Les aventures d’un vaisseau-fantôme errant, non pas sur la mer comme le Hollandais volant, mais dans les airs, ont été racontées dans diverses chroniques du moyen âge. Dans ses Otia imperialia, ouvrage composé vers 1211, Gervais de Tilbury nous donne le récit particulièrement détaillé d’un prodige de ce genre.
Le fait se serait produit en Grande-Bretagne, un jour de fête, au moment où les fidèles sortaient de l’église, après la messe. Ce jour-là, comme il arrive souvent en ce pays, le Ciel était couvert d’épais nuages. Grande fut la surprise des gens qui traversaient le cimetière, en quittant l’église, d’y voir, au bout d’un câble aérien, une ancre de navire, qui s’était accrochée à un tombeau. Les nautoniers n’ayant pu, d’en haut, réussir à dégager leur ancre firent descendre un des leurs le long du câble. Mais, au moment où celui-ci, après s’être acquitté de sa tâche, allait remonter vers son esquif, les gens accourus en foule s’emparèrent de lui, et il rendit l’âme entre leurs mains, saisi d’étouffement comme un naufragé, dit Gervais, la pression atmosphérique étant trop forte pour les poumons d’un homme habitué aux grandes altitudes. Cependant, désespérant de récupérer leur compagnon, ainsi que leur ancre, les hommes de l’air coupèrent le câble et continuèrent leur navigation. L’ancre abandonnée fut travaillée par le forgeron du lieu, et les pièces de ferronnerie façonnées sur l’enclume furent appliquées sur la porte de la basilique en mémoire du prodige. (1)
En 1856, F. Liebrecht, l’éditeur de la partie de l’ouvrage de Gervais de Tilbury qui contient cette histoire, déclarait ne rien connaître de semblable en dehors du Wolkenschiff du folklore germanique, qui porte dans ses flancs la pluie, la neige et la grêle. (2) Mais, depuis lors, divers textes ont été publiés qui montrent que, longtemps avant Gervais de Tilbury, la légende de l’aéronef dont la présence est révélée par une ancre ou un autre engin traînant à terre était connue en Irlande.
Un poème latin sur les Mirabilia Hiberniæ conservé dans un manuscrit du XIIe siècle appartenant à la Bibliothèque Nationale de Paris (Ms. lat. 11,108) et qui, suivant une remarque de Kuno Meyer, aurait été composé vers l’an 1000, contient un section de six vers intitulée De navi quæ visa est in aere. (3) Le poète est très sobre de détails ; il rapporte simplement qu’un roi d’Irlande, entouré de son armée, aperçut, un jour, un navire errant dans les airs, duquel un javelot, ou un dard (hasta), fut lancé à terre, arme qu’un homme vint reprendre en nageant. Mais deux autres versions des Mirabilia, l’une écrite en vieux norse, l’autre en irlandais, apportent quelques précisions sur ce fait prodigieux.
La version norse se rencontre dans le Kongs Skuggsjo (Miroir royal) rédigé vers l’an 1250. Elle se rapproche substantiellement du texte de Gervais de Tilbury ; pourtant il y a quelques différences à signaler. Ici, le fait est localisé en Irlande, à Clonmacnois, le grand monastère de S. Ciaran, situé sur la rive gauche du Shannon, et il se serait produit un dimanche, alors que les fidèles assistaient à la messe. L’ancre s’accrocha à une arche du porche de l’église, et elle fut décrochée par un des aéronautes, descendu pour cela. Les indigènes accourus allaient se saisir de celui-ci, lorsque l’évêque du lieu leur défendit de toucher à cet homme, car, s’ils le faisaient, dit-il, le malheureux périrait aussitôt comme un noyé. L’aéronaute réussit donc à regagner son bord, mais, le câble ayant été coupé, l’ancre resta à terre et on la conserva dans l’église pour perpétuer le souvenir de l’événement merveilleux. (4)
La version irlandaise des « Merveilles d’Erin d’après le livre de Glendalough » s’accorde avec le poème latin, mais, étant plus détaillée, elle permet de comprendre certaines particularités de celui-ci restées obscures. Suivant ce texte, l’apparition aérienne se produisit pendant la foire de Teltown. À Teltown, anciennement Tailtin, dans le comté de Meath, entre Navan et Kells, s’élevait un des palais royaux de l’ancienne Irlande. Congalach, fils de Maelmithig († 956), fut témoin du prodige. L’engin lancé par un homme de l’équipage aérien était un dard destiné à atteindre un saumon ; mais le dard n’atteignit pas son but, et un homme dut descendre de la nef. On allait lui faire un mauvais parti quand Congalach intervint pour empêcher qu’on lui nuise. L’homme put remonter à son bord en nageant à travers les airs. (5)
D’après le livre de Leinster, trois navires auraient été vus dans le ciel, lors de la foire de Teltown, et le roi témoin de l’événement aurait été Domnall Mac Murchada (763). (6)
