Cycliste solitaire charmé de sa solitude, je pédalais dans un silence à peine troublé par le léger sifflement de mon pneu sur la route. Je me sentais envahi du bien-être que connaissent tous les vrais touristes, griserie extatique du mouvement, de l’air pur et du paysage.
Parti, à l’aube, de Maringues, j’avais suivi, dans la fraîcheur bleutée du matin, la pittoresque vallée de l’Allier, avec ses méandres se faufilant au long de petites falaises arrondies, couvertes de beaux pâturages et séparées de l’eau par une étroite prairie d’émeraude, tandis que la rive opposée dresse sa muraille rocheuse, ici abrupte et nue, plus loin inclinée et garnie de bruyères géantes, sous lesquelles disparaissent également les îlots escarpés, minuscules montagnes de carmin, qui viennent, de distance en distance, partager en deux le ruban d’argent de la rivière.
À ce paysage « d’Anglade, » réfléchi par l’onde limpide, avait fait suite la montée en raidillon au milieu des sapins, laissant apercevoir là-bas, par-dessus leurs cimes vert-sombre, les pointes grisailles et sinistres des premiers pays d’Auvergne. Traversant une campagne riante et boisée que domine, de loin, la curieuse tour de Courcoux, j’avais pris la route qui vient de Lézeaux et se dirige vers la forêt d’Entraygues dont je voyais, devant moi, la houleuse muraille verte barrer complètement l’horizon.
Entré sous la futaie, j’y roulais, depuis un moment, le regard perdu dans les frondaisons si hautes que le ciel paraissait une voûte de cristal azuré, reposant directement sur le long couloir qu’elles formaient. J’étais heureux de me trouver si seul dans la vaste étendue, lorsque je crus entendre, derrière moi, le léger bruit d’une autre bicyclette. La certitude de mon isolement fut pour quelque chose dans la nonchalance que je mis à me retourner. Mais ce que je vis alors abattit, comme un coup de maillet, mon enchantement, et me fit faire une embardée formidable. Je n’évitai la chute dans le fossé qu’en sautant précipitamment à terre. La vision me dépassa. C’était bien un cycliste ; mais quel cycliste ! Un homme à tête de bête, enfoncée dans les épaules, une créature cauchemardesque, échappée de « quelque île du docteur Moreau, » dont l’aspect affolant, dans la profondeur des forêts, me fit, un instant, douter que je fusse éveillé ! Mais je n’étais pas au bout de mes émotions. L’être fantastique descendit de sa machine, qu’il laissa tomber au milieu du chemin et revint vers moi. Quel ne fut pas mon effarement en voyant s’avancer ce corps humain assez grand, vêtu d’un chandail noirâtre et d’un pantalon grossier, mais surmonté d’un faciès couleur terre cuite, où je pus à peine distinguer, sous une apparence de front, plantée de poils rares et durs, deux yeux imperceptibles, enfoncés dans des orbites saillantes et glabres, des mâchoires énormes, s’avançant, en groin, sous des narines ouvertes et surplombant un menton d’acromégalique exagéré, deux oreilles brunes, colossales, pas de cou, le tout évoquant un amalgame de singe et de porc.
Tendant vers moi des mains dont je constatai, avec une horreur croissante, qu’elles n’avaient que quatre doigts, accouplés deux à deux, le monstre vint très près, dégageant une chaleur anormale et, me sembla-t-il, une odeur forte. Puis, entrouvrant ce que j’appellerai une bouche, dans quoi je pus voir des dents extraordinairement grosses et écartées, il éructa un certain nombre de sons inarticulés, mélange bizarre de miaulements et de grognements, qui, détail plus horrible que tout, semblaient vouloir être des paroles… Je ne pus distinguer si l’attitude était menaçante ou simplement curieuse. Très effrayé néanmoins, j’avais mis la main sur mon revolver ; mais, brusquement, l’homme-bête tourna le dos et s’en fut ramasser son vélo. Je le laissai disparaître au loin avant de prendre la même route.
Je me trouvai content de sortir de la forêt, plus content encore de parvenir à Courpières, sans avoir revu l’affreux être. De retour, une hâte morbide de fuir la région souillée par sa laideur terrifiante et je ne sais quelle crainte dont je n’avais pas nettement conscience, s’étaient emparées de moi. Je m’éloignai, bon train, sans chercher à me renseigner davantage. Par la suite, les admirables points de vue de la vallée de la Dore, le charme de la rivière elle-même, roulant, écumeuse et transparente, sur son lit de cailloux, furent impuissants à libérer mon esprit de l’obsession, qui me tenaillait, et n’avait point lâché prise, alors que j’étais déjà assis dans la salle à manger de l’hôtel du Commerce à Olliergues…
Et les jours, les semaines qui suivirent, installé à Montbrison, chez mes cousins, c’est en vain que je m’efforçai de chasser le souvenir lancinant du monstre hideux et de la forêt maudite ! Qu’était cet être d’épouvante ? Où allait-il ? Où vivait-il ? De quelle union contre-nature ou de quel cas étrange d’obstétrique était-il le résultat ?…. Était-ce tout à fait une brute ? Était-il dangereux ? Comment le laissait-on en liberté ?… On a vu des chimpanzés monter à bicyclette… Quelle fatalité mauvaise avait jeté cette vilaine rencontre à travers la joie bucolique de mon voyage, dont elle était venue empoisonner la plus belle étape ?…
En tout cas, je me promettais bien d’effectuer mon retour par un tout autre itinéraire, par exemple celui de Saint-Justin-de-Chemillet, Saint-Pradel, Vernières et Vichy. Je me rappelais, avec plaisir, mes randonnées d’autrefois lorsque, dix-sept ou dix-huit ans auparavant, je passais volontiers par ce chemin, et différentes aventures, comme cet orage reçu stoïquement pendant trente kilomètres, trente kilomètres de chaussées sablonneuses où ma roue faisait gicler l’eau des ornières, transformées en torrents, jusqu’à Saint-Pradel où je m’étais réfugié trempé jusqu’aux os, mes vêtements si mouillés qu’ils se trouvèrent à peine secs le lendemain.
À Saint-Pradel ce fut, plus tard, une idylle avec la fille d’un fonctionnaire du bourg, idylle inopinée, idylle de vingt ans. – Qu’elle était jolie et que je fis de beaux projets ! – Grande fut ma tristesse, quand la nécessité de poursuivre ma route me fit reprendre, sur la promesse de s’écrire, la direction de Saint-Justin-de-Chemillet.
Et la farce que je fis, vers la même époque, à Saint-Justin-de-Chemillet précisément, en quittant l’hôtel où j’avais passé la nuit ! Je n’en avais jamais connu les suites, mais j’en avais gardé longtemps une certaine inquiétude. À la chute du jour, le patron, ouvrant le volet d’une cabane obscure, m’avait fait voir, tapi dans la pénombre, un énorme verrat, le plus beau de la région, disait-il.
« Pas bon, le citoyen, » me fit-il remarquer lorsque la bête, avec un cri terrible, s’élança sur la porte de bois, qu’elle heurta du groin, cherchant à mordre par-dessus. Heureusement, un fort verrou extérieur opposait à ses accès de fureur une barrière solide. Pourquoi, le lendemain, au petit matin, traversant, avec mon vélo, la cour de l’hôtel endormi, eus-je l’idée biscornue de tirer doucement le verrou, avant de filer sans demander mon reste ?
Je me représentais, avec une ironie mêlée, déjà, de quelque anxiété, l’ébahissement apeuré des bonnes gens, à la vue du grand porcin, en liberté dans la cour. À la longue, la satisfaction de mon « excellente plaisanterie » s’était encore atténuée. La conscience des accidents qu’après tout, j’avais pu provoquer, assombrissait, d’un vague remords, les premiers jours de mes vacances. Puis, n’ayant jamais entendu parler de rien, l’impression pénible, effacée, n’avait laissé subsister qu’un souvenir indifférent.
Certes, aucune de ces aventures, n’approchait, en étrangeté, la rencontre de la forêt d’Entraygues. C’est, peut-être, la raison pour laquelle le sentiment d’horreur que j’en avais éprouvé fit place, peu à peu, à une ardente curiosité. Mes interrogations de la première heure se présentaient avec une acuité redoublée. Tant et si bien qu’un beau matin, ma hantise devenue un irrésistible désir de savoir à quoi m’en tenir, je roulais vers Courpières d’où des renseignements vagues m’envoyèrent à Borèdes. Là on me dit qu’à Lézeaux, je trouverais à qui parler.
L’aubergiste de cette dernière localité se montra, en effet, au courant :
« Mais oui, c’est l’idiot de Saint-Bonnin. Il est chez le curé, vous pourrez le voir. Il va quelquefois de Saint-Bonnin au mas d’Entraygues, en journée. On l’occupe à de gros travaux. Il est inoffensif, malgré des lubies, parfois… Il comprend un certain nombre de mots, mais il n’a jamais pu parler. Les médecins n’ont rien compris à son cas. Il est orphelin et le curé de Saint-Bonnin s’en est chargé par charité, pour qu’il ne tombe pas aux baraques foraines. »
Comme je tenais à connaître l’origine de l’être étrange, je pressai mes questions en invitant mon interlocuteur à partager avec moi une bouteille de son meilleur « blanc. » Mais jugez de ce que je devins, quand j’entendis les explications suivantes :
« Drôle d’histoire que celle de sa naissance ! Sa mère, enceinte de quatre mois, a été effrayée par un porc ; un verrat dangereux, qui, échappé de sa bauge, l’a poursuivie dans la rue. En fuyant, plus morte que vive, elle a fait un faux pas sur les marches d’un abreuvoir et s’est affalée contre la porte d’une maison où l’on n’a eu que le temps de la recueillir. Il a fallu organiser une vraie battue contre l’animal furieux, qui a été tué, à coups de fourche, à l’autre bout du village. L’enfant est venu à terme, mais monstrueux. Dans le pays, on a dit qu’elle avait été « influencée… » Tout de même !… Il y a des choses bien singulières !…
– Mais… à quel endroit, la chose… demandai-je angoissé, à quelle époque ?…
– Oh ! Il doit avoir maintenant… ma foi, dix-sept ou dix-huit ans… Il n’est pas d’ici. Il est né à quarante kilomètres, à peu près, sur la route de Thiers à Roanne… à Saint-Justin-de-Chemillet. »
Maurice-E. DELORME
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(« Nos contes », in La Pédale, revue hebdomadaire de la bicyclette et des industries qui s’y rattachent, deuxième année, n° 62, 17 décembre 1924)