En feuilletant les pages de l’Almanach du siècle illustré, j’ai croisé ce petit conte fantastique, illustré de treize compositions du caricaturiste Hippolyte Mailly. Il m’était difficile de ne pas tomber sous le charme de ces gravures terribles et naïves, qui ne sont pas sans rappeler celles de la littérature de colportage ; je ne résiste pas au plaisir de les partager, – en espérant bien sûr, comme aurait dit Cuisin, qu’elles « répandent dans l’âme de nos lecteurs titillés d’effroi ces doux frémissements de la terreur qui sont les délices des âmes fortes… »
MONSIEUR N
I
Les premières ombres du soir commençaient à descendre dans la vallée, et les chauves-souris voltigeaient aux crevasses de la vieille tour de l’église vibrant encore sous les derniers coups de l’Angelus, lorsqu’une jeune fille entra au cimetière.
Elle s’agenouilla au pied d’une petite croix de bois, sur une tombe encore fraîche, et se mit à prier avec ferveur.
Pendant qu’elle était ainsi prosternée, une ombre s’arrêtait silencieuse à la barrière du cimetière que la jeune fille avait laissée entrouverte et s’accoudait sur la crête du mur.
Au même instant, mais du côté opposé, une autre ombre apparaissait silencieuse comme la première, et, comme la première, elle se prit à regarder attentivement dans le champ des morts.
Cependant, la jeune fille s’était relevée, et après avoir jeté quelques fleurs sur la tombe qu’elle était venue visiter, elle se dirigea vers la porte du cimetière, – mais tout à coup elle poussa un cri d’effroi, – elle venait d’apercevoir une forme humaine qui lui barrait le passage.
« N’ayez peur, Madeleine, dit une voix avec douceur, c’est moi, – Willaume, – j’attendais que vous fussiez sortie, pour aller à mon tour visiter la tombe de votre père, mon vieil ami. »
Madeleine s’était rapprochée.
« Merci, Willaume, dit-elle avec émotion, et deux larmes mouillèrent ses yeux.
– Vous ferais-je de la peine ? » demanda vivement Willaume.
Pour toute réponse la jeune fille lui tendit la main, que le jeune homme pressa dans les siennes.
« Du courage, Madeleine ! dit-il.
– Merci encore, » murmura la jeune fille en s’éloignant.
Willaume entra au cimetière, et Madeleine reprit le sentier du village.
Elle avait à peine fait quelques pas :
« Ah ! ah ! la belle fille ! cria une petite voix aigre qu’elle reconnut aussitôt pour celle de Draak le fermier. Vous allez donc seule vous promener le soir ?
– Je viens de prier, monsieur Draak, répondit-elle simplement.
– C’est pour cela que le beau Willaume était aussi de ce côté, » ajouta en ricanant le fermier Draak, en s’approchant de Madeleine.
La jeune fille rougit, – puis après quelques instants de silence pendant lesquels elle se remit de l’effroi que lui avait causé la rencontre du fermier :
« Willaume est un brave cœur, monsieur Draak et je l’estime, dit Madeleine.
– Ah ! çà, répondit insolemment le fermier, qui vous demande de défendre avec tant de fou votre beau Willaume ? Je sais que vous l’aimez – mais malheur à lui ! murmura-t-il tout bas.
– Bonsoir, monsieur Draak, » dit Madeleine en continuant son chemin.
Le fermier ne répondit pas.
II
Autant Willaume était bon et beau, autant Draak le fermier était laid et méchant ; petit, les jambes torses, la tête démesurément grosse, les yeux caves et vitreux, c’était un vrai monstre.
La coutume de le voir tous les jours au village faisait qu’on s’était habitué peu à peu à sa laideur ; mais quand il allait à la ville voisine pour vendre ses récoltes, tout le monde le regardait avec horreur, et les gamins le suivaient de leurs huées.
C’était un de ces êtres déshérités complètement de la nature et dont la mission sur la terre est de faire le mal ! triste mission, sans doute, mais nécessaire !…
Malgré ses instincts sauvages et méchants, le fermier avait ressenti dans son âme un amour profond pour Madeleine ; mais, dans ces natures horribles, cet amour n’est pas un bonheur, ce n’est plus la rosée du ciel qui vient sanctifier l’âme et la rendre meilleure, c’est un feu brûlant qui dévore, c’est une folie qui engendre le crime !… Comme on le pense bien, la pauvre Madeleine n’avait pas répondu à l’amour du fermier Draak, car son cœur, elle l’avait donné depuis longtemps à Willaume le tonnelier.
