Depuis le mois de mai, une maladie s’était mise dans les étables, et, l’une après l’autre, les bêtes mouraient. Le curé avait fait une procession et béni toutes les fermes d’Arfons, mais le mal redoublait. Des pluies continuelles avaient empêché la moisson de mûrir ; dans les bois de Saint-Hubert, on entendait hurler des loups comme pendant les hivers d’il y a cent ans. Puis ce furent des orages où, à chaque éclair, tout le ciel semblait se partager. On fit sonner les cloches, et voilà que dans la nuit du 15 août, la foudre tomba sur le clocher, écrasant le sonneur sous les décombres. Une petite fille aperçut des signes dans les nuages, on vit des feux follets danser sur les landes de la Vernière, on entendit des plaintes dans les grottes de Fendeille, et bientôt la peur fut maîtresse de la montagne. Les gens n’osaient plus sortir de chez eux à la nuit tombée, et chacun se barricadait chez soi comme au temps des miquelets. Le curé, qui était allé porter le viatique à un mourant, aperçut distinctement, à droite et à gauche du calvaire qui domine le plateau, deux figures en pleurs, et, comme il s’engageait dans le chemin creux, l’une de ces figures lui dit, se penchant vers lui : « Va, tant que tu portes le Bon Dieu, tu n’as rien à craindre, mais quand tu reviendras avec le ciboire vide, ne regarde pas derrière toi, et ne te retourne pas si tu t’entends appeler. » C’était dans la nuit du vendredi ; au retour, le vieux prêtre raconta l’histoire à sa gouvernante. Il se coucha et il mourut le dimanche matin ; alors, le village resta seul dans sa terreur, comme un enfant perdu dans une forêt.
Octobre vint. De la plaine, montaient de tristes nouvelles. Nulle part on n’avait pu faire la vendange, car le raisin, couvert d’une moisissure grise, pourrissait sur la branche, et ceux qui avaient cueilli et pressé les grappes encore vertes ne trouvaient que de la boue dans leurs cuves. Les granges s’allumaient les unes après les autres ; le vent d’autan, qui soufflait comme un fou, chassait des étincelles et des pailles enflammées d’un gerbier à l’autre, et des villages entiers brûlèrent. En vain, les plus vieux cherchaient dans leurs souvenirs, et les plus savants dans les anciens almanachs ; jamais de tels malheurs ne s’étaient vus, et tant de tristesses ne pouvaient annoncer qu’une calamité plus effroyable encore. Un dimanche, le marguillier de la paroisse descendit jusqu’à la ville et s’en fut à l’évêché demander un desservant pour l’église. Monseigneur lui fit un accueil plein de bonté, mais lui répondit qu’il ne pouvait lui envoyer personne ; pendant le mois de septembre, il était mort chaque jour un prêtre dans le diocèse, et l’évêque ajouta, baissant la voix avec une profonde douleur, que la moitié des clercs du grand Séminaire, ceux-là mêmes qui devaient recevoir l’ordination à la Noël, s’étaient enfuis, sautant le mur du jardin comme des malfaiteurs. Le marguillier, baissant la tête, reprit la route d’Arfons ; il rendit compte de sa mission au conseil de fabrique ; dès lors, tous, dans le village, comprirent que le temps de l’affliction était venu.
Un soir, un métayer qui revenait de la foire de Roquecourbe où il était allé vendre des agneaux, raconta qu’il avait vu un homme qui marchait nu-pieds et qui prêchait dans les carrefours ; on avait lancé les chiens sur lui, mais les chiens n’osaient pas le mordre, et se réfugiaient, hérissés de peur, derrière les portes ; on lui avait jeté des pierres, mais pas une ne l’avait atteint. « En revenant, ajoutait le métayer, je l’ai dépassé sur la route ; je me suis bien gardé de lui parler, mais il m’a semblé qu’il venait par ici. »
Le lendemain, l’homme arriva, et, debout sur la place de l’église, il se mit à prêcher. On comprenait mal ce qu’il disait, car, outre que ses paroles étaient obscures, personne n’osait l’approcher d’assez près. Il était de haute taille et s’appuyait sur un bâton courbé ; il portait une sorte de robe de bure que les épines et les ronces avaient déchirée ; par les trous de l’étoffe on voyait le poil roux et dru de ses jambes. Il parlait d’une voix forte, annonçant des choses secrètes, prêchant la pénitence, et il reprochait aux hommes leur aveuglement et leur obstination à ne pas voir les signes qui leur étaient envoyés. Longtemps il clama ainsi ; une veine bleue se gonflait sur son front. Quand il se tut, le maire, s’avançant seul vers lui, lui demanda s’il ne voulait rien à boire ou à manger. L’inconnu accepta du lait et du pain, qu’il but et mangea debout sur le seuil de la porte, n’ayant voulu ni entrer ni s’asseoir. Quand il eut fini, il s’essuya la bouche du revers de sa manche et demanda le nom du village. On le lui dit. Il reprit alors : « Arfons est le seul lieu où les chrétiens m’aient reçu en chrétien, et cela sera peut-être porté au compte des hommes d’ici. Puisque vous êtes moins fous et moins méchants que les autres, sachez que les temps sont révolus et que le jour du jugement approche. Veillez et priez ! Si je le puis, je repasserai encore une fois par ici, avant que la gloire de ce monde ne s’efface et ne retourne au néant. »
Tout devint clair aux yeux des gens de la montagne, et partout leur apparurent les signes avant-coureurs de la fin du monde. Près d’Arfons étaient deux rochers énormes que séparait une étroite coupure ; un vieux dicton voulait que lorsque ces deux pierres se rejoindraient, la fin des temps serait proche. Simon, le vieux berger, qui menait souvent ses brebis paître de ce côté-là, jura que les roches s’étaient rapprochées, et qu’il avait eu de la peine à passer son bras dans la fente où jadis il aurait mis la tête. D’autres rappelaient des prophéties obscures et anciennes et discutaient sur leur sens, et tout le village supputait avec angoisse le nombre de jours qui étaient encore marqués sur le livre de Dieu.