Il faut enfin noter que l’apparition d’un navire aérien en Angleterre avait été signalée avant Gervais de Tilbury par un chroniqueur français, Geoffroi, prieur de Saint-Pierre du Vigeois, dans le Bas-Limousin, mort vers la fin du XIIe siècle. Sa chronique date de 1184. Cette aéronef aurait jeté l’ancre au milieu de la cité de Londres, en l’année 1122. (7)
La contemplation des nuages voguant dans les airs aura suggéré aux imaginatifs l’invention de ces navigations légendaires. Mais qu’un essai d’aviation ait été réellement tenté par un homme du XIe siècle, c’est ce que beaucoup de lecteurs apprendront sans doute avec étonnement. Pourtant le fait n’est pas douteux. Il se produisit en 1066, l’année même de la conquête de l’Angleterre par les Normands. Le héros, nommé Eilmer, était un moine de la grande abbaye bénédictine de Malmesbury (Wilts), et son aventure nous est précisément racontée par son confrère, le célèbre chroniqueur Guillaume de Malmesbury († 1143). Eilmer, qui était versé dans les lettres anciennes, avait évidemment lu les Métamorphoses d’Ovide. Voulant renouveler la tentative fabuleuse de Dédale, il se fabriqua des ailes qu’il adapta à ses mains et à ses pieds, et, ainsi équipé, il s’élança du haut d’une tour. Emporté par le vent, il parcourut en volant l’espace de plus d’un stade, mais la violence d’un tourbillon et la conscience de sa témérité, dit Guillaume, causèrent sa perte. Tout à coup, il s’abattit, tout tremblant, sur le sol, et se cassa les jambes dans sa chute. Il resta infirme jusqu’à la fin de ses jours. Il attribuait la cause de son échec au fait d’avoir négligé de se munir d’une queue in posteriori parte, à l’instar des oiseaux. (8)
Roger Bacon et Léonard de Vinci se livreront plus tard à des études spéculatives sur l’art de voler, mais, ce me semble, sans jamais tenter de réalisation pratique. (9) Il nous a paru intéressant de rappeler la tentative de l’infortuné pionnier du XIe siècle, comme aussi le travail antérieur des imaginations sur les exploits des hommes volants, en des jours où l’aéronautique, sortie du domaine de la légende, atteint, de record en record, à des merveilles de science et d’audace qui dépassent ce qu’il y a de plus fantastique dans les récits légendaires du moyen âge.
L. GOUGAUD
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(1) GERVAIS DE TILBURY, Otia imperialia, II, 10, éd. F. Liebrecht (Hannover, 1856), p. 10.
(2) Op. cit., p. 62. Cf. J. GRIMM, Teutonic Mythology, trad. angl. de J. S. Stallybrass (London, 1883), II, 638-639 ; MONTANUS, Die deutschen Volksfeste, Jahres und Familien Feste (Iserlohn et Elberfeld, 1854), p. 37-38.
(3) Ce poème a été publié par MOMMSEN à la suite de son édition de Nennius (M. G. Chronica minora : Auct. antiquissimi, XIII, p. 222). Mais, le ms. de Paris étant tronqué (il y manque les quatre derniers mots du dernier vers), l’éditeur aurait pu compléter son texte au moyen de l’édition complète de cette pièce, donnée antérieurement par TH. WRIGHT et J. O. HALLIWELL, dans Reliquiæ antiquæ (London, 1841), II, p. 106-107. Sur la date du poème, voir K. MEYER, The Irish Mirabilia in the Norse « Speculum regale » (Eriu, IV, 1908, p. 3).
(4) K. MEYER, éd. citée, p. 12.
(5) Ed. J. H. TODD, The Irish version of the Historia Britonum of Nennius (Dublin, 1848), p. 211. Le texte et la traduction ont été corrigés par K. MEYER, rec. cité, p. 13.
(6) Cf. K. MEYER, loc. cit.
(7) GEOFFROI DU VIGEOIS, Chronica, A. D. MCXXII, éd. Philippe Labbe, Nova bibliotheca manuscripta (Parisiis, 1657), II, p. 299-300. – M. R. FAGE a signalé ce texte à la Société des Antiquaires de France (Voir Bulletin, 1911, p. 102-103).
(8) GUILLAUME DE MALMESBURY, Gesta regum Anglorum, II, ch. 225, éd. WILLIAM STUBBS (Rolls), I, p. 276-277. Reproduit littéralement par VINCENT DE BEAUVAIS, Speculum historiale, XXV, 35 (Bibliotheca mundi, Duaci, 1624, IV, 1014). – M. MASSIP a écrit quelques pages à ce sujet, intitulées Une victime de l’aviation au XIe siècle (Mémoires de l’Acad. des Sciences, inscript. et belles-lettres de Toulouse, 10e série, X, 1910, p. 199-217).
(9) Voir parmi les Opera quædam hactenus inedita de ROGER BACON, le ch. IV, De instrumentis artificiosis mirabilibus de l’Epistola de secretis operibus artis et naturæ et de nullitate magiæ (London, Rolls, 1859, p. 533) et Dr CHARLES SINGER, Leonardo da Vinci as a man of Science, conférence donnée le 12 avril 1924 à la Royal Institution de Londres, et résumée dans l’Observer du lendemain.
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(Dom Louis Gougaud, in Revue Celtique, volume XLI, 1924)
Excellent et passionnant ! 🙂