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Au cours des dernières années, la presse a enregistré à nouveau des constatations, – troublantes par leur persistance et la précision relative des informations, – qui signalent l’apparition inattendue d’animaux inconnus, réputés appartenir à des espèces que l’on peut croire éteintes. Nous pensons qu’il n’est pas inutile d’examiner les déductions qu’il est possible de tirer de ces dires et de voir si, malgré leur incertitude, ils sont susceptibles d’apporter quelque tribut à la somme des connaissances de la science préhistorique.

Si les faits indiqués sont controuvés, la persistance des légendes procède alors d’une sorte d’auto-suggestion, qui a, sans doute, quelque base lointaine ; ceci nous amène à chercher, en guise d’introduction, ce que nous qualifierons : les sources littéraires.

Une terre privilégiée, ou un continent éloigné, ou des conditions de vie exceptionnelles, voilà des éléments qui devaient, nécessairement, inspirer des conteurs. L’idée d’une survivance de la faune préhistorique ou de l’humanité proto-historique est d’autant plus séduisante que rien, en principe, n’y oppose de veto formel et justifié. Malgré que la raison rejette a priori le caractère fabuleux d’une telle hypothèse, il n’en subsiste pas moins, en notre for intérieur, un amour du merveilleux qui s’insurge contre la logique et qui suggère timidement : « Après tout, pourquoi cela ne serait-il pas vrai ? » Quand Peau d’Ane nous est conté, nous y prenons toujours un plaisir extrême.

Le premier auteur qui a exploré ce mirifique filon est, croyons-nous, Jules VERNE, dans son « Voyage au Centre de la Terre. » On connaît l’affabulation : deux voyageurs improvisés, sur la foi d’un document trouvé par hasard et qu’ils ont réussi à traduire, s’engagent dans le cratère islandais désigné par ce texte ; leur descente aventureuse les met en contact avec la faune de l’époque secondaire, toujours vivante, engloutie « au centre de la terre, » préservée ainsi des chasses destructrices et bénéficiant des conditions de température qui peuvent assurer sa reproduction et sa vie. Cette conception est l’une des hypothèses les plus ingénieuses sur le sujet. Elle n’a pas laissé d’être reprise, avec des variantes inégalement heureuses.
 
 
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Le plus notoire imitateur est Conan DOYLE. Dans son « Monde perdu, » le romancier anglais part d’une situation inverse ; il ne s’agit plus d’un engloutissement. C’est sur un immense plateau basaltique, – la terre de Maple White, – surgi d’un seul bloc, que se perpétuent les animaux antédiluviens. On voit là une invraisemblance, car il est bien évident que l’envol des oiseaux, possible dans les cavernes de Jules VERNE, ne s’arrêterait pas aux frontières verticales du Monde perdu, et, par suite, serait vite décelé. L’auteur s’en tire en situant sa province préhistorique près des sources de l’Amazone, donc dans une partie inexplorée de la sylve brésilienne, près de terrains marécageux habités par de rares Indiens abrutis. L’auteur anglais a bénéficié de l’avancement de la science préhistorique depuis l’époque de Jules VERNE ; aussi, près du grouillement méphitique de ses grands reptiles, il fait apparaître des êtres simiesques qui seraient, en somme, les missing links.

La légende du « Monde perdu » a été portée à l’écran sous le même titre et a connu un légitime succès de curiosité ; l’auteur du film, au moyen de « trucs » qu’il n’a pas entièrement dévoilés, a su reconstituer les animaux préhistoriques en des maquettes ingénieuses qu’il a pu articuler et faire vivre ; cette reconstitution a été si exacte que certains manuels scolaires sont maintenant illustrés par des photographies extraites du film, et même qu’un sculpteur animalier a pu s’en inspirer pour réaliser des groupes, pour le moins curieux.
 
 
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Pour épuiser cette partie de la question, citons le film récent « King-Kong » qui reprend une idée à peu près semblable. La scène se déroule, au début, dans une île mystérieuse, une de ces fameuses îles de légende et de rêve, qui « peuvent, » bien sûr, se trouver quelque part !