D’un autre côté, loin d’encourager le fermier Draak, Madeleine avait repoussé ses propositions :
« N’espérez jamais, lui avait-elle dit, car j’aime Willaume et je ne serai à aucun autre qu’à lui. »
Mais la passion l’emporta, et Draak avait juré que Madeleine deviendrait sa femme.
Et quand maître Draak voulait quelque chose, il arrivait toujours à ses fins.
Pauvre Madeleine, la voyez-vous entre les bras de ce vilain bossu ? car il était bossu aussi, maître Draak, j’avais oublié de le dire, voyez-vous le monstre passant ses doigts crochus dans la blonde chevelure de la jeune fille, voyez-vous le brutal prenant un baiser sur ses lèvres ?
Horreur ! horreur !…
Oh ! non ! n’est-ce pas ? le fermier Draak n’épousera pas Madeleine, la jolie fille du village.
C’est ce que vous verrez, ami lecteur, si vous vous sentez le courage de continuer ce récit.
III
Quand Madeleine se fut éloignée, le bossu se prit à longer le mur du cimetière, et arriva à la barrière au moment ou Willaume la refermait. Georges Willaume, le tonnelier, était un gros garçon d’une vingtaine d’années aux allures franches et ouvertes.
Sa figure reflétait la bonté et la douceur.
Willaume avait toujours aux lèvres quelque gaie chanson ou quelque joyeux propos.
Quelquefois, s’il allait au cabaret, il y buvait bien, mais jamais ne s’enivrait : en revanche, quand il était à l’ouvrage, quel travailleur infatigable ! comme il frappait gaiement sur ses tonneaux ! Au bruit que fit le fermier en arrivant auprès de lui, Willaume releva la tête.
« N’est-ce pas vous, Draak ? demanda-t-il.
– C’est moi ! répondit Draak, dont les petits yeux brillèrent dans l’ombre ; mais qui me parle ainsi ? ajouta-t-il comme s’il n’eût pas reconnu le tonnelier – puis comme, en ce moment, il ne se trouvait plus qu’à quelques pas de son interlocuteur :
« Eh ! parbleu ! c’est vous, Willaume, dit-il d’une voix doucereuse ; je suis enchanté de vous rencontrer, car si vous voulez accepter une bouteille avec moi, j’aurai la compagnie d’un bon enfant, Willaume.
– Ça va, répondit le tonnelier en tendant sa large main au fermier Draak ; par saint Georges ! mon patron, le cabaret de la Grande-Pinte nous verra ce soir choquer nos verres ! »
Et Willaume secoua gaillardement la main du bossu.
Les deux compagnons se mirent alors à longer les murs du cimetière et suivirent le sentier que Madeleine avait pris quelques instants auparavant.
« Quelle belle soirée ! dit le tonnelier.
– Je suis de votre avis, Willaume, répondit le bossu, la brise est douce et la lune est haute, c’est là du beau temps pour quelques jours. »
En parlant ainsi, les yeux de Draak lançaient des éclairs, car il haïssait Willaume de toute, son âme, et ne pouvait lui pardonner d’être le préféré de Madeleine.
Les deux compagnons arrivèrent bientôt sur la place de l’église et entrèrent au cabaret de la Grande-Pinte.
« Holà ! une bouteille et du meilleur, maître Henriquet ! dit le fermier Draak en s’adressant au cabaretier.
– Si nous restions sous la tonnelle ? » dit Willaume.
Draak parut contrarié de cette idée.
« Non, non, dit-il vivement, nous irons dans le cabinet au fond de la grande salle ; là, nous serons plus près de la cave, et s’il nous faut plusieurs bouteilles, Henriquet aura moins loin pour aller nous les chercher. »
Pendant ce temps, les deux amis entrèrent tout au fond de la salle, dans un petit cabinet duquel Draak eut grand soin de fermer la porte, aussitôt qu’ils eurent été servis.
« À votre santé, Willaume, dit Draak en remplissant le verre du tonnelier.
– À la vôtre, Draak, » répondit Willaume.
IV
Depuis deux heures bientôt, les deux buveurs étaient attablés, et les brocs de vin se succédaient sur la table.
