Avec des mouvements brusques, il allait, affolé, d’un bout à l’autre de sa prison, se dressait sur ses pattes de derrière, secouait les barreaux inflexibles, essayait de passer son fin museau au travers, les mordait, découvrant de petites dents blanches et pointues ; il avait réussi à tordre un de ces barreaux, mais repartait aussitôt à un autre coin, en un mouvement affairé, n’ayant probablement aucune suite dans les idées.
C’était un joli animal, aux petits yeux toujours en éveil, au corps presque blanc, avec des pattes fines toutes roses et transparentes ainsi que ses oreilles pointues ; il traînait derrière lui une longue queue terminée par une touffe de soie noire.
En le voyant, Romain Michalou fut d’abord étonné, puis effrayé et dégoûté ; il prit d’infinies précautions pour soulever la cage qui faisait des soubresauts dans ses mains.
Romain Michalou n’était pas un homme de la campagne. Né dans le dix-huitième arrondissement, flétri par toutes les névroses de la rue, vidé par vingt-cinq années de bureau et surtout par un nombre incalculable d’absinthes et de « pousse-café, » il n’avait presque jamais quitté la capitale et venait de se retirer avec sa femme et sa fille dans cette petite maison de la banlieue parisienne, bâtie en bordure de la voie ferrée.
Avec une hâte maladroite, il plongea la cage dans l’eau sale d’un seau, l’y tint deux minutes, la retira et fut surpris de voir que le rat, le poil collé sur sa peau luisante, était parfaitement vivant.
Romain Michalou avait ce caractère emporté, cette irritabilité inattendue de certains alcooliques. Il jura, cria : « Y a donc pas d’eau dans la turne !… Julie !… Julie !! apporte-moi un seau plein d’eau, cette garce de pompe ne marche pas ! »
Lorsque sa fille eut obéi, il immergea à nouveau la cage pendant dix minutes et le rat, loque lamentablement molle et gonflée, fut jeté sur un tas d’ordures.
Le piège tendu et garni d’un autre morceau de fromage, contenait le lendemain matin, un autre rat, tout semblable à celui de la veille.
« C’est donc pourri de rats, ici ?… » et il regardait interdit son second prisonnier qui se dressait sur ses pattes de derrière et faisait aller fébrilement celles de devant en un geste de prière, de terreur ou de mystérieuse incantation, dont il ne pouvait saisir le sens.
Après la noyade, il fut jeté à la même place que celui de la veille… Celui de la veille n’y était plus, probablement enlevé par quelque chat du voisinage.
Toute la nuit suivante, Romain à qui l’alcool avait fait perdre depuis longtemps le goût de manger et de dormir, pensa à ses chasses au rat ; le matin venu, il constata qu’un petit animal au fin museau, au poil presque blanc, s’était encore fait prendre.
« Vraiment curieux… une nichée probablement… Ils y viennent chacun leur tour et ils se ressemblent à un tel point !… C’est étrange, je n’ai jamais vu de rats comme ceux-ci… »
Au moment de le noyer ainsi que les deux autres, il changea d’avis, hanté par on ne sait quelle folie qui faisait cligner ses yeux dégarnis de cils, bordés de rouge.
Il murmura : « Ah ! mais il faudrait en être sûr tout de même… » et examina attentivement le rat qui, lui aussi, avait arrêté sa course affolée pour le fixer avec deux petites boules de jais… Puis il se dirigea vers le tas d’ordures où il chercha inutilement le cadavre de la veille.
À la cuisine, il souleva le couvercle du poêle qui ronflait tout rouge, ouvrit le piège. Le rat ne voulait pas descendre, s’accrochait où il pouvait… Il le secouait, tapait sur les barreaux et sentit les griffes qui paraissaient froides, froides… pendant que la grande lueur du foyer faisait étrangement briller les yeux noirs… Enfin, la bête tomba ; une flamme se tordit un instant, très haute, et il ne resta rien… rien, sous les cendres rouges.
Avec des mains tremblantes, il tendit à nouveau le piège soigneusement et se mit à boire, ce jour-là, plus tôt que de coutume.
La nuit, il dormit moins encore que la veille, fut terrifié par d’affreux cauchemars, dévoré lentement par des milliers de rats à la peau visqueuse et froide, enseveli sous des hécatombes de rats qui grouillaient et dont la marée montante l’étouffait…
Il se releva pour boire un demi-verre de bière de trois-six. – Souverain contre les idées noires, il n’y a encore que ça de vrai dans la vie. Et, à l’aurore, il se rendit derrière la maison où se trouvait le piège… De loin, il vit que le ressort s’était déclenché, refermant la porte sur un nouveau prisonnier.
Celui-là était encore exactement semblable aux autres ; il avait beau chercher une différence… la même couleur, la même taille, et surtout les mêmes petits yeux pleins de terreur dont il reconnaissait l’expression suppliante et dure tout à la fois – des yeux de martyr qui maudirait son bourreau…
Romain fut encore envahi, sans raison apparente, par une de ces colères froides qui ressemblaient à des accès de folie ; il ouvrit la cage, y passa la main, saisit la petite bête qui poussa un cri aigu, serra la main… serra plus fort… C’était mou, ça se tordait… ça ne bougea plus…
Il ouvrit la main, courut vers la maison, en revint avec un pot de couleur rouge, un pinceau, se mit à peindre le rat et le cloua sur une planche de clôture… puis, son état de surexcitation tombant à plat, il regarda avec découragement cette petite chose misérable et grotesque, tachée de rouge qui pendait le long de la planche.
Le rat, cloué par la poitrine, sa tête fine penchée sur l’épaule, prenait un air dolent. Une de ses pattes se tenait en l’air, les autres pendaient en des mouvements précieux. Romain murmura : « Je verrai bien… je verrai bien maintenant… » Mais il disait cela pour essayer de s’abuser, car il était persuadé que c’était « le même, » le même rat qu’il tuait chaque jour et qui revenait à la vie pour se moquer de son impuissance à le faire mourir.
Il ne s’expliquait pas ce mystère ; son pauvre cerveau près de succomber au delirium tremens en était bouleversé et cette chose incompréhensible prenait pour lui les proportions d’un événement épouvantable, d’une catastrophe… Il but pour ne pas y penser, pour s’entretenir dans cet état d’insensibilité remplaçant l’ivresse qu’il ne pouvait plus obtenir. Les femmes n’osaient intervenir, sachant bien qu’elles l’auraient mis dans une rage folle. Vers le soir, ce qu’il prenait ne faisant pas assez d’effet, il but à même une bouteille d’absinthe et tomba foudroyé.
L’aube commençait à poindre lorsqu’il revint à lui ; sa première pensée fut pour le rat ; il mit dix minutes à se décider… C’était une aurore de pourpre ; le soleil levant mettait des reflets rouges sur la peau de la petite bête qui était encore prise. Il se recula… Celui qui était crucifié avait disparu, il restait seulement le clou… Il eut un rire muet.
« Moi, je puis tuer… je puis tuer sans faire mourir… C’est drôle, je suis le seul… le seul sur la terre… C’est moi le seul !… »
Il rentra dans sa chambre et choisit un rasoir.
« Ouvrez… J’ai à vous raconter une histoire épatante… Ouvrez ! ou je brise la porte !! »
Pendant ce temps, le rat, qui était – comme les autres – un joli animal presque blanc traînant derrière lui une longue queue terminée par une touffe de soie noire, le rat qui devait appartenir à une race royale, réussissait à écarter deux barreaux et partait vers l’antre mystérieux où vivait sa famille. Là, il dut chanter son chant de victoire, danser son pas de guerre en annonçant que l’homme – le monstre – était mort, grâce à l’héroïsme de ses frères !!…
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(Georges Van Lokeren, in Gil Blas, trente-sixième année, n° 18465, vendredi 2 janvier 1914)