M. Jean D’ESME a renouvelé le thème dans « Les Dieux Rouges. » La contrée spéciale élue par l’auteur est un lambeau de l’antique continent de Gondwana ; elle est séparée des lisières de l’Annam par une faille dissimulée, connue seulement par la grande prêtresse qui perpétue les traditions. L’auteur n’a pas voulu mettre en scène à nouveau les grands animaux disparus, exception faite de troupeaux de Mammouths. L’humanité naissante subsiste là, sous les apparences d’une tribu de primitifs, de haute stature, rouges, taillant encore le silex. L’originalité du conte est de rattacher un ancien continent, scientifiquement déterminé, aux documentations incertaines qui concernent la race rouge atlantéenne, et d’utiliser à ces fins les théories théosophiques, très en faveur à l’époque de la parution du roman.

L’idée de Jules VERNE (engloutissement partiel) a été reprise par M. Maurice CHAMPAGNE, dans « La Cité des premiers Hommes » avec la variante suivante : avant le déluge universel, une partie du peuple hébreu s’est séparée de ses frères en Israël ; elle a échappé à l’inondation biblique et, depuis, elle poursuit, sous terre, des destinées indépendantes. Seul, un directoire de sages a la connaissance d’un monde extérieur (le nôtre) ; mais ces sages maintiennent jalousement fermée la barrière qui sépare les deux civilisations et cette barrière se trouve au fond d’un gouffre australien ; nous verrons plus loin que le choix de la grande île est inspiré par des remarques judicieuses. La civilisation du peuple sémite souterrain, bien qu’en avance sur la nôtre, n’a pu réduire les grands reptiles jurassiques ; ceux-ci ajoutent donc leur passé hallucinant à des anticipations qui ne le sont pas moins.
 
 
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Il serait trop long d’énumérer la bibliographie de ce genre ; il y a encore quelque chose d’analogue dans « She » de RIDDER HAGGAR et dans « L’Atlantide » de Pierre BENOIT ; mais, depuis, la mine a été bien appauvrie.

Tous ces conteurs ont vulgarisé et romancé une idée de pérennisation du monde primitif, idée qui se retrouve dans tous les temps et qui est vraiment universelle. Il faut rechercher, maintenant, quels peuvent être les fondements plausibles de ce folklore spécial.

Ces fondements sont nombreux ; il n’est pas de peuple ou de tribu, de secte ou de religion, dont les traditions ne contiennent de récits de ce genre. Il serait oiseux de tenter ici la bibliographie des monstres légendaires, puisque cette bibliographie remplirait plusieurs volumes ; il est tout aussi difficile de rechercher l’origine précise de certains contes et d’examiner, par exemple, si le mythe de Jonas a pour base une aventure réelle, déformée par les conteurs orientaux.

Sans remonter à des antiquités reculées, nous pouvons constater que dans le cours successif des âges, les apparitions, ou soi-disant apparitions, de monstres inconnus deviennent de plus en plus rares. Certainement, si de tels animaux existent, le petit nombre de constatations n’est imputable qu’à une raréfaction de l’espèce, qui ne peut aller qu’en s’accentuant ; et c’est là une première raison. Mais, aussi, la critique devient plus avisée et plus scientifique ; elle est moins encline à accepter a priori tous les récits merveilleux ; elle se méfie des mirages que les gens de mer accueillent si facilement ; elle arrive même à proposer des preuves de la non-existence des monstres.

C’est ainsi que l’on a suggéré que les troupeaux de dauphins pouvaient, par leur ligne joyeuse, donner l’illusion d’un seul animal doué de mouvements ondulatoires ; c’est ainsi, également, qu’en 1848, l’équipage du Péking repêcha une algue énorme et serpentiforme, procurant la même impression. Récemment, en 1934, les restes du grand requin échoué sur la plage de Querqueville, dilacéré par les vagues, présentaient bien l’aspect d’un animal allantoïde, et ont, par là, suscité quelque émotion. De l’étude faite par M. G. PETIT, il résulte qu’un simulacre analogue, dessiné en 1808 « d’après nature » s’était présenté dans des conditions identiques, lors de son échouement aux Orcades.

