Je me souviens d’une petite femme noire. C’était là-bas, dans un village d’autrefois, par-delà la haie bordant le verger. Un soir de dimanche, à dîner, son arrivée nous fut signalée par un domestique sortant des vêpres. Je ne sais pourquoi j’eus un grand saisissement ; je restai la fourchette aux dents, sans rien dire, regardant toujours le rire du domestique.
Il était venu l’inspecteur des eaux et forêts en tournée pour des coupes de bois ; le notaire aussi était là, car mon père, le mardi suivant, mettait aux enchères l’affouage de trois sapinières. L’inspecteur s’enquit ; elle était arrivée, la petite dame noire, l’avant-veille, par la diligence ; un homme jeune, à visage blanc « comme tout le monde, » avait passé, un peu avant, lui louer deux chambres dans l’auberge. Puis un soir, la voiture du messager débarquait à la porte de l’aubergiste un piano. Tout de suite, en arrivant, elle s’était mise au piano et avait chanté d’une voix que nul jamais n’avait entendue.
Tels furent les propos du domestique. Il y eut un petit rire pour le piano ; il y eut une forte surprise pour cette créature exotique descendant à l’auberge dans ce territoire dénué de palmiers et de noix de coco. Je crois bien qu’au fond elle apparaissait un peu comme une petite singe ; on ne la voyait pas bien grimpant aux pommiers et aux noyers.
Pour moi, je sentis autre chose, quelque chose que je ne savais pas exprimer. Ce fut comme la curiosité et la peur de ce visage noir qui n’était pas conforme aux autres. J’avais la petite angoisse d’un phénomène, d’un animal dangereux vivant à un pas de la maison, embusqué derrière notre verger. Toujours, le dimanche, à mon sens puéril, s’était dénoncé blanc, d’un blanc lilial qui s’étendait à toutes les heures et à toutes les pensées dominicales. Toute blancheur pour longtemps s’effaça. Ce n’est pas une imagination, je le vis noir ; la vision de la petite femme d’ébène longtemps y resta associée.
Maintenant encore, en m’évoquant ce dimanche et les autres qui suivirent, j’ai la sensation revenue d’un fait anormal, angoissant, qui changea la couleur du pieux jour et des pensées spéciales à ce jour.
Je quittai la table sitôt après les fruits, et d’un oblique pas de jeune sauvage, en me cachant derrière les arbres, méandrai vers la haie. L’auberge en bas flambait ; mais, à l’étage, rien qu’une petite lumière à travers le rideau. C’était pourtant là que vivait l’étrange personne. Une ombre passa, la lampe s’éteignit. Alors, dans la nuit tombée, l’hallucination me prit pour un fantôme, rôdant dans la ténèbre, marchant derrière moi, courant quand je courais. Le souffle me manquait en montant me coucher dans la tourelle ; malgré la défense, je n’osai souffler la bougie.
Après un guet tenace de plusieurs jours, une petite main noire enfin passa par l’entrebâillure de la fenêtre et secoua un linge sur la rue… J’aurais voulu attraper cette main et sentir l’odeur de la chair noire qui m’était soudain révélée.
Une pauvre ménagerie une fois avait relayé sur la place du village : on m’avait mené voir le vieux lion triste, le dromadaire épilé et la cage aux singes. L’image, à travers le souvenir, aussitôt se compléta par ce chapitre inédit d’histoire naturelle. Je me suggérai la fêteur d’une maman guenon aperçue épouillant ses petits derrière les barreaux, mais avec une fragrance de cannelle en plus, une fleur épicée et âcre.
Il arriva cette chose curieuse et qui aujourd’hui encore me fait réfléchir : je me pris à haïr l’être mystérieux qui se dérobait à ma connaissance. Instinctivement, j’aurais voulu lui faire du mal ; j’avais, à l’idée de le griffer, une petite volonté féline. Ainsi j’aurais connu la couleur de son sang – écarlate, pensais-je, effrayamment écarlate. N’était-ce pas là le réveil du carnassier primitif ? N’était-ce pas le rêve, tout à coup se léchant la bouche pour une proie délicate, du vieil homme des races, du primate cruel en ses halliers ? La petite femme-animal jamais ne se douta de ce cas atavique. Moi seul plus tard en subis l’inquiétude.
Longtemps, de ma ténébreuse voisine, je ne sus rien que ce bout de main, cette maigre petite main nègre comme la patte de la maman guenon. Les fenêtres restaient closes ; on n’avait plus entendu ni la voix ni le piano. Jamais la dame ne sortait. L’unique rumeur, c’était autour de sa vie recluse, le discret bavardage de la femme de l’aubergiste. Celle-ci, en lui montant ses repas, souvent la surprenait couchée à terre, jouant avec des colliers ou son éventail. Elle riait toujours, d’un rire un peu humble de grandes dents blanches, d’un air blessé et triste, comme une femme qui aurait laissé son cœur ailleurs. Ma petite haine cessa d’être aussi chaste ; il me montait un flux trouble, une chaleur légère de honte à de certaines obsessions.
De quoi se distrayaient ses heures captives ? Comment se posait-elle dans son lit pour dormir ? Est-ce qu’elle ne se pendait pas la tête en bas, comme les petits singes de la ménagerie ? Ah ! mettre l’œil au trou de la serrure et voir, rien qu’une seconde, voir !
D’ailleurs, c’était devenu la grande préoccupation du village ; de mémoire d’homme, on n’y avait aperçu l’équivalent de ce masque maugrabique. Quelques vieilles gens seules se souvenaient de nègres rencontrés en leurs caravanes.
Au fond, on manquait de bienveillance ; cette chair sombre vaguement sentait le diable. Les petits pitauds quelquefois jetaient des pierres dans les vitres ou éclaboussaient de bouse le linteau. Moi, au contraire, j’aurais maintenant voulu caresser cette peau un peu râpeuse ; je n’avais plus envie d’y mordre.
Une après-midi, des sons très doux, amortis, passèrent par les fenêtres, toujours closes. Les petites mains nègres frappaient les touches d’un air comme en sourdine, musicalement, avec le doigté appliqué d’une demoiselle des races blanches. Et puis la voix s’éveilla. J’étais accouru derrière la haie ; je ne reconnaissais pas du tout la voix de femme sauvage dont on m’avait fait peur. Elle était frêle, jolie, d’un cristal un peu aigu dans les notes hautes ; les mesures s’alentissaient comme une mélopée en roucoulements légèrement tremblés, en pauses longues où le chant ne savait pas mourir.
Elle chanta jusqu’au soir le même air, amoureusement, tristement. Et je pensais en mon esprit d’enfant : « Mais elle chante comme ma sœur Annah, comme toutes les amies de ma sœur Annah, comme toutes les autres femmes. » J’étais bouleversé ; mes petites chimères d’exotisme s’en allaient en déroute. La voix, chez cette petite femme-singe, était la même que celles qui m’avaient bercé, que celles qui, le soir, chantaient aux bougies dans le salon. Les bananiers et les cocotiers n’y faisaient rien : c’était la voix d’une femme, de toutes les femmes.
Je l’entendis le lendemain, je l’entendis les autres jours. L’air ne variait pas ; je ne savais pas encore de quel nom l’appeler ; mais il avait pour moi le charme d’une romance de chez nous, tendre et éplorée. Et, un jour, j’appris que ce que, à l’infini, sans lassitude ni trêve, chantait la clandestine musicienne, c’était la sérénade de Gounod : Quand tu chantes, bercée le soir entre mes bras…
Le petit mystère de la chair noire n’en paraissait que plus scellé. Quel songe vivait cette Ève échappée des pays inconnus et venue se perdre dans nos civilisations ? L’aventure de cette épave échouée chez les paysans et qui se chantait, oublieuse des chants d’enfance, nos petites choses sentimentales ! Seulement, c’était si lointain, si pâle, si languissant, c’était après tout une âme si spéciale, en les similitudes de la voix !
Peut-être sur ce thème, se disait-elle l’exil, l’amant perdu, quelque pauvre histoire d’amour dont, pour la vie, son cœur pâtissait… Nul ne l’a jamais su. Elle vécut là trois mois, toute blottie et frileuse, – victime d’une fatalité, esclave d’un ordre fidèlement obéi, qui l’aurait pu dire ? La voix, avec le temps, s’était faite plus triste ; elle pleurait dans les soirs, elle était devenue comme la voix un peu folle d’une peine qui ne veut être consolée… Et toujours cette romance, rien autre que cette romance !
Un jour, une nouvelle s’ébruita : elle était partie comme elle était venue, la petite femme-singe, la petite femme-oiseau, la petite fleur de vie noire… Je me roulai longtemps dans les herbes, en sanglotant.
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(Camille Lemonnier, in Gil Blas, quatorzième année, n° 4743, samedi 12 novembre 1892 ; repris dans La Lanterne, supplément littéraire, deuxième année, n° 871, 17 janvier 1895. Marie-Guillemine Benoist, « Portrait d’une négresse, » huile sur toile, 1800))