WILDE SARONY4
 

« Eh ! non, je n’ai pas vu la première de Salomé, on ne peut pas tout voir, n’est-ce pas ? et vous, qui vous targuez de cette vaine gloire, n’avez-vous jamais rencontré le monsieur qui vous blaguait de n’avoir pas assisté à la première de l’Abbé Constantin ? Lui-même par un autre fut raillé d’avoir manqué, faute d’être né, la première d’Orphée aux Enfers ; l’amoureux de Mlle Georges se fichait de l’admirateur d’Offenbach et l’on remonterait ainsi fort haut en l’obscurité des âges.

Donc, je n’assistais pas à la première de Salomé ; mais, j’eus mieux, en fait de spectacle préastrucien, si j’ose dire. Comme je suis sans rancune, porté aux longues confidences par tempérament et aussi par nécessité professionnelle, je ne vous marchanderai pas le bénéfice de mes souvenirs…

En ce temps-là, Paris s’offrait le luxe d’une de ces banqueroutes en fanfare connues sous le nom d’Expositions Universelles ; c’était en l’an mil neuf cents, si j’ai bonne mémoire.

Jeune, satisfait de vivre, encore qu’empoisonné déjà, fortement, de bonne et de mauvaise littérature, je possédais sept cent cinquante francs, produit de donations familiales justifiées par je ne sais plus quel premier succès, et d’une somme de trois mille trois cent trente-trois francs trente-trois centimes, arrérages de rente que m’abandonnait providentiellement, en rendant l’âme, une parente inconnue. C’était bien plus qu’il n’en fallait pour mener à l’Exposition la jeune Clotilde qui me remboursait largement de mes dépenses par l’inattendu de sa stupidité et le charme saugrenu, toujours renouvelé, de ses questions.

Ce jour-là nous avions visité le Pavillon du Transsibérien, le Palais de la Danse, le Globe Céleste, l’Andalousie du temps des Maures. Clotilde était ravie parce que, partout, on lui avait manqué de respect. Mais elle ne laissait rien voir de son extrême satisfaction, appartenant à l’école de celles dont la politique consiste à tenir les hommes en leur rendant l’existence impossible. Ainsi Clotilde s’évertuait-elle à me reprocher tout ce qui lui donnait tant de joie. J’étais coupable de n’avoir point bâtonné le mercanti qui – ça devait être vrai puisqu’elle l’affirmait – lui avait crié des obscénités en arabe ; coupable de n’avoir pas giflé le gros Russe qui la frôlait impertinemment chez les tragédiens japonais ; coupable encore de n’avoir pas trucidé le gérant de l’Andalousie au temps des Maures, pour je ne sais quelle privauté. Bref, Clotilde se serait volontiers écriée, avec l’ennemi posthume de Casimir Delavigne :
 
 

Il est des Maures qu’il faut qu’on tue !

 
 

Pour l’apaiser, je résolus de lui payer l’entrée du Village Suisse.

« Au Village Suisse, dis-je à l’enfant oxygénée, nul ne te manquera de respect ou j’y veux perdre mon nom. La vertu est en honneur dans cette enceinte et, l’Exposition terminée, les jeunes femmes qui ne montrent leurs mollets que par amour du costume national redeviendront de dignes et sévères gouvernantes dans les familles cossues des principales capitales européennes. J’ajoute que le lait suisse est excellent.

– On peut traire soi-même ?

– Oui, mon amour, en versant un léger supplément de deux francs cinquante par tasse. »

Consolée, oublieuse du passé, Clotilde se jetait à mon cou en s’écriant :

« T’es chouette avec moi ! Ce que t’es chouette avec moi ! »

Et nous fûmes au village suisse.

Clotilde s’y montra gentille et réservée, accommodante et presque silencieuse, charmée par les chœurs tyroliens célébrant les plaisirs de la vie cantonale et l’honneur de l’existence fédérale.

J’avais un autre motif d’être séduit.

Non loin de notre table, deux gentlemen buvaient. Tout de suite, je sus les reconnaître et mon cœur d’écrivain novice se mit à battre très fort.

L’un, Falstaff sentimental, était un exquis poète symboliste, maître du plus riche troupeau de licornes qui se soit depuis 1883. Il chantait aussi les filles du Rhin, les princesses aux doigts gemmés de rubacelles, les vierges nues errant en des champs d’asphodèle, le roi veuf de ses douze femmes et de ses douze royaumes et le feu de Pampelune.