Tous les récits modernes qui offrent quelque vraisemblance initiale s’agglomèrent autour de la seule forme, essentiellement marine, connue sous le nom de « serpent de mer. »

Au XVIème siècle, l’archevêque d’Upsal signalait un tel animal et en fournissait un dessin ; en 1655, RONDELET le décrivait à son tour, avec beaucoup de détails, évidemment fantaisistes ; en 1755, le monstre était revu par un autre prélat, PONTOPPIDAN, évêque de Bergen ; depuis, on l’aperçut au Groenland, près de Sainte-Hélène, aux abords du Cap de Bonne-Espérance, sur les côtes du Brésil, etc. On le revit en 1817 au large de Boston et, en août 1819, près de la plage de Nahant ; en 1821, le navigateur KIRINSKOFF le signala au détroit de Behring ; puis on le vit près d’Oporto, au voisinage de la Sicile ; dans le Pacifique ; l’aventurier ROUGEMONT prétendit aussi l’avoir frôlé d’assez près. En définitive, si le monstre ne semblait pas avoir d’habitat localisé, ses soi-disant apparitions successives suivaient tout de même un itinéraire assez régulier, et, par une coïncidence assez peu explicable, ces visions ont toujours eu lieu en des endroits où l’on constate des vallées sous-marines dont l’affaissement est, géologiquement parlant, assez moderne.
 
 
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Vers le milieu du XIXème siècle, à la suite des articles parus dans le « Constitutionnel, » la question sembla définitivement réglée, et dans le sens humoristique ; il fut dès lors admis qu’il s’agissait d’une mystification ; par suite, chaque communication concernant les hôtes singuliers de la mer fut exposée à être accueillie, de plano, par des commentaires sceptiques.

Toutefois, en 1897, des faits nouveaux vinrent remettre la question à l’ordre du jour, Le lieutenant de vaisseau LAGRÉSILLE et l’équipage de son navire l’Avalanche aperçurent dans la baie d’Along, un animal marin inconnu ; il est d’autant plus difficile de croire à une hallucination collective que, le 24 février 1898, l’animal (ou un de ses congénères) fut revu dans les mêmes parages et fut alors accueilli par des coups de canon, qui le mirent en fuite. Le lieutenant de vaisseau LAGRÉSILLE fit remarquer, dans son rapport, que des animaux identiques étaient très connus par les sampaniers et que c’est, probablement, la connaissance de ces espèces inusitées qui avait pu faire naître l’idée locale de dragon ; il est à noter que le nom annamite de la baie d’Along signifie : « Baie du Dragon d’en bas. »

Le silence se fit à nouveau ; le 25 février 1904, et toujours dans les mêmes parages, l’équipage du vaisseau La Décidée revit un animal identique, à la hauteur du rocher La Noix ; on put en donner une description plus complète, qui fut portée à la connaissance de l’Académie des Sciences par le commandant du navire, le lieutenant de vaisseau L’ÉOST. Il s’agissait d’un animal se déplaçant avec une grande vélocité, ayant 30 à 35 mètres de longueur, un diamètre de 3 à 4 mètres dans sa plus grande largeur, à peau noire, dont la tête écailleuse rappelait vaguement celle d’une tortue (1), c’est à-dire quelque chose qui, n’eût été le rejet de l’eau par des évents, se rapprocherait assez d’une forme de Plésiosaure.

Sur le vu de cette communication, M. GIARD concluait le 27 juin suivant à l’Académie des Sciences, que l’existence, dans la baie d’Along, d’un monstre inconnu, paraissait indubitable et que, cet animal ne pouvant être rattaché à aucun groupe connu, il fallait le considérer comme appartenant à des séries disparues, par exemple, celles des Mosasaures ou des Ichtyosaures.

La polémique s’engagea ; on sut ainsi qu’il était patent que des jonques avaient parfois été renversées accidentellement par des animaux gigantesques ; les adversaires firent remarquer que si le « serpent » avait une respiration pulmonaire, il lui était impossible d’habiter à de grandes profondeurs, cette respiration l’obligeant à revenir souvent à la surface, et que, par suite, il était bien extraordinaire qu’on ne l’ait pas vu plus souvent ; on répliqua que cela n’avait rien d’étonnant s’il s’agissait de représentants isolés d’une espèce encours de disparition ; à nouveau, on répondit qu’aucun Mosasaure ou Ichtyosaure connu n’avait atteint 35 mètres de longueur ; que la baie d’Along renfermait des Congres et des Flétans monstrueux qui pouvaient faire illusion ; qu’aucune carcasse indéterminée n’avait échoué sur ses rives ; que, si l’animal vivait, il devait se reproduire (?) et que ses petits n’auraient pu échapper aux filets, etc.

