HRA-O 2
 
 

UN NOUVEAU PHÉNOMÈNE

 

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J’aime les monstres. J’ai toujours recherché, avec une curiosité d’enfant, les phénomènes que la Nature se plaît à façonner en dehors du plan général, et qui trahissent, par la fantaisie de leurs écarts, les procédés du grand Ouvrier.

Ces ébauches grossières sont comme les maquettes d’un sculpteur ou d’un peintre, où se révèlent les détails de la mise au point et du faire. Dans la créature, qui est toujours chef-d’oeuvre, ces détails se fondent dans l’harmonie de l’ensemble, et par suite échappent à notre investigation. Mais dans le monstre, le coup de pouce de l’artisan apparaît tout brutal, tout jaillissant, dépouillé des artifices de la forme et des prestiges du fini. C’est en quelque sorte une analyse d’être, un canevas d’organisme auquel le Créateur aurait fait des ratures. Et l’on peut suivre, sur ces modifications sucessives de son ouvrage, les évolutions de la pensée maîtresse tâtonnant comme à plaisir.

Je n’entends pas induire de là que la Nature est la résultante parfaite d’une série d’ébauches, ce qui impliquerait la perfectibilité de son auteur, lequel est de toute évidence la Perfection souveraine et absolue. Mais je crois que de, temps à autre, ce sublime modeleur, ce maître peintre, cet infaillible architecte a voulu satisfaire à demi l’ardente curiosité de l’Homme, et jeter sur le chemin que poursuit son avide ambition de savoir, quelques points de repère capables de stimuler sa recherche. Ainsi s’aiguise peu à peu l’esprit humain ; ainsi remonte-t-il, échelon par échelon, vers le foyer dont il émane ; mais lorsqu’il croit tenir la clé du mystère éternel, quand son orgueil, caressé par tant de découvertes, veut s’élever jusqu’aux sommets de l’infinie Science, un voile s’étend soudain devant ses yeux, le vertige s’empare de sa pensée, et comme Icare il apprend, par la lourdeur de sa chute, sa petitesse et son infirmité.

Voilà pourquoi les philosophes, les métaphysiciens, les inventeurs de systèmes n’ont jamais réussi à se mettre d’accord ; voilà pourquoi tant d’écoles se disputent et se disputeront jusqu’à la consommation des siècles sur les causes et les origines, sans faire jaillir la pure lumière qui leur montrerait la radieuse vérité.

Mais nous parlions monstres, je crois.

Celui dont je veux vous entretenir ne présente aucune de ces anomalies de structure dont la science tératologique possède une si riche collection. Son squelette est en tout pareil au vôtre et au mien, car c’est d’un Homme qu’il s’agit, et son image est là.

Mais s’il ne porte ni jambe supplémentaire, ni bras d’occasion, son cas n’en est pas moins extraordinaire ; car la nature, en sa bizarre fantaisie d’artiste, lui a donné l’apparence pileuse d’une bête, de la tête aux pieds, sans le priver d’un seul des caractères distinctifs de la race supérieure à laquelle il doit son origine incontestable.

HRA-O, – c’est le nom du bébé que voici, – est une petite fille de six ans, déjà grande et forte, douée d’une intelligence vive, d’une physionomie assez avenante, d’une vigueur musculaire rare, et d’une coquetterie tout à fait conforme au sexe qu’on est convenu d’appeler charmant. Mais la pauvrette est velue comme un macaque, non pas seulement au visage, ainsi que la fameuse femme à barbe des fêtes foraines ; – partout ! il n’y a pas sur son petit corps robuste et bien pris une seule parcelle d’épiderme à découvert ; la toison soyeuse et brune des guenons l’enveloppe de pied en cap, sans la moindre lacune. Le visage est couvert d’un duvet fin et velouté ; le tour des yeux, le pavillon des oreilles, le nez et les lèvres semblent habillés d’une fourrure de rat ; sur tout le reste, les poils sont longs, rigides, et absolument rebelles à la frisure. Malgré cette richesse de capillarité, les cheveux de l’enfant restent en tout semblables aux nôtres : indépendants de couleur et de forme, doux au toucher, de vrais cheveux enfin, tandis qu’au front, au cou sur la poitrine et les jambes, le derme ne produit que des poils de quadrumane.

Rien n’est plus étrange que cet être d’apparence humaine, qui parle et s’agite comme nous, fait des grâces devant un miroir, se pare coquettement de bracelets, a le geste câlin et charmant, avec ce vêtement naturel des bêtes qui le voile de toutes parts.

HRA-O, ainsi nommée parce que ce cri guttural sort fréquemment de sa bouche, est fille de père et de mère inconnus. Des chasseurs de singes la découvrirent un jour à Bornéo, dans une forêt peuplée de chimpanzés et d’orangs-outangs.

Étonnés de voir cette créature au milieu d’animaux sauvages, ils désarmèrent leurs fusils, et s’approchèrent avec des précautions infinies de la bizarre fillette ; elle, déjà caressante et comme apprivoisée, leur tendit ses bras velus, sourit le plus gracieusement du monde et fit hra-o, hra-o, à la façon des chats. Ils la prirent, lui présentèrent des bananes qu’elle éplucha fort bien, puis qu’elle croqua comme une petite gourmande. L’un d’eux eut l’idée de lui offrir quelques fleurs cueillies çà et là dans la clairière. Alors la mignonne posa ses narines sur le bouquet improvisé, en huma délicieusement le parfum, et envoya des baisers à la ronde, du bout de ses doigts de bête.

Il n’y avait pas à s’y tromper, l’enfant était de la même famille que les chasseurs, malgré ses dehors simiesques et toute sa toison de fauve.

Enchantés de leur trouvaille, ils emportèrent Hra-O à la ville prochaine, s’amusèrent à lui donner un rudiment d’éducation, l’habillèrent d’étoffes voyantes et finalement la vendirent au Directeur du Jardin zoologique, vieux savant hollandais veuf et sans enfants, qui déjà pensait l’adopter et en faire une personne accomplie.

Mais la science réclamait Hra-O, parce que Hra-O était un phénomène sans pareil, digne d’attirer les regards de Messieurs les académiciens, et bien fait aussi – je l’avoue – pour dérouter leur profond savoir. Aussi Hra-O partit pour Londres, payée 2000 piastres par un Barnum magnifique, ce qui consola de sa perte son père adoptif ; et c’est maintenant au zoological garden que vous pourriez l’admirer, si la fantaisie vous en prenait. Entrance : two shillings. Et il y a foule, car Hra-O est toute gentille, toute avenante, toute bien éduquée ; elle baragouine fort comiquement le hollandais, écorche déjà l’anglais, et promet d’être une femme comme on n’en a jamais vu.

Mais qu’est-ce que Hra-O ? me direz-vous.

Est-ce le produit de quelque impossible union, ou simplement une erreur de la Nature (ludus Naturæ), un écart monstrueux des règles fondamentales qui président à la formation de l’immuable Espèce ?

Jusqu’à ce moment, vingt avis différents ont été émis sur ce cas tératologique, par les impeccables docteurs des Universités de Cambridge et d’Oxford…
 
 

L. DE BEAUMONT

 
 

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(in Les Soirées littéraires, journal illustré paraissant tous les dimanches, quatrième année, n° 188, 3 juin 1883 ; la mort de Hra-O, la fille-singe, annoncée dans les journaux anglais, a été rapportée à la date du 19 novembre 1885, par Le Voleur illustré, cabinet de lecture universel, cinquante-huitième année, n ° 1481)