M. le grand chambellan, comte de Steckenfeld, insista (n’était-ce pas au moins la sixième fois ?) :
« Votre Altesse… Puis-je faire entrer le condamné ? »
Son Altesse le prince Électeur leva vers lui sa moue lippue et amère. C’était un énorme jeune homme étouffant dans sa graisse, garni de rubans et de dentelles, sa grosse face ronde encadrée par les deux descentes frisées d’une perruque sans grâce. Il jeta sa plume d’oie sur le papier zébré de ratures où le madrigal qu’il prétendait rimer refusait d’éclore ; et il repoussa la table qu’un maître ébéniste avait faite incurvée, afin que le ventre de Son Altesse y pût trouver sa place.
« Le condamné… L’a-t-on drogué, celui-là, comme j’avais dit ? Se tiendra-t-il tranquille ? Je ne veux plus, – entendez-vous, monsieur de Steckenfeld ? – je ne veux plus de scènes comme la dernière. Ou bien je supprimerai cette coutume…
– Votre Altesse ne pourrait pas, fit le comte avec un fantôme de sourire qui pinça ses lèvres pâles. Voilà des siècles que vos ancêtres donnent audience aux condamnés à mort, pour les gracier ou les envoyer au supplice.
– Fort inutile en ce qui me concerne, monsieur. Gracier, moi ! À d’autres ! Il faut que justice se fasse, j’imagine ! »
Il s’était levé pesamment sur ses courtes jambes épaisses. Ses mollets de dondon tendaient la soie blanche des bas à coins d’or. Il poursuivit, moins haut, d’un ton mal assuré, en jetant de-ci de-là des coups d’œil fuyants :
« Mais je ne veux plus… Cette fille, cette belle fille, en vérité, cette… comment déjà ? – Clara… Clara…
– Stoffel, monseigneur. Clara Stoffel.
– … qui hurlait : « Innocente ! Innocente ! » en m’étreignant les genoux, et puis qui m’a menacé et injurié, la garce ! Non, plus de ça, hein ? Celui d’aujourd’hui, je vous demande : est-il drogué ?
– Soigneusement, monseigneur. Mais… le temps qui s’écoule peut dissiper le brouillard où l’a plongé la drogue et je ferai respectueusement observer à Votre Altesse…
– C’est bon. Faites venir… Quoi ? Qu’est-ce ? »
Un laquais géant, chamarré des lourds galons de la livrée princière, venait d’entrer. Immobile et raide, il fit part :
« C’est le perruquier de monseigneur, M. Wehmer. Il apporte… »
Les bajoues du Prince tremblotèrent de joie.
« Il l’apporte, déjà ? C’est merveilleux ! Qu’il vienne ! Qu’il vienne !
– Mais, monseigneur, risqua la chambellan désolé, le condamné…
– Il attendra. Vous ne comprenez donc pas, Steck, que Wehmer m’apporte ma nouvelle perruque ? Je l’ai envoyé à Paris, le mois passé, pour qu’il copie les perruques mêmes du roi Louis XIV. Aussitôt rentré, il s’est mis à l’ouvrage. Le voilà. Bonjour, Wehmer, bonjour ! Montrez, montrez vite ! »
Wehmer écourta ses révérences. Il avait un air triomphant. D’une boîte fort galante qu’il tenait, il sortit, vaste, souple et léger, le postiche aux mille boucles blondes, et en coiffa son poing qu’il éleva dans l’espace.
« Donne ! Donne ! faisait le prince, agité de convoitise. Cette fois, tu as réussi. C’est joli, joli, joli ! »
Il avait jeté au hasard sa perruque disgracieuse, et il apparaissait, prématurément chauve, le crâne tout nu et minuscule.
Wehmer, bras arrondis et petits doigts en l’air, lui arrangea la chose sur la tête et jusqu’aux épaules.
Le prince se regardait aux panneaux de miroir qui ornaient une porte. Il exultait.
« Admirable ! Charmant !.. Elle me serre un peu ; tu y remédieras demain ; aujourd’hui je la garde. Un bijou ! Comme cela vous change une personne ! Parbleu ! c’est le Roi-Soleil que je vois là. Je lui ressemble, hein ? Monsieur de Steckenfeld, je veux souper ce soir en grand gala. Et surtout que Mme de Frölich soit de la fête !
– C’est entendu, monseigneur. Mais… Wilhelm Tauchnitz ?
– Qui ? Quoi ? Tauchnitz ? Quel Tauchnitz ? »
M. de Steckenfeld désigna la porte opposée :
« Le condamné.
– Je ne veux pas le voir. Qu’on l’exécute demain, comme il est prescrit.
– Votre Altesse doit l’entendre, » dit fermement le comte.
L’autre, devant le miroir, tournait la tête complaisamment de droite et de gauche.
« Que vous êtes ennuyeux, mon pauvre ami !… Merci, Wehmer, retirez-vous. Très content de vos services. Ma bourse, tenez. »
Le perruquier partit en empochant la bourse ; M. de Steckenfeld se dirigea vers cette porte du fond, l’ouvrit et fit un signe.
Entre deux gardes superbes qui conduisaient sa marche incertaine, Wilhelm Tauchnitz s’avança, comme accablé de sommeil.
Un paysan livide, complètement hébété. La drogue faisait tout son effet.
On le mit à genoux et on le maintint, car il se serait couché pour dormir.
Au fond du miroir où il contemplait sa perruque à la mode de Versailles, l’Électeur-poussah l’aperçut. Et, sans même se retourner :
« Emmenez-le, voyons ! Cela suffit, quoi ! »
Cependant, M. de Steckenfeld, hautain et dégoûté, piquait du bout d’un doigt les côtes du condamné, lui soufflant :
« Dis « grâce » ! Allons, dis-le ! »
Le misérable entendait-il seulement ? M. de Steckenfeld haussa ses épaules de velours noir, refit un signe. On emmena le dormeur.
« N’est-ce pas, dit le prince, qu’elle me va à ravir ? Mais ne perdez pas de temps, mon cher comte. Un souper magnifique, eh ? Je mettrai mon habit bleu turquoise qui a des broderies d’argent… Dommage qu’elle me serre un peu. Bah ! Un rien. Wehmer l’élargira demain, avant mon lever. S’il vous plaît, dans l’antichambre, dites qu’on m’apporte à boire… Mon vin de Tokay. »
Il buvait inconsidérément tout le long du jour. À la promenade, les coffres du carrosse contenaient des flacons, et tout le monde s’arrêtait pour que Son Altesse bût commodément, sans que les cahots s’y opposassent.
À l’heure du souper, le monstrueux jeune homme était écarlate sous sa perruque blonde et dans le satin du bel habit d’azur et d’argent.
« Il fait chaud ! » dit-il à Mme de Frölich, qui, l’éventail battant, souriait près de lui.
On servit. La longue table éblouissait de flambeaux, de surtouts, de cristaux et de fleurs. De service en service, la gaieté s’enflait. La chère était exquise, les vins mémorables, les femmes divines. Le maître, toutefois, rouge comme pivoine, restait soucieux, contre son habitude.
« Qu’avez-vous, monseigneur ?
– Rien, rien, madame. D’être à côté de vous, le plaisir, l’émotion… »
Mme de Frölich continua de sourire. Il la désirait ardemment. Pour tout l’Empire, il n’eût avoué la migraine qui lui cognait le crâne.
« C’est cette perruque, » pensait-il.
Mais qu’y faire ?
Telle était sa souffrance, pourtant, qu’il dut, bien à regret, y céder. Soudain, au milieu des danses qui suivirent le souper, on ne le vit plus. Il s’était retiré en tapinois pour gagner son lit.
« Ah ! cette perruque, cette perruque ! dit-il au valet de chambre qui le déshabillait. C’est pire qu’un instrument de torture ! »
On mit la perruque sur un champignon de bois tourné et le prince dans ses draps, une compresse d’eau froide sous son bonnet de nuit. De rouge, il était devenu violet. Et tout à coup voilà qu’il se prit à battre la campagne, arrachant compresse et bonnet, criant qu’il endurait le martyre et suppliant qu’on lui ôtât cette perruque de malheur – bien qu’il ne l’eût plus, en vérité, sur la tête.
Les médecins arrivèrent, tout noirs. Comme on le saignait, il mourut sous leurs yeux. Et ils murmurèrent en latin :
« Corpulence, excès de table, indigestion… »
Le perruquier vint ranger la perruque. C’était sa charge. Ce faisant, il déplorait, à l’oreille d’une appétissante camériste :
« C’est pitié que cela n’ait servi qu’un seul jour. Les plus beaux cheveux du monde ! Ne le répétez pas : je les avais achetés très cher au bourreau. Oui donc : cette fille, vous savez, cette belle blonde qu’il a décapitée dernièrement, une nommée Clara Stoffel ; c’étaient les siens. »
La poulette lui dit, assez impressionnée :
« Est-ce qu’ils sont morts ? Il paraît que nos cheveux, cela vit encore longtemps après nous ! »
Et il dit :
« Moi, vous savez, je ne sais pas. Peut-être bien. »
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(Maurice Renard, in Le Matin, « Les Mille et un matins, » n° 19615, samedi 4 décembre 1937 ; illustration de George Cruikshank pour Jerry Jarvis’s Wig: A Legend of the Weald of Kent)