En définitive, l’accord se fit sur le point de l’existence réelle d’un animal inconnu, et il ne pouvait guère en être autrement ; on admit que la mer pouvait encore receler des Sélaciens atteignant des dimensions considérables, mais le doute subsista pour l’attribution du monstre aux espèces fossiles. On regretta que, pendant les dix minutes que durèrent chaque émersion personne n’ait songé à faire des photographies au lieu de tirer des coups de canon.

Telle est, résumée à peu près, et impartialement, pensons-nous, une discussion qui dura deux années et que l’on pourra retrouver dans la collection de « La Revue des Idées. »
 
 
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Dans les années qui suivirent, le monde connut d’autres soucis. Puis, au cours de cette année 1923 qui vit les découvertes de Gobi (2), des histoires confuses circulèrent à nouveau au sujet d’un animal aperçu dans les marais brésiliens (était-ce une nouvelle version du « Monde perdu » ?) et dans lequel on reconnaissait avec une facilité décourageante, un Plésiosaure… ou un Diplodocus. Là encore, l’affaire se termina dans l’incertitude.

L’année 1934 fut particulièrement favorisée. Nous avons indiqué précédemment l’échouage du squale mystérieux de Querqueville ; un autre monstre apparut aussi… dans la Mer Noire. Sa célébrité fut éclipsée, et de loin, par celui qui fut signalé, en un endroit où il aurait déjà été vu en 1818, par un capitaine WODWARD et l’équipage de son navire. Il s’agit du lac Loch Ness, situé en Écosse, dans la région d’Inverness ; ce loch est relié à la mer par le canal calédonien ; il a une largeur de 2 kilomètres et demi et une longueur de 30 kilomètres ; sa profondeur atteint, par endroits, 230 mètres ; le fond est excessivement anfractueux ; la tradition locale veut qu’en raison de cette disposition le loch ne rende jamais ses morts. Il y a là une masse liquide de plusieurs milliards de mètres cubes, très poissonneuse, en communication avec la mer, par conséquent très propre aux évolutions d’une bête gigantesque qui aurait pu y être drossée par l’une des nombreuses tempêtes de 1934.

Le monstre du Loch Ness aurait été vu à de nombreuses reprises et par des observateurs différents ; il semble que des photographies auraient été prises. En outre, le journal « Illustrated London News » a fait établir des croquis, d’après les dires des observateurs. Ces croquis (reproduits dans « L’Illustration » de 1934, page 94), à l’exception d’un seul qui montre nettement un reptile nageant la tête émergée, indiquent généralement, et dans le même site, une sérié de bosses noires qui peuvent simuler une reptation ondulante. Or, à la suite de l’émoi de l’opinion, l’Amirauté anglaise fit connaître qu’il ne pouvait s’agir que de l’épave d’un dirigeable allemand, abattu au cours de la guerre (fait de guerre ignoré jusque-là, même par les riverains). L’enveloppe aurait pu se dégager de son ancrage aux bas-fonds, remonter à la surface, et c’est elle qui, agitée par les flots, aurait simulé les mouvements d’un reptile marin. On doit reconnaître que cette déclaration est parfaitement en concordance avec les croquis, lesquels, nous le répétons, situent toujours la chose inconnue dans le même endroit.

Depuis cette explication, rien n’a été publié, en France du moins, à ce sujet. Le monstre du Loch Ness a-t-il continué à se manifester ? Est-il retourné à la haute mer ? A-t-on contrôlé, repêché ou détruit l’épave ? on ne sait ; l’affaire paraît terminée. Nous voyons encore échapper l’espoir de vérifier définitivement si le serpent de mer existe, s’il constitue un dernier spécimen des grands organismes qui vécurent avant l’apparition de l’homme ou si, une fois de plus, des apparences exceptionnelles ont pu faire illusion.

En définitive