Le tonnelier était guilleret, mais il conservait néanmoins son sang-froid ; le fermier buvait autant de rasades que son compagnon, sans paraître ému.
« Quand vous mariez-vous ? demanda-t-il tout à coup à Willaume.
– À Noël prochain, compère. J’ai consulté ce matin Madeleine à ce sujet, et c’est elle-même qui a fixé cette époque.
– Madeleine !… Madeleine ! » murmura le bossu.
Puis s’adressant de nouveau à Willaume :
« Vous l’aimez donc bien?
– Si je l’aime ! s’exclama Willaume, mais c’est me demander si j’existe, car mon amour, c’est lui qui me fait vivre, c’est lui qui me donne le courage, c’est lui qui me fait aimer le soleil et les fleurs, c’est mon amour qui me donne la gaieté et la joie ; sans lui, je serais triste et sombre, tenez, aussi sombre que vous en ce moment, » dit Willaume à Draak, dont les petits yeux méchants étaient fixés sur le visage rayonnant du tonnelier, pendant qu’il parlait ainsi.
En effet, le fermier était pâle et livide ; la vengeance torturait son âme, un tremblement nerveux agitait son corps.
« Eh ! bien, qu’avez-vous donc ? demanda le tonnelier.
– Rien, mon brave Willaume, dit le bossu, c’est l’effet du vin ; je crois, Dieu me damne, que ce brigand de cabaretier l’a empoisonné. – Holà ! maître Henriquet, cria-t-il de nouveau en frappant avec un broc vide sur la table, apportez-nous du vin !
– Vous avez raison, compère, dit gaiement Willaume, voilà le remède, et c’est moi qui veut vous l’offrir. »
Et il se prit à remplir le verre du fermier.
« À vous parler franchement, Draak, continua-t-il, j’ai pensé un instant que c’était l’image de mon amour pour Madeleine qui vous avait rendu triste ; car je crois que vous avez été au nombre de ses prétendants ; j’ai peut-être eu tort de parler ainsi devant vous ; pardonnez-moi, » ajouta-t-il en approchant son verre de celui du fermier.
Maître Draak rendit raison à Willaume.
Depuis un instant, les yeux du fermier lançaient des éclairs étranges, et sa main caressait convulsivement la garde de son couteau.
Tout à coup, et au moment où Willaume portait le verre à ses lèvres, l’horrible bossu se jeta sur lui et enfonça son couteau dans la poitrine du tonnelier, qui poussa un grand cri, puis tomba lourdement sur le plancher.
Le bossu le regarda alors quelque temps avec une joie féroce ; il voulut ensuite retirer le couteau qu’il avait enfoncé dans le corps de sa victime, pas une goutte de sang ne jaillit, et la plaie se referma aussitôt.
V
Quand le fermier eut accompli son crime, l’épouvante le saisit : si l’on trouvait le cadavre, se disait-il, on se doutera qui a tué le tonnelier, – et Draak craignait la justice.
L’horrible bossu réfléchit quelques instants ; puis, après avoir remis son couteau dans sa gaine et s’être assuré que la porte était verrouillée, il ouvrit une trappe qui donnait sur l’escalier de la cave ; la descente était rapide.
« Tant pis, dit-il, le diable aidant, j’arriverai à faire ce que je veux. »
Il se baissa alors et, prenant sa victime par les jambes, il attira le cadavre vers l’escalier.
Le corps du tonnelier glissa lentement sur les planches ; mais quand l’assassin eut descendu quelques marches, la tête de la victime se heurta avec un bruit sourd sur la première pierre de l’escalier.
Treize fois, car il y avait treize degrés à descendre, la tête du pauvre tonnelier frappa sur les pierres ! On eût dit que l’horrible bossu prenait plaisir à entendre ce bruit, car, à chaque foi, un petit rire sec et saccadé sortait de sa gorge maudite.
La sueur coulait le long de ses joues ; en effet, malingre et difforme comme il était, c’était difficile à lui de traîner ainsi le cadavre. Quand les treize marches furent descendues, il abandonna les jambes de la victime, qui retombèrent avec un son mat sur la terre humide de la cave.
Il reprit ensuite le cadavre par les pieds et le traîna jusqu’au fond où étaient de vieilles futailles vides. L’une d’elles était défoncée par les deux bouts ; Draak y fit entrer le cadavre de Willaume, puis, réunissant toutes ses forces, il la prit par un bout et chercha à la soulever ; mais le tonnelier était lourd, et, par deux fois, Draak faillit être écrasé par la charge ; il parvint néanmoins à lever le cadavre.