Le conseil de fabrique ayant tenu séance, ces messieurs firent monter à Arfons, le dimanche suivant, un vieux prêtre qui célébra la messe dans l’église, dont la voûte ouverte depuis la chute du clocher laissait voir un pan du ciel. Toute la population demanda à se confesser. Le prêtre fut tout surpris de ce zèle et plus étonné encore de voir qu’on lui demandait d’absoudre des enfants de cinq à six ans ; il haussait les épaules et cédait pourtant, mais il ne pouvait s’empêcher, en faisant sur leur tête le signe de la croix, de murmurer :
« Ces innocents sont plus purs que que moi ! »
Au bout de trois jours, le prêtre redescendit à Sorèze où il habitait avec sa sœur qui avait plus de quatre-vingts ans et qu’il soignait. Tout ce qu’on put lui faire promettre, c’était de remonter à Arfons si on venait le chercher.
Tous les hommes travaillèrent à réparer la toiture de l’église. Du matin au soir, les femmes priaient, les enfants pleuraient. Les avares étaient devenus généreux, le meunier distribua aux plus nécessiteux de la farine blanche.
Le forgeron essayait encore de dire des galanteries aux filles, mais celles qui, à l’ordinaire, étaient le moins farouches, ne se laissaient même plus prendre la taille. Le fossoyeur, qu’on ramassait ivre-mort tous les lundis, jura de ne plus boire, mais il s’accrochait au maire et lui demandait comment on s’y prendrait, si tout le monde mourait à la fois, pour ensevelir tous ces gens. Cela faisait dix jours, maintenant que l’homme était passé.
Le dernier vendredi d’octobre, vers neuf heures du soir, on aperçut un double cercle rouge autour de la lune, puis le cercle s’effaça et l’on vit distinctement dans le ciel une grande croix de feu ; enfin la lune se voila et un vent très froid s’éleva, tandis que le tonnerre roulait, et tous se rappelèrent ce qu’ils avaient lu, jadis, dans les paroissiens aux pages écointées. Une femme, au milieu d’un groupe, eut un rire aigu et, se tordant par terre, hurla :
« Demain, le prophète sera ici, je le sens, il approche ! »
Il arriva le soir, par la route de Saissac, les cheveux hérissés dans le vent, et les chiens vinrent lécher ses pieds saignants. Il s’arrêta sur la place ; au bout d’un instant, toute la population faisait cercle autour de lui ; alors, il désigna l’église dont la porte s’ouvrit toute seule devant lui, et il y entra suivi de tous et de toutes.
Longtemps, il parla, rappelant tous les péchés des hommes, et toutes leurs ingratitudes envers le ciel, puis il montra le Christ tel qu’il allait revenir, non plus souffrant, mais triomphant, non plus en victime, mais en justicier, non plus faible et vagissant sur la paille de l’étable, mais en majesté, assis sur les nuages, et la foudre à la main.
« Les temps sont révolus, s’écria-t-il, et celui qui doit venir surprendre les hommes comme un voleur s’introduit nuitamment dans la maison, celui-là, voyant votre pénitence, a permis que je vous annonce expressément sa venue. Ce monde, créé dans les six jours de la première semaine des temps, achève sa dernière semaine, et demain, jour du repos de Dieu, sera le jour de la destruction universelle. Hier, les premiers signes ont paru dans le soleil, la lune et les étoiles. »
Le soleil qui descendait à l’horizon lança par un vitrail un rayon de pourpre sur son visage. L’homme étendit le bras, et dit :
« Et toi, soleil, qui proclames depuis l’aube des temps, la gloire de Dieu, demain ce n’est plus ton flambeau, mais celui de la justice divine qui éclairera les débris de l’univers. »
Le prophète se tut, et, faisant signe à tous de le suivre, il sortit de l’église, et alla jusqu’au bout du cimetière. Il y avait là une terrasse, soutenue par une muraille épaisse, qui dominait une immense étendue. Quand tous, hommes et femmes, furent autour de lui, l’homme désigna à deux bras tout l’horizon et dit simplement :
« Regardez ! »
Le soleil, rougeoyant comme une forge, tombait rapidement, et les deux derniers pics des Pyrénées grandissaient d’instant en instant, montant à sa rencontre et barrant la moitié du ciel. Un voile épais de nuages et de vapeurs couvrit en un instant toute la plaine ; l’angélus de Saint-Hubert retentit et s’interrompit soudain comme si la corde eût cassé.
« Adieu soleil, dit l’homme. Nul œil humain ne te verra plus. »
Le soleil disparut, et, d’un seul coup, sans crépuscule, ce fut la nuit. Une nuit noire, épaisse, sans une étoile au ciel, et sans une lumière dans la plaine.
« Restez avec nous jusqu’à la fin ! » supplia une femme.
Mais l’homme n’était déjà plus parmi eux. À tâtons, ils s’accrochaient les uns aux autres dans l’obscurité. Un grand souffle furieux faisait craquer les cyprès ; une chouette lança son appel, mais nulle autre ne lui répondit.
« Allons à l’église, dit un homme, et attendons la fin tous ensemble. »
Ils rentrèrent dans l’église ; le sacristain jeta un cri de désespoir, la lampe perpétuelle s’était éteinte.
« Pourtant, j’avais renouvelé l’huile d’olive ce matin, » répétait-il, et il essayait de rallumer la flamme, mais les allumettes s’éteignaient l’une après l’autre en grésillant. Les cierges de l’autel s’éteignirent aussi. Alors, le fossoyeur apporta sa lanterne aux vitres de corne, que jamais le vent n’avait pu souffler lorsqu’il creusait les tombes pendant les nuits d’hiver ; il la posa sur le rebord de la chaire et tous commencèrent à prier, récitant les litanies de la Vierge et des Saints. Parfois le vent secouait si rudement la porte qu’on eût juré qu’une main énorme empoignait les vantaux, et il leur semblait que tous les démons de l’enfer faisaient le siège de l’église.
Le doyen du conseil de fabrique tira de sa poche sa grosse montre d’argent et l’approcha de la lanterne fumeuse. Il était un peu plus de dix heures. À minuit, le jour du jugement commencerait ; déjà, sans doute, les morts s’agitaient, dans leurs tombes, prêts à prendre le chemin de la vallée de Josaphat. Et pour les vivants, comment la fin viendrait-elle ? Serait-ce une pluie de feu, qui tomberait du ciel, ou bien une énorme vague née des abîmes de la mer qui arpenterait d’un seul pas les plaines et les montagnes, ou bien la terre s’ouvrirait-elle pour engloutir l’humanité ?
Les litanies des saints égrenaient leurs répons, trois fois on répéta le nom de saint Martin, patron de l’Église, les enfants ne dormaient pas, mais leurs voix traînaient un peu plus à mesure qu’avançait la veillée. Un nourrisson se mit à crier ; sa mère, en lui donnant le sein pour le faire taire, ne s’apercevait pas qu’elle pleurait, et que ses larmes roulaient sur la figure du petit. Quand les litanies furent achevées, on commença le rosaire, mais chacun répondait d’une voix de plus en plus basse, et celle qui disait le premier verset, prenant peur du son même de sa voix, finit par se taire. Alors, chacun se mit à prier mentalement, et l’on n’entendit plus aucun bruit que le tic-tac d’un taret dans une boiserie.
« Il sera bientôt minuit, » chuchota le doyen du conseil à l’oreille de son voisin.
Mais, si bas qu’il eût parlé, tous l’avaient entendu ou deviné, et, prenant leur tête dans leurs mains, ils commencèrent à faire leur examen de conscience avant de paraître devant Dieu.
De longues minutes roulèrent dans un gouffre de silence. Les fronts s’inclinaient de plus en plus vers les dalles mortuaires dont l’église était pavée, et le nourrisson consolé regardait à grands yeux étonnés pleurer sa mère. Soudain, un enfant se leva et dit :
« J’ai entendu chanter un coq.
– Tais-toi, et prie Dieu ! » gronda le père.
Mais, l’instant d’après, l’enfant répéta :
« J’ai entendu le coq chanter. »
Ils prêtèrent l’oreille, pour savoir si le petit avait dit vrai.
« Écoutez, dit celui-ci, je ne mens pas. »
En effet, dans le lointain, on entendit changer un coq, puis un autre lui répondit de plus près. Ils chantaient ainsi chaque nuit en pleines ténèbres, annonciateurs de l’aube qu’eux seuls savaient deviner.
« Laissez, fit le doyen, vous savez bien que les coqs commencent quelquefois à chanter sitôt le soleil couché. Ce sont des bêtes dépourvues de raison, qui ne connaissent pas ce que nous connaissons. Il n’est pas encore minuit. Prions. »
Ils se remirent à prier et l’enfant ne dit plus rien, mais déjà l’espérance était revenue parmi eux comme la lumière d’une lampe qui se glisse sous une porte.
(Jean Mistler, in Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, onzième année, n° 485, 30 janvier 1932 ; la nouvelle sera reprise la même année dans le recueil La Maison du docteur Clifton [Émile-Paul frères])