L’autre avait savouré la haine et l’amour d’un grand peuple, il avait été riche et beau, maître absolu de la pire fantaisie. Les lords les plus dédaigneux avaient mendié une invitation aux fêtes qu’il donnait sur son yacht Clair de Lune. Les esthètes du monde entier avait copié ses cravates, ses gilets et ses vices monstrueux, et l’on ne savait trop ce qu’il convenait d’admirer le plus, de son génie ou de sa perversité. Cet homme trop gras, aux paupières lourdes, à la bouche inhumaine, avait inventé des péchés nouveaux, un art inconnu de se damner sur terre et dans le ciel ! Et c’était un poète de génie ! J’admirais celui qui avait été cet homme et qui fut, plus tard, un forçat anonyme, en la geôle de Reading, déchiquetant de vieux câbles avec ses mains d’altesse encombrées de chaînes moins lourdes que le poids de ses bagues extravagantes.

Les deux gentlemen achevaient chacun une tasse de lait glacé. L’aîné, le bel ange déchu, offrit des cigarettes russes à son compagnon et parla, d’une belle voix lente, altérée parfois, et avec un très léger accent britannique :

« Stuart, mon cher, hier je me suis affreusement grisé.

– Vraiment, vous vous êtes grisé, mon cher Wilde ?

– Affreusement.

– Whisky ?

– Vous devriez savoir, cher Stuart, que le grossier whisky ne saurait me griser, le gin à l’éther ou la menthe au laudanum pas davantage. J’ai bu de l’absinthe, cher Stuart.

– Et cela vous a grisé ? demanda le bon symboliste en souriant doucement.

– Affreusement ! »

Le pauvre dandy s’essayait à une grimace satanique, comme si nous savions quelque chose de Satan !

« Contez-moi cela, dit le Falstaff symboliste.

– J’étais hier chez Mollard, à deux heures de l’après-midi ; il y avait à la terrasse cent, deux cents consommateurs ; je n’avais pas soif. J’ai commandé un pernod ! un pernod, cher Stuart, un pernod à deux heures, de l’après-midi ! Cela fit un énorme scandale. C’est une jolie boisson que l’absinthe ; elle est pure et mystérieuse ainsi que l’opale. J’ai vidé mon verre d’un trait. J’étais ivre, idéalement ivre !

– De quelle façon ?

– J’eus d’exquises visions, des rêves ineffables. J’errais en des Champs-Élysées peuplés de mauvais anges si beaux… »

Mais, à ce moment, d’insupportables montagnards se mirent à glapir leurs jodels les plus aigus, et je perdis le plus beau du récit du poète.

Les montagnards se turent enfin et j’entendis :

« Cher Wilde, rien n’est plus simple de renouveler un si pur plaisir. Garçon, deux pernods sucre ! »

La verte liqueur, les verres, la carafe, la glace, le sucre, les grilles furent diligemment servis. Alors, malicieusement, le symboliste s’éclipsa. Son absence fut longue. Inquiet, puis soudain résolu, le triste esthète prit le parti de confectionner son breuvage et, lorsque l’autre reparut, il le surprit – s’en égayant comme je m’en égayais moi-même – versant l’absinthe, goutte à goutte, sur un énorme morceau de glace flottant dans très peu d’eau ; il ajouta trois morceaux de sucre et battit le tout, éperdument.

« Cher Wilde, dit l’ami, que vous savez agréablement mentir ! Vous n’avez jamais bu d’absinthe ! »

Et je me laissai aller à m’écrier :

« Le voici donc ce monstre de perversité, cet inventeur de vices suprêmes ! Pourquoi l’avez-vous chargé de chaînes, ô hommes vertueux ! Je vous dis qu’il était innocent de tous ses crimes. Il ment comme une femme et ne sait même pas faire une absinthe ! »

Clotilde me rappela à la raison, en ces termes :

« Tais-toi donc, qu’est-ce qui te prend ? Tout le monde nous regarde et tu fais rigoler le Turc d’en face. »
 
 

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(André Salmon, in Gil Blas, « Les Contes de Gil Blas, » trente-quatrième année, n° 12914, lundi 24 juin 1912 ; Napoleon Sarony, photographie d’Oscar Wilde, 5 janvier 1882)