Le corps de Willaume se trouva ainsi debout, retenu de tous côtés par les parois de la barrique.
Il grimpa sur quelques morceaux de bois placés près de là, et s’efforça, en foulant avec ses mains sur la tête de Willaume, de la faire disparaître dans le tonneau, car la tête de la Victime dépassait tout entière !
Ce fut en vain.
Alors le bossu tira pour la seconde fois le couteau qu’il portait toujours à sa ceinture, puis il coupa le cou de Willaume.
Quand la tête fut séparée du tronc, il la prit par les cheveux et la précipita avec colère au fond de la futaille.
Alors il remonta doucement l’escalier, referma soigneusement la trappe, que le cabaretier n’avait pas, dans sa précipitation, aperçue ouverte, puis il ouvrit la petite fenêtre qui éclairait le cabinet, enjamba l’appui et sauta à terre.
Quelques secondes après, il avait disparu dans la campagne.
VI
« Madeleine m’appartient ! » disait Draak en regagnant sa ferme, distante d’une lieue environ du village.
Pour y arriver, il lui fallait traverser la grande route ; mais, comme il craignait d’être aperçu, il fit un long détour, se cachant derrière les haies ou dans les fossés, au moindre bruit qu’il entendait.
La nuit était déjà avancée quand le bossa rentra chez lui.
Les deux gros chiens de garde qui étaient dans la cour se mirent à aboyer à son approche.
« Allons, paix ! c’est moi, » dit le fermier en refermant la porte derrière lui.
Les chiens se turent, car ils avaient reconnu la voix du maître.
Draak traversa la cour et se dirigea vers une petite fontaine, à laquelle il puisa de l’eau ; il se prit à laver ses vêtements, car il avait aperçu sur l’étoffe une large tache rosâtre.
Quand il eut fini, le fermier tira son couteau de sa gaine et se prit à l’examiner ; du sang aussi couvrait la lame ; il chercha à le faire disparaître.
Ua vieux grès était auprès de la fontaine, dans la cour ; sur ce grès, les faucheurs, avant de partir au travail, avait coutume de repasser leurs instruments. Draak pensa que le qrain de la pierre aurait bien vite usé les gouttes de sang. Il se mit à genoux et commença à repasser le couteau qui lui avait servi à accomplir son meurtre. Ce fut en vain ; les taches de sang, loin de disparaître, semblaient au contraire devenir plus larges.
« Que Satan me damne! murmura-t-il en colère, mais ce couteau est maudit ! »
Et l’affreux bossu voulut continuer son travail.
Au bout d’un instant, il releva la tête et recula de frayeur ; le couteau fatal lui échappa des mains et ses cheveux se hérissèrent.
Dans l’ombre, en face de lui, deux yeux se détachaient sur le mur et le regardaient faire.
Draak poussa un cri et s’enfuit ; il venait de reconnaître les yeux de Willaume le tonnelier !
Toute la nuit, il erra dans la campagne et dans les bois, en proie à une terreur profonde.
De temps en temps il voulait s’arrêter dans sa course furieuse, mais, comme poussé par une force mystérieuse, il fuyait, il fuyait toujours.
Ses pieds se déchiraient aux ronces des chemins et aux rochers des collines.
Il lui semblait marcher sur des couteaux dont les pointes acérées, en pénétrant dans sa chair, lui arrachaient des cris de rage et de douleur.
Il sentait encore les couteaux entrer dans sa tête et ouvrir son crâne maudit.
L’assassin fuyait, fuyait toujours…
Enfin, lorsque les premières lueurs du jour apparurent à l’horizon, le bossu s’arrêta dans sa course et se prit à rire.
Sa frayeur s’était dissipée avec les ombres de la nuit.
Draak regarda autour de lui, et reconnut l’endroit où il se trouvait.
C’était un sentier couvert qui conduisait à la petite maison de Madeleine.
Le bossu, après quelques instants de réflexion, s’enfonça sous l’ombrage.
Dix minutes après, il frappait à la maisonnette.
La jeune fille allait se mettre au travail, car l’oiseau chantait déjà son angélus du matin, et le vieux berger arrivait avec son troupeau dans la vallée.
Madeleine ouvrit sans défiance ; elle parut néanmoins surprise désagréablement de la visite si matinale du fermier Draak.
« Bonjour, Madeleine, lui dit celui-ci de sa voix la plus doucereuse, je suis porteur d’une bien triste nouvelle qui fera pleurer vos beaux yeux, j’en suis sûr.
– Mon Dieu ! interrompit la jeune fille, serait-il arrivé quelque malheur à Willaume ?
– Oh ! non, mignonne, mais l’amoureux de votre choix, le beau Willaume, a quitté ce matin le pays pour n’y plus revenir.
– Dites-vous vrai, Draak ? demanda la jeune fille avec douleur.
– Je dis la vérité, Madeleine, car Willaume, avec lequel je suis allé hier au cabaret de la Grande-Pinte, m’a confié que son intention, bien arrêtée depuis longtemps, était d’aller travailler dans les grandes villes. « J’ai caché mon dessein à tout le monde, même à Madeleine, m’a-t-il dit entre deux bouteilles, car j’aurais craint de n’avoir pas la force d’accomplir ma résolution, mais je vous charge de lui apprendre mon départ, vous, mon rival d’autrefois, que j’estime cependant et que je voudrais savoir uni à Madeleine. » Ainsi m’a parlé le bon Willaume, continua hypocritement le fermier, puis il m’a quitté en versant des larmes, et personne ne doit l’avoir aperçu depuis ce moment, car je l’ai suivi des yeux jusqu’à ce qu’il eût pris le chemin de la ville, et je l’ai vu s’en aller à travers les grands chênes, se tournant quelquefois pour regarder le village et me dire un dernier adieu ! »
Comme Draak finissait de parler, le vieux berger passait non loin de la maisonnette ; la jeune fille l’appela vivement.
« Jérôme, lui dit-elle, avez-vous vu Willaume ce matin ?
– Nenni, petite, dit le berger, cela même m’a fort étonné, et je me demandais en cheminant si le brave garçon n’était pas malade, car dès le petit matin il est toujours à l’ouvrage. »
Mais comme le vieillard remarquait en ce moment la pâleur de la jeune fille :
« Qu’as-tu, fillette ? dit-il avec émotion, en s’approchant vivement de Madeleine ; aurais-tu appris quelque fâcheuse nouvelle concernant Willaume ?
– Il est parti ! soupira Madeleine.
– Et qui t’a dit cela ? »
La jeune fille montra à Jérôme le fermier Draak, qui depuis un instant se tenait à l’écart et semblait fort contrarié que Madeleine eût appelé ainsi le vieux berger.
Celui-ci regarda fixement le fermier qui baissa les yeux.
« Il ment ! accentua le vieillard. – Rassure-toi, Madeleine, car j’entends d’ici son maillet résonner sur ses tonneaux. »
En effet, le bruit que Madeleine aimait tant à écouter chaque jour se fit entendre dans la vallée et arriva jusqu’à la maisonnette.
« Ah ! je le savais bien, dit la jeune fille, Willaume n’aurait pas quitté le pays sans me dire adieu ! Pourquoi venir ainsi me tromper ? » ajouta-t-elle en se tournant vers le fermier Draak ; mais à peine eut-elle levé les yeux sur lui qu’elle jeta un cri et rentra effrayée ; le vieux berger lui-même recula de quelques pas.
Draak, l’écume à la bouche, les yeux hagards, la main sur la garde de son couteau, grinçant des dents, tantôt furieux et menaçant, puis tout à coup donnant les signes d’un effroi extraordinaire, prêtait l’oreille au bruit qui arrivait jusqu’à lui.
Il avait reconnu aussi le maillet du tonnelier !
Pendant quelques instants, il resta comme anéanti ; puis, tout à coup, lançant un regard de haine au vieillard et à Madeleine, il prit sa course vers le village.
VII
Le jour était déjà grand, les paysans étaient depuis longtemps partis à leurs travaux, les autres vaquaient à leurs occupations dans le hameau : la boutique du tonnelier ne s’ouvrait pas.
« Est-ce que Willaume serait malade ? dit un paysan à un autre, son voisin. Je ne l’entends pas chanter ce matin, et à cette heure il devrait être depuis longtemps au travail.
– Il y a quelque chose d’extraordinaire là-dessous, » répondit la voisine.
Bientôt il y eut vingt personnes devant la porte du tonnelier.
« Si nous enfoncions la boutique ? dit un paysan, car bien certainement il est survenu ici quelque malheur. »
Et la boutique fut enfoncée.
On ne trouva pas le tonnelier.
« Où peut-il être ? se demandaient-ils entre eux.
– L’a-t-on vu hier ? demanda un paysan.
– Oui, répondirent plusieurs voix ; il est entré vers midi au cabaret de la Grande-Pinte, il était avec le fermier Draak.
– Mauvaise compagnie, » dirent plusieurs voix.
En ce moment le bossu tournait la rue, et s’avançait vers le rassemblement.
« Voilà le fermier, dit un paysan, il devrait nous renseigner.
– Avez-vous vu Willaume ? » demanda-t-on de tous côtés.
Le hideux bossu fit bonne contenance et commença l’histoire qu’il avait racontée à Madeleine et au vieux berger.
Tout le monde parut étonné, mais on n’osa élever des doutes sur le récit du fermier.
Maître Henriquet était venu comme les autres ; Draak parut vivement contrarié de le rencontrer.
L’honnête cabaretier s’approcha du bossu :
« J’ai à vous parler, maître Draak, dit-il à haute voix ; venez à la Grande-Pinte et nous boirons ensemble à la santé de Willaume.
– Volontiers, » répondit Draak avec assurance.
Maître Henriquet, suivi de son compagnon, rentra chez lui, pendant que les paysans chuchotaient entre eux.
« Restons dans la grande salle, si vous le voulez bien, » dit le fermier en voulant retenir le cabaretier qu’il voyait se diriger vers l’endroit où la veille s’était passé l’horrible scène.
Maître Henriquet parut n’avoir pas entendu ; force fut donc à Draak de le suivre.
« Entrez, » dit le cabaretier, en faisant passer devant lui le fermier Draak.
Celui-ci hésita ; il n’osait franchir le seuil, l’effroi était répandu sur son visage.
« Qu’avez-vous donc, maître Draak ?
– Rien, » répondit le fermier, et il entra dans le cabinet.
Il n’eut que le temps de se jeter sur un banc, car il se sentait défaillir.
Maître Henriquet tira le verrou et ouvrit la trappe que nous connaissons.
« Attendez-moi un instant, dit-il à Draak ; je descends à la cave. »
Et les pas du cabaretier résonnèrent sur les marches.
En ce moment, l’assassin se souvint du bruit que faisait la tête de sa victime en se heurtant sur la pierre.
Un frisson parcourut son corps et glaça son cœur : il se figura entendre le crâne de Willaume frapper sur les marches !…
Le bossu laissa tomber sa tête hideuse entre ses mains tremblantes, et se blottit effrayé près de la fenêtre.
Quelques instants s’étaient à peine écoulés, que le bruit des pas retentit de nouveau. Draak entendit crier la trappe qu’on refermait ; il entendit encore déposer un broc de vin et des gobelets sur la table.
« À votre santé, maître Draak, » dit une voix.
Le bossu fit un bond comme s’il eût marché sur un reptile ; il venait de reconnaître la voix du tonnelier.
« Horreur ! cria le fermier en apercevant sur la table la tête de Willaume dont les yeux se fixèrent aussitôt sur les siens.
– À votre santé, maître Draak, » reprit la tête en s’approchant du bossu.
Celui-ci, en ce moment, crut entendre comme des cris derrière la porte.
« Entends-tu ? dit la tête en ricanant.
– Au secours ! » voulut crier le bossu ; mais un son rauque sortit seul de sa poitrine.
« Tu vas me prendre par les cheveux, ajouta la tête, car on va venir, et je veux que tu sois reconnu pour mon assassin. »
Le bossu étendit les mains comme pour repousser loin de lui cette horrible vision, mais il sentit les cheveux de Willaume s’enrouler autour de ses doigts.
« Ôte ton couteau de sa gaîne, » dit encore la tête.
Mais Draak se cramponna de la main qu’il avait libre à la table de chêne, pour ne pas obéira l’ordre du tonnelier.
À ce moment, la tête de Willaume se tourna vers la ceinture du bossu et arracha le couteau avec ses dents.
Draak entendit le bruit affreux qu’elles firent en grinçant sur l’acier.
Le couteau tomba sur le pavé de la chambre.
Des bruits confus arrivaient aux oreilles du fermier, et il lui sembla qu’on venait de frapper à la porte du cabinet.
« Ouvrez, dit tout à coup la tête du tonnelier.
– La voix de Willaume ! s’écrièrent plusieurs personnes, ouvrons vite ! »
Et il sembla encore au bossu qu’on enfonçait la porte.
« Horreur !… » s’écria-t-il.
À cet instant, il sentit une main se poser sur son épaule.
« Eh bien ! à quoi pensez-vous donc, maître Draak ? dit le cabaretier ; allons ! vidons une bouteille et causons. »
Le fermier, les yeux hagards, en proie à la frayeur la plus grande, ne répondit pas à maître Henriquet ; mais, se baissant subitement, il ramassa son couteau, ouvrit la petite fenêtre que nous connaissons, et, comme la veille, il s’enfuit dans la campagne !…
« Le diable s’est emparé de Draak, » pensa le cabaretier, qui resta tout ébaubi de la disparition de son compagnon.
VIII
Le bossu erra toute la jonrnée dans les bois qui environnaient le village, et il reprit encore sa course furieuse.
Qnand la nuit fut bien profonde, il retira son couteau de sa gaine et voulut le repasser sur une des pierres qui bordaient le sentier où il se trouvait.
Mais quand il approcha l’acier de la pierre, des étincelles jaillirent et lui brûlèrent les yeux.
« Malédiction, dit-il, je suis maudit ! »
En ce moment il lui sembla entendre tout auprès de lui comme un soupir d’agonie, puis une voix bien connue, car c’était cette de Willaume, cria à ses oreilles ces mots terribles : « Repasseur de couteaux ! repasseur de couteaux ! »
Une pensés horrible de vengeance traversa alors l’esprit du bossu, et il prit en courant le chemin qui conduisait à la maisonnette de Madeleine.
La jeunl fille avait appris par les paysans que Willaume était réellement parti ; à cette nouvelle, la pauvre enfant s’était mise à pleurer et à gémir.
Elle était à genoux auprès de sa couche, et de longs sanglots soulevaient sa poitrine ; elle avait laissé tomber sa jolie tête entre ses mains, et comprimait son front, comme si elle eût voulu retenir sa raison, toujours sur le point de l’abandonner, tant sa douleur était immense.
Depuis que les paysans lui avaient confirmé l’affreuse nouvelle, Madeleine était dans un état de prostration tel que la jeune fille n’avait pas pensé à refermer la porte de sa maisonnette ; parfois ses yeux se tournaient vers le village, puis elle recommençait à sangloter.
Le vent gémissait au dehors, et la lune était cachée sous les nuages.
« Mon Dieu ! disait Madeleine, pourquoi Willaume m’a-t-il abandonnée ainsi, lui si bon et si loyal ? Ma pauvre tête s’égare ! Non, ajouta-t-elle tout à coup en se relevant et en écartant avec ses mains sa longue chevelure blonde, toute ruisselante de larmes, non ! Willaume ne peut être parti, l’on veut me cacher quelque malheur ! »
Et dans son affreux désespoir, la jeune fille fit quelques pas dans sa chambre, comme si elle eût voulu courir au village.
À ce moment, la figure hideuse du bossu parut à la porte de la maisonnette, et Madeleine distingua dans la nuit les deux yeux du fermier qui brillaient comme des charbons ardents !
Alors la jeune fille se blottit, effrayée, auprès de son lit, dans le fond de sa petite chambre.
L’horrible bossu avait déjà franchi le seuil de la maisonnette et refermait la porte.
« Au secours ! » cria Madeleine.
Draak fit entendre un rire satanique.
« Écoute, dit-il d’une voix basse à la jeune fille, je viens t’apprendre ce qu’est devenu Willaume, ton beau fiancé.
– Parlez, je vous en prie, Draak ! dit-elle en joignant les mains.
– Willaume est mort, reprit-il lentement, toujours à voix basse, et c’est moi qui l’ai tué. »
En parlant ainsi, le bossu cherchait avec ses mains dans l’obscurité l’endroit où s’était réfugiée la jeune fille.
« Horreur ! s’écria Madeleine, en entendant ce terrible aveu.
– Écoute encore, » reprit la fermier, en rampant vers l’endroit d’où la voix était partie et en saisissant dans ses mains la tête de la jeune fille ; et, lentement, bien lentement, sans omettre aucun détail, il se prit à lui raconter l’horrible scène du cabaret, puis, quand il eut terminé :
« Maintenant, ajouta-t-il avec un rire affreux, c’est cette nuit, la nuit de nos fiançailles, Madeleine ! »
Et le hideux bossu attira vers lui la jeune fille qui se débattait dans ses bras.
Mais, tout à coup, il lâcha sa proie et resta immobile ; il venait encore d’apercevoir la tête de Willaume, dont la face livide était collée aux carreaux de l’unique fenêtre de la chaumière.
« Sois maudit ! » dit une voix à ses oreilles, et le bossu sentit comme une haleine glacée s’approcher de ses joues.
Un silence de mort régna longtemps dans la petite chambre de Madeleine ; la jeune fille était étendue sans vie aux pieds du fermier Draak, deux fois assassin.
IX
Quand le bossu osa lever les yeux, la tête de Willaume avait disparu.
Il enveloppa alors le corps de le jeune fille dans un sac de toile qu’il trouva dans la maisonnette, puis, après avoir chargé le fardeau sur ses épaules, il prit le chemin qui conduisait à la rivière.
Pour y arriver, il lui fallait traverser un bois assez épais, dont les sentiers étaient mal tracés. Parfois, le bossu s’arrêtait brusquement et regardait avec effroi autour de lui. Parfois, au détour d’un sentier, il avançait avec précaution, craignant d’être surpris.
Parfois encore, il lui semblait voir des fantômes, des ombres mystérieuses se cacher derrière les grands arbres et le suivre, en lui faisant des gestes menaçants.
Des soupirs prolongés venaient frapper son oreille, et des voix intérieures déchiraient sa conscience.
Draak avait les cheveux collés à ses tempes, tant la sueur coulait de son crâne maudit ! Enfin, il arriva dans le chemin de hallage qui conduisait à la rivière.
Les grands peupliers, plantés sur les bords, projetaient leur ombre gigantesque jusque sur la rive opposée.
La nature était calme, le vent dormait dans les feuilles, et l’eau coulait silencieuse comme une tombe, unie comme un miroir.
Draak déposa son fardeau sur le bord du fleuve.
La fraîcheur de la nuit avait sans doute ranimé la pauvre victime, car tout à coup elle fit d’énergiques efforts pour se débarrasser de l’affreux vêtement qui l’étouffait.
« Attends, la belle fille, dit le fermier, je vais te faire rester tranquille, » et, du talon de son soulier, il frappa plusieurs coups sur la tête de Madeleine.
Celle-ci râla, et du sang vint rougir le sac de toile dans lequel elle était renfermée.
Alors le bossu jeta sa victime dans la rivière !…
L’eau s’ouvrit avec bruit et se referma aussitôt sur le corps de Madeleine.
En ce moment, la lune s’était voilée d’un disque de sang, et Draak l’aperçut au fond de l’eau qui dansait en grimaçant entre deux nuages.
Il faut croire que le bossu avait mal attaché le sac qui renfermait sa victime, car elle reparut bientôt en se débattant.
« Au secours ! » cria-t-elle – et de ses mains elle cherchait à sa cramponner à la rive. Mais Draak saisit une grosse pierre et broya les doigts de la pauvre enfant !…
« Au secours ! » répéta Madeleine, en levant au-dessus de l’eau ses mains meurtries.
Le bossu répondit par un affreux ricanement ; mais, tout à coup, le rire s’arrêta sur ses lèvres, il lui sembla entendre une voix bien connue qui répondait à l’appel de la jeune fille.
« Madeleine ! » cria la voix du tonnelier.
Et Draak aperçut avec effroi, au-dessus du fleuve, une tête qui s’avançait rapidement vers la jeune fille.
« Willaume ! » s’écria celle-ci ; puis, dans un dernier effort, entourant la tête de ses bras, elle disparut avec lui sous l’eau du fleuve !…
Le lendemain matin le vieux berger, en passant près de la maisonnette de Madeleine, à laquelle il venait apprendre l’assassinat de Willaume, recula d’horreur et s’enfuit vers le village.
Il venait d’apercevoir le hideux bossu cloué avec son couteau sur la porte de la jeune fille, comme un chat-huant sur le fronton des granges !…
C’était la justice de Dieu qui avait passé par là !…
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(E. Boursin, in Almanach du Siècle illustré pour 1865 par M. Adolphe Huard)