte de la cause véritable de cet accident, les murmures et les sifflets avaient fait leur œuvre. Monrose fou, complètement fou, était à grand-peine reconduit à Montmartre chez le Dr Blanche.
Le 7 janvier 1843, avait lieu à la Comédie Française sa représentation de retraite ; Monrose avait tenu absolument à paraître encore une fois dans le Barbier de Séville.
« Le public veut le voir, raconte J. Janin (11) qui, présent à cette sensationnelle soirée, en a conservé le vibrant souvenir. Plus on dit : « Il est malade ! » et plus le parterre répond : « Qu’il paraisse ! » Alors, il reparaît ! à l’instant ou il reparaît, où il va venir, on tremble : le frisson se répand dans la salle. « Pauvre homme ! » dit-on à la fin. Ô miracle ! le voici ! c’est lui, c’est bien lui, c’est le Monrose d’autrefois ! Il chante, il fredonne sa petite chanson ; il compose ses petits vers ; il les écrit sur son genoux : rien ne l’étonne, ou plutôt il se revoit avec joie dans ce monde idéal qui est pour lui le véritable univers. Rien n’est changé. Voici la maison de Bartholo ; voici la jalousie fermée à clef, derrière laquelle étincelle et brille un œil noir. Voici M. le Comte Almaviva lui-même ; et Figaro de rire déjà du Comte ! – C’est bien le rire d’autrefois. Jamais l’épigramme n’a été lancée avec plus de sans-gêne et de bonne humeur. Et maintenant que Monrose s’est reconnu lui-même, laissez-le faire, il n’a plus besoin de personne. Il va donner, ô instinct ! – la vie et le mouvement à toute cette Comédie.
Chacun tremblait pour lui : c’est lui-même qui les rassure tous ; le comte Almaviva se préparait à soutenir Figaro, Figaro rit au nez du Comte. Rosine avait peur, Figaro rassure Rosine. Bartholo et lui-même, Basile, étaient émus, et ils se promettaient bien de ménager leurs brutalités habituelles ; Figaro ne leur en donne pas le temps, il les prend, il les pousse, il les obsède si fort que ceux-ci sont obligés de se défendre. C’est un sauve-qui-peut général, mais c’est l’alerte sauve-qui-peut de la grâce, de l’esprit et de la bonne humeur. Pourtant, il y a dans ce rôle de Figaro des mots qui nous faisaient frémir, ces trois, par exemple, qui terminent le troisième acte : « Il est fou ! il est fou ! il est fou ! » Et comme Monrose les a dits ! chaque fois sa voix s’élevait d’une façon lamentable. C’est le seul moment où ce malheureux artiste ait oublié son rôle de Figaro ; on eût dit, à entendre ce sanglot caché, qu’il allait enfin échapper à ce tour de force inexplicable, affreux…
Expliquez donc ce mystère ? Cet homme qui revient au monde pour trois heures. Cet esprit endormi qui se réveille pour réciter une certaine quantité de bons mots disparus de son crâne, il y a trois ans, et qui vont de nouveau disparaître et pour toujours ! Comment cela se fait-il ?… »
Quelle soirée !… Elle s’acheva pourtant sans incident tragique.
Le Dr Blanche qui veillait dans la coulisse, prêt à intervenir à la moindre défaillance, reprit possession de son malade aussitôt la dernière réplique et le ramena immédiatement à Montmartre. Le malheureux artiste n’en devait plus sortir ; ses forces allèrent s’affaiblissant : il y mourut le 20 avril 1843, à l’âge de 59 ans.
« Cette représentation suprême du Mariage de Figaro par un homme dont la raison était absente, ajoute J. Janin, devait être comptée comme le chef-d’œuvre de la volonté du docteur Blanche ; nous appelions cela son miracle, et, comme il était né à Rouen, nous lui chantions souvent cet hymne qui se chante encore à l’Église de St-Ouen :
Adsis supreme spiritus
In nocte sis lux mentium
Toi seul tu peux calmer cet esprit agité
De ce nuage épais, toi seul est la clarté.
une ode même de Santeuil, traduite en vers, par un poète de Rouen, M. Édouard Neveu, mort l’an de grâce 1852, à l’hôtel Dieu, sur le lit même de Gilbert. »
C’est aussi chez le Dr Blanche, si l’on en croit J. Janin, que mourut une des plus grandes dames de l’ancien empire français, une grande dame qui était un bel esprit et un charmant écrivain.
« Plus tard, et dans la même maison, le fils aîné, l’héritier de ce grand titre gagné sur tous les champs de bataille de l’Empereur, devait suivre sa mère infortunée ! Dans ces lieux, témoins de tant de chutes où tant de rêves ont abouti, est mort à son tour entouré des soins les plus tendres Étienne Becquet ; il avait à peine trente-six ans, il avait lui aussi gardé tout son esprit, il venait d’entrer dans la grande fortune de son père – il est mort sous ce toit bienveillant, en murmurant une ode d’Horace, en guise de prière suprême…
Le Dr Blanche a guéri une jeune femme amoureuse du soleil ! Elle s’éveillait au matin, souriant à son bien-aimé du sourire des anges ; à midi, rien ne manquait à cette fête de son cœur. Peu à peu, quand descendait le crépuscule, elle tombait dans l’anéantissement de la mort. Elle se remettait à parler et à sourire à l’heure où chantait la statue de Memnon ! Le Dr Blanche a guéri cette héliotrope et l’a mariée… »
On sait de quelle tare sont frappés dans leur personne et leur famille ceux que la folie a effleurés de son doigt : aussi le bon Dr Blanche était-il le premier à cacher les noms des malheureux qui étaient morts ou à taire les noms de ceux qui étaient sortis guéris. Quand d’aventure il rencontrait de ces derniers dans les rues, il affectait de ne les point reconnaître, afin de ne pas attirer l’attention sur eux et d’éviter les soupçons.
« Que de poètes, que d’écrivains et combien de philosophes, gémit encore J. Janin, ont invoqué sa science et sa pitié ! Combien de jeunes gens l’ont appelé dans leurs désastres, que de jeunesses perverties par la folie et le zèle du travail, en proie à l’ambition qui tue, ont dû à ce galant homme le rétablissement de leur intelligence ! Il était de sa nature un observateur attentif, prévoyant, très calme et très ferme tout ensemble. Dans cette diversité infinie d’accidents que le cerveau de l’homme… et de la femme peut contenir, il s’attachait surtout à rechercher les accidents qui frappaient les intelligences d’élite, à guérir, à rasséréner les grandes âmes, plus facilement et plus cruellement malades que toutes les autres.
Celui-là donc était le bienvenu chez le Dr Blanche, qui était la victime de l’étude ou des passions, la victime du génie ou du travail ; celui-là était le bienvenu qui succombait sous le fardeau des espérances trompées, de la gloire incomplète et de l’orgueil blessé à mort ! À ces âmes en peine, il accordait tous ses soins, se croyant trop payé et trop récompensé s’il avait retrouvé une lueur sous cette cendre éteinte, une pensée en cette âme blessée à mort, un rêve logique dans cet esprit abandonné à tout le dévergondage de la fantaisie. Hé ! qu’il en a vu mourir et s’éteindre en gémissant, de ces intelligences à part qui sont le tourment des corps qui les subissent.
Jeune encore, le Dr Blanche a vu venir à lui, à demi fous d’épouvante, les vieux poètes de l’Empire épouvantés des premiers bruits de la naissante poésie ; il a vu l’Académie inquiète du Cénacle ; il a vu plus tard le Cénacle, à son tour possédé de cette ambition perverse qui ne veut rien tolérer de tout ce qui s’élève ou se tient debout à côté d’elle ! Aussi, des deux partis des deux armées littéraires, il a recueilli les blessés ; il a ramassé les morts sur le double champ de bataille de la poésie, il a été le témoin affligé de tous les suicides, il a assisté à tous ces duels ; il a vu des hommes amoureux de leur gloire et de leur renommée à ce point qu’ils s’appelaient des dieux et qu’ils se dressaient à eux-mêmes des autels…
Il apaisait, il calmait, il consolait, il relevait, il encourageait son malade. Il le ramenait dans les sentiers connus ; il le traitait comme un père traite son enfant ; et, par tant de bons soins, par tant de bonnes paroles et tant d’exemples dont il avait le secret, il faisait que l’ordre et l’espérance rentraient à la fois dans cette âme et dans cet esprit au désespoir… »
C’est Lassailly, l’auteur des Roueries de Trialph, l’un des plus rares ouvrages de la période romantique, portant sur son titre cette curieuse épigraphe : Ah ! Eh ! Eh ! Hi ! Hi ! Hi ! Oh ! Hu ! Hu ! Hu ! Hu ! Profession de foi par l’auteur. « Lassailly, dont le nez toujours à l’affût des aventures faisait dire : Lassailly est ainsi nommé à cause de celle de son nez, » et dont la vie entière ne fut que la misère en habit à la mode, Lassailly l’éternel amoureux, passant ses matinées à l’Église et ses soirées à l’Opéra en quête d’intrigues avec les femmes du monde, les plus séduisantes et les plus brillantes. « C’était Faust et Werther, et son cœur a fleuri sans trouver de rosée au pays de Voltaire. Il vivait dans le bleu, toujours loin de la terre. » Apollon timbré, l’appelait Sainte-Beuve. « Soit, disait-il ; quiconque n’a pas traversé la folie n’arrive à aucun sommet. » Sur la recommandation de Lamartine et de A. de Vigny, il fut interné par le ministre de l’intérieur, chez le Dr Blanche. Il mourut le 18 juillet 1843 ; ses funérailles eurent lieu aux frais du département.
C’est Antoni Deschamps, moins fou que neurasthénique, comme nous dirions aujourd’hui ; une crise, résultat du surmenage intellectuel causé par sa traduction en vers de La Divine Comédie, l’avait amené à Montmartre : il y resta à demeure, suivant le docteur Blanche à Passy, lorsqu’il y transporta sa maison de santé et ne le quitta qu’en même temps que ce monde en 1869. Son inspiration mélancolique et rêveuse se plaisait dans l’élégie. Ses deux derniers livres de poésie, écrits à Montmartre : Dernières Paroles (1835) et Résignation (1839), sont l’écho de sa détresse morale et physique.
C’est enfin, et surtout, Gérard de Nerval, ce doux et charmant poète, franche et loyale physionomie reflétant à la fois la bonté, l’esprit, la finesse et la candeur, dont l’existence fut une continuelle errance et un rêve d’éternel amour. Ses crises, qui ne duraient guère plus de six mois, allèrent se rapprochant vers la fin de sa vie. Quand il retombait dans sa folie, – quoiqu’il fut plus halluciné que fou, – « il n’était pas comme un autre, raconte A. Houssaye qui fut pour Gérard un ami fidèle de la première à la dernière heure ; c’était tour à tour l’amour de l’infini, l’amour de l’amour. D’ailleurs, on n’a jamais vu passer un fou si aisément de la folie à la sagesse, de la sagesse à la folie ; en outre, dans ses heures nébuleuses, il était soudainement frappé d’une si vive lumière qu’il confondait les esprits les plus subtils.
Ce qu’il faut surtout remarquer, c’est la durée de cette intelligence, tour à tour lumineuse et nocturne ; pendant vingt ans, ce fut le même homme, toujours jeune, toujours vaillant, toujours sur la brèche, passant de la science à la poésie, tantôt philosophe, tantôt amoureux, voyageant à fond de train en Europe et en Asie, en parcourant toutes les routes plus au moins connues de l’infini. »
« J’ai laissé ma folie chez Blanche, » disait-il chaque fois qu’il quittait la maison de santé. Hélas ! le malheureux ! c’était bien sa raison qui s’en allait en lambeaux.
Sans cesse par voies et par chemins, il connaissait mieux que personne les environs de Paris dans leurs plus mystérieux recoins ; ce n’était pas seulement Ermenonville ou Chantilly, Senlis ou Dammartin, c’était Montmartre au sommet duquel il aimait à cacher ses amours de passage, dont il fréquentait les ruelles et les carrières, et qui fut l’heureux prétexte de quelques-unes des plus jolies pages de sa Bohème galante.
C’est en parlant de lui que Champfleury (12) nous donne, de ce quartier pittoresque, un tableau vivant et certainement d’une grande exactitude de détails. Gérard, dit-il, « trouvait sur le revers opposé de la butte de quoi rafraîchir son esprit plus porté vers les petits détails domestiques, la nature riante, les mœurs populaires, les bals publics, le château des Brouillards, le moulin de la Galette. Montmartre est une petite ville de province, à la porte de Paris, quelque chose comme Pontoise. Pas de voitures, pas de police, pas de monde dans les rues tranquilles, de petites habitations entourées de jardins, de petites boutiques qui sentent la province. Chacun a l’air de s’y connaître. Un observateur au regard myope y sent tout son monde sous la main ; on y parle des pompiers, des conseillers municipaux et du maire. Quel est le citoyen de Paris qui s’occupe du maire de son arrondissement ? Les enfants de Montmartre ne ressemblent pas aux enfants de Paris. Ils ont des façons de jouer entre eux qui font penser aux rondes des enfants de province. Pour toutes ces raisons et bien d’autres, Gérard se plaisait dans ce Montmartre particulier, qui n’existera plus demain, et qui avait sa physionomie franche sous Louis Philippe. Il aimait à s’y promener entre les haies en fleurs, voyant passer à côté de lui de vraies grisettes qui, le dimanche et le lundi, vont se balancer à la balançoire du moulin de la Galette. Il écoutait les propos des lessiveuses au lavoir (il y a un lavoir en plein air à Montmartre). Dans ce petit Montmartre, il ne se sentait pas si isolé qu’à Paris, au milieu de la foule fiévreuse, courant à ses plaisirs ou à ses affaires. Comme il parcourait fréquemment le terroir de la commune, il connaissait presque toutes les figures : c’était presque une famille pour le pauvre humoriste.
Il y avait surtout sur le boulevard extérieur, entre la barrière des Martyrs et la barrière Rochechouart, un singulier endroit qu’il affectionnait. C’était une petite boutique noire, dans laquelle on descendait, et qui contenait plus de tonneaux que de buveurs. Le maître de la maison joignait à son commerce de boissons, la fabrique de cannes extravagantes et l’amour de la peinture.
Celui qui est passé par là et qui n’a pas vu la boutique n’a pas d’yeux. Au-dehors sont les cannes les plus tourmentées de la création, en racines bizarres, contournées, pleines de nœuds et de bosses, dont la poignée représente des figures bizarres et fantastiques, avec des yeux d’émail enchâssés dans le bois. La nature et l’art se sont prêtés à ces déviations. Il faut avoir le cerveau bien sain pour se servir de ces cannes grimaçantes qui, dans la main d’un cerveau troublé, doivent communiquer, rien que par le contact, des pensées étranges. La ligne droite de la canne qu’un penseur agite ou promène sur le sable, contribue à activer la pensée ; mais les serpents se repliant sur eux-mêmes avec leur écorce sauvage, la langue frétillante dans la main, ne sont point des cannes d’homme raisonnable. L’étalage du marchand de cannes donnait déjà le vertige et détruisait toute espèce de notions historiques, quand un écriteau accroché au cou d’une de ces cannes monstrueuses et sauvages, annonçait qu’elle avait appartenu au Maréchal de Richelieu. Autant aurait valu affirmer que l’élégant maréchal se servait d’un tomahawk à la cour ! Mais les cannes n’étaient rien en regard des peintures placées au-dehors. Sur plusieurs cartons s’étalaient des dessins de buveurs, en habit bleu de ciel, au nez rouge, qui recevaient invariablement en pleine figure des jets de boissons singulières s’échappant d’une bouteille. D’autres tableaux représentaient d’aimables compagnons se prenant aux cheveux, se cassant des bouteilles sur la tête, le tout dessiné comme par un enfant Joway, avec des couleurs primitives et barbares.
L’intérieur du Cabaret répondait franchement à l’extérieur. Pas de carreaux, mais de la terre battue. Des tables de bois et des bancs de bois. D’un côté, pour mur, de gros tonneaux, sur les ventres desquels étaient collées les peintures naïves, sorties du même pinceau que celles de l’extérieur. Le jour y venait à peine et n’éclairait qu’à regret les boissons alcooliques qu’y prenaient des ouvriers entassés autour de ces petites tables, ne contenant guère plus de sept buveurs. Gérard aimait les endroit bizarres, et celui-là certainement était un des plus singuliers du Paris des barrières. On y débitait je ne sais quel Gin ou quel Tafia ou quel Schidam… et Gérard, un petit verre devant lui, revenait souvent au cabaret, non pour la boisson, mais entraîné fatalement par une sorte de mandragore en racine tordue, qui poussait ses idées au bizarre… Cette mandragore, issue d’une vieille racine de vigne, intéressait démesurément Gérard qui, en descendant des Buttes Montmartre, allait tous les matins lui rendre hommage comme à une idole. L’esprit préoccupé des religions comparées, la tête pleine des singulières divinités qui président à ces différents cultes, Gérard s’imaginait peut-être que cette mandragore, digne de figurer en tête des œuvres d’Hoffmann, renfermait quelque Dieu mystérieux. On était alors sous la République et, aux tiraillements qui se faisaient de part et d’autre, les gens du peuple devenaient défiants. Cet homme en habit noir et en chapeau, qui fréquentait le cabaret sans rien dire et qui avait l’air d’écouter, froissa un jour les buveurs du lieu. – C’est un mouchard, dirent-ils, et ils lui auraient fait un mauvais parti, sans un sculpteur qui, passant devant le cabaret et entendant tout ce bruit, parvint à tirer Gérard d’affaire. »
Depuis longtemps, Gérard poursuivait son idéal d’amour, Jenny Colon qui, d’un petit théâtre des boulevards, était par son talent et sa beauté devenue une des plus brillantes artistes – une grande vedette, dirions-nous aujourd’hui – de l’Opéra-Comique. Mais cette course vaine à la chimère avait exacerbé ses facultés et, le songe s’étant épanché pour lui dans la vie réelle, une cure s’ensuivit nécessitant des soins immédiats. Se trouvant un jour à Montmartre, au coucher du soleil, sur la terrasse d’une maison à l’Italienne appartenant à un de ses amis, il vit une apparition et entendit une voix qui l’appelait. Il s’élança, tomba et resta évanoui de sa chute qui aurait pu le tuer. Il va sans dire qu’on le transporta immédiatement chez le Dr Blanche. C’était le 11 mars 1841.
La saison était superbe, le printemps versait sa gaieté à flots , le poète ne pouvait qu’en ressentir de bienheureux effets : « La maison où je me trouvais, écrivait-il plus tard, située sur une hauteur, avait un vaste jardin planté d’arbres précieux. L’air pur de la colline où elle était située, les premières haleines du printemps, les douceurs d’une société toute sympathique, m’apportaient de longs jours de calme. Les premières feuilles des sycomores me ravissaient par la vivacité de leurs couleurs, semblables aux panaches des coqs de Pharaon. La vue, qui s’étendait au-dessus de la plaine, présentait du matin au soir des horizons charmants, dont les teintes graduées plaisaient à mon imagination. Je peuplais les coteaux et les nuages de figures divines dont il me semblait voir distinctement les formes. »
Il y passa huit mois, huit mois de traitement bienfaisant et de lénifiant repos, correspondant avec ses amis et recevant même leurs visites.
« J’ai appris par Théophile, lui écrivait Francisque Wey (13) que ta santé est bien meilleure et j’en suis aussi joyeux, mon bon Gérard, que j’avais été affligé de ta maladie… Puisque tu as le bonheur de jouir, pour quelques jours encore, d’un repos élyséen, je me chargerai, si tu le veux, moi qui patauge dans la boue des affaires courantes, de tes commissions dont je te rendrai compte avec exactitude. Tu n’as qu’à parler… Je désire, mon cher ami, que tu me donnes de tes nouvelles directement. Tu dois avoir du temps à perdre et des revanches de bavardages à prendre ; fais-moi le plaisir de me gribouiller un peu de papier et de me dire tout ce qui te passera par la tête. J’irai te voir quand tu voudras, car je sais que le convalescent est friand de visites. Après cela, je te plains assez peu. D’abord, tu n’as rien à faire, puis tu es chauffé, nourri et paisible comme un gentilhomme campagnard. Tu vis au milieu d’un tas d’arbres comme une fauvette. Tu dis que tu manges comme un corbeau – et voici que le printemps, survenant à point nommé, tandis que tu es dans tes terres, va t’environner de verdure et de parfums. Reste-là jusqu’aux premières fleurs : tu nous y recevras et nous irons jaser sous l’orme et dans les lilas… »
Antoni Deschamps, disait de lui :
Sage était son discours, ses actes étaient fous !
Fous, ô combien ! Une de ses plus douces et exquises occupations, était de pétrir avec de la terre, la figure de celle qu’il aimait : « Tous les matins, gémissait-il, mon travail est à refaire, car les fous, jaloux de mon bonheur, se plaisent à en détruire l’ouvrage. » Avec des débris de charbon et des morceaux de briques, il traçait sur les portes et sur les murs des dessins extravagants ; avec des sucs de fleurs, il aquarellait des feuilles de papiers : partout, c’était la reine de Saba, Aurélia, Jenny Colon, « sous ses pieds tournait une roue, et les dieux lui faisaient cortège. » Tout gravitait autour d’une femme géante, nimbée de sept étoiles, appuyant ses pieds sur le globe où rampe le dragon, et symbolisant à la fois Diane, sainte Rosalie et Jenny Colon. Élucubration d’halluciné.
Il ne sortit de chez le docteur Blanche que le 21 novembre 1841. Voici ce qu’il écrivait à madame Alexandre Dumas, dans une lettre datée du lendemain.
« Ma chère Madame, j’ai rencontré hier Dumas, qui vous écrit aujourd’hui. Il vous dira que j’ai recouvré ce que l’on est convenu d’appeler raison, mais n’en croyez rien. Je suis toujours et j’ai toujours été le même, je m’étonne seulement que l’on m’ait trouvé changé pendant quelques jours du printemps dernier.
L’illusion, le paradoxe, la présomption sont toutes choses ennemies du bons sens dont je n’ai jamais manqué ! Au fond, j’ai fait un rêve très amusant et je le regrette ; j’en suis même à me demander s’il n’était pas plus vrai que ce qui me semble seul explicable et naturel aujourd’hui, mais comme il y a ici des médecins et des commissaires qui veillent à ce qu’on n’étende pas le champ de la poésie aux dépens de la voie publique, on ne m’a laissé sortir et vaquer définitivement parmi les gens raisonnables que lorsque je suis convenu bien formellement d’avoir été malade, ce qui coûtait beaucoup à mon amour-propre, et même à ma véracité. « Avoue ! avoue ! » me criait-on, comme on faisait jadis aux sorciers et aux hérétiques, et, pour en finir, je suis convenu de me laisser classer dans une affection définie par les docteurs, et appelée indifféremment Théomanie ou Démonomanie dans le dictionnaire médical. À l’aide des définitions incluses dans ces deux articles, la science a le droit d’escamoter ou réduire au silence tous les prophètes et voyants prédits par l’apocalypse, dont je me flattais d’être l’un. Mais je me résigne à mon sort, et si je manque à ma prédestination, j’accuserai le docteur Blanche d’avoir subtilisé l’esprit divin. »
Le Dr Blanche a toujours traité Gérard chez lui pour rien, ainsi que l’a dit A. Houssaye, non pas comme un enfant de la maison, mais comme un ami de tous les instants ; par deux fois encore, avant de se lancer dans l’infini des dernières marches du fatal escalier de la rue Vieille-Lanterne, Gérard fut obligé de faire appel aux bons soins de son ami en 1853 et 1854. Mais le Docteur Blanche n’était plus à Montmartre : il occupait depuis 1846, l’ancienne propriété de Mme de Lamballe, superbe demeure entourée d’un parc magnifique en bordure sur le quai de Passy. Son fils, Émile-Antoine, tout jeune lors de l’installation à Montmartre, – puisqu’il était né le 1er octobre 1820, – avait été mis en nourrice chez une brave femme habitant place du Tertre ; dès qu’il eut fini ses études, il suivit les cours de médecine et, aussitôt qu’il fut reçu docteur, seconda son père et devint rapidement pour lui un aide et un collaborateur précieux. Aujourd’hui, père et fils, confondus sous un même nom, jouissent d’une égale et bien méritée réputation.
La bonté de l’excellent docteur Esprit Blanche était sans bornes ; dépassant les limites de sa maison, elle se répandait charitablement dans les familles de la commune : on n’y faisait jamais appel en vain, et la reconnaissance était le plus souvent le paiement des soins qu’il distribuait généreusement autour de lui.
L’Asile de la Providence, qui existe encore aujourd’hui au 77 de la rue des Martyrs, asile pour les vieillards des deux sexes, – dans lequel il y a peu de temps mourait, le 19 février 1909, l’une des plus brillantes reines des bals du Prado, connue sous le nom de Céleste Mogador, devenue Mme Lionel de Moreton, comtesse de Chabrillan, – avait été ouvert le 2 septembre 1804, près et hors la Barrière des Martyrs n° 50, et créé établissement royal et public par ordonnance du Roi, du 14 décembre 1817.
À peine arrivé à Montmartre, le Dr Blanche fut sollicité et accepta d’en devenir le médecin ; chaque année, il présentait un rapport sur l’état des malades, et, le 29 mai 1824, lisait en séance générale le compte rendu suivant, qui donne une idée de ce qu’était cet établissement à cette époque et des services rendus par celui qui avait la charge de veiller sur la santé de ses pensionnaires :
« Mesdames et Messieurs,
J’avais l’espérance de n’avoir à vous annoncer que très peu de décès, puisque, pendant les six premiers mois de l’année, j’avais été assez heureux pour ne perdre aucun de mes malades, résultat assez difficile à obtenir chez des vieillards qui, pour la plupart, offrent peu de ressources et quelquefois peu de bonne volonté. J’ai été bien moins heureux le reste de l’année : dans le mois de janvier, une pensionnaire a succombé à l’âge de 74 ans ; deux ont terminé leur carrière dans le mois de février, cinq dans le mois de mars et deux dans le mois qui va finir.
De tous ces malades, le moins âgé avait 62 ans ; tous les autres avaient depuis 74 jusqu’à 89 ans ; et vous savez, Mesdames et Messieurs, qu’il est impossible à cet âge de prolonger encore une existence déjà usée par les maladies antérieures et les affections morales. Aussi peut-on dire de tous ces pensionnaires qu’ils avaient fini de vivre.
Quoique le nombre des malades que j’ai perdus, depuis un an que j’ai l’honneur d’être médecin de l’asile royal de la Providence, soit déjà assez considérable, je dois vous avouer qu’il eût été plus grand sans l’assistance et le zèle de Mesdames les religieuses ; je ne crois pas qu’il soit possible de recevoir des soins plus affectueux que ceux qui sont donnés aux pensionnaires dans cette maison : tout ce qui est nécessaire, et surtout agréable, leur est accordé avec une générosité sans limites, et administré par ces dames avec les précautions les plus grandes. Aussi, Mesdames et Messieurs, ai-je eu la satisfaction de rendre à la santé un assez grand nombre de malades presque aussi vieux et aussi infirmes que ceux auxquels la Providence a cru devoir mettre un terme à leur existence.
Si l’asile royal de la Providence n’était pas destiné à recevoir des hommes et des femmes déjà accablés sur le poids de l’âge, nous pourrions espérer plus de succès ; mais les seules ressources que nous ayons sont toutes hygiéniques. C’est par un régime bien entendu et tel qu’on le suit dans la maison, que l’on peut espérer de voir diminuer la mortalité.
La position favorable de l’établissement, le vaste jardin destiné à la promenade des malades, l’air vif et pur qu’ils y respirent, leur font trouver sans sortir l’exercice nécessaire à leur âge ; de mon côté, je leur donne tous les soins que leur position réclame, et mets toute mon ambition à justifier, par mes efforts, la confiance dont vous m’avez honoré.
BLANCHE. »
*
Pendant vingt-cinq ans, on put lire dans les almanachs du Commerce de Séb. Bottin, aux « Maisons de Santé et Pensions bourgeoises, » les renseignements suivants :
« Blanche : doct. médecin : établiss. pour les aliénés à Montmartre. Cet établiss. où l’on trouve des bains faits sur le dernier modèle de ceux de la Salpêtrière est tout à fait séparé de la maison de santé et de plaisance, où l’on reçoit malades, convalescents et pensionnaires : bains ord. sulfureux, gélatineux, de vapeur, de sable, etc. comme à Tivoli.
Cette maison est située d’une manière unique sous le rapport de la pureté de l’air et de la beauté du site… »
Puis, c’est le silence. De 1870 à 1875, y végéta une institution de demoiselles sous la direction d’une dame Vve Mathieu ; une fabrique de broderie appartenant à M. Gilbert lui succéda, mais n’eut qu’une existence éphémère et disparut dès l’année suivante. Enfin, il y a une quinzaine d’années, les habitants de la Butte se rappellent avoir vu un docteur Wilkens habiter cet immeuble, occupé aujourd’hui par un Institut normal de jeunes filles, préparant spécialement à l’éducation.
En l’espace de cent ans, la Folie a, pendant un long espace de temps, été maison de fous. L’on y va aujourd’hui, comme en 1870, faire son éducation et apprendre à instruire les autres alors qu’autrefois on vous y amenait quant vous étiez incapable de vous conduire vous-même.
Les maisons, comme les choses, ont leurs destins.
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(1) Revue rétrospective, 1895, p. 352. Mémoires du comte de Langeron : « Au milieu du tumulte de l’assaut, les habitants de Montmartre avaient déserté leurs maisons ou s’étaient cachés dans les caves. Mes adjudants marquèrent mon quartier dans la maison la plus élevée de la ville, où ils ne trouvèrent personne. C’était l’hospice de fous tenu par M. Probst (sic). À peine fus-je entré dans la maison que tous les fous, dans des costumes bizarres, vinrent m’entourer. Je ne pouvais concevoir ce que signifiait toute cette mascarade. Mais la maîtresse de la maison reparut et me pria de l’aider à faire rentrer tous les masques dans leurs chambres, ce que je lui accordai. »
(2) Né à Rouen, le 15 mai 1796.
(3) Né à Courgeron (Orne) le 25 décembre 1753. Mort à Rouen, 3 mars 1816.
(4) Recherches historiques sur l’ancienneté de la vaccine et son application à l’espèce humaine. Rouen, an X (1801), in-8°.
(5) Né le 9 décembre 1785 à Rouen où il est décédé le 24 janvier 1849. Reçu docteur à vingt-deux ans, il créa à Bicêtre, dont il était médecin en chef, un amphithéâtre et des cours de clinique et de médecine. Le succès de ces cours amena, en 1822, la fondation de l’École de médecine de Rouen, où il professa jusqu’à sa mort.
(6) Mlle Marie-Madeleine Bertrand, née le 11 mai 1800, qu’il épousa en 1820.
(7) Les médecins de Paris jugés par leurs œuvres ou statistique scientifique et morale des médecins de Paris, par C. Lachaise de la Berre, docteur en médecine de la faculté de Paris. Paris. Chez l’auteur, 1845, in-8°.
(8) Bulletin de la Société Le Vieux Montmartre, 1887.
(9) Paris ou le Livre des Cent et un. Paris, Ladvocat, 1832, tome IV, p. 197.
(10) La Libre Parole, 10 novembre 1909.
(11) Histoire de la Littérature dramatique, par M. J. Janin, Paris, Michel-Lévy, 1853-1858, volume II, p. 282.
(12) Revue Internationale, 31 mars et 30 avril 1860, Gérard de Nerval, par Champfleury.
(13) Nouvelle Revue Internationale du 15 juin 1894.
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(E. de Crauzat, in Le vieux Montmartre, bulletin de la société d’histoire et d’archéologie des IXe et XVIIIe arrondissements, n° 67-68, janvier-juin 1910)
À la face du ciel, chez les peuples du Gange,
Toutes les saletés des villes sans égout
– Pour la mouche et le ver délicieux ragoût –
Bavent sur le pavé leur innommable fange.
Des tas de détritus et de déjections
Où dans l’ordure luit la blancheur des cadavres,
Forment des contingents de caps mous et de havres
Qu’un liquide puant baigne d’infections.
Bouses, fumiers malsains, carcasses et charognes
Brasillent au soleil qui fait fumer leur jus.
Les vautours vidangeurs et les aigles goulus
Disputent ce festin aux macabres cigognes.
Puis, repus de poisons, loin des lieux habités,
Ils cherchent pour mourir les hauts monts solitaires
– Les poètes aussi, pareils aux stercoraires,
Mangent les excréments des boueuses cités.
Les intestins chargés de pourriture humaine,
Dont le venin leur brûle et leur corrompt le sang,
Sous leurs Himalayas ils crèvent en poussant
Un effroyable cri de douleur et de haine.
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(Iwan Gilkin, La Nuit, Paris : Librairie Fischbacher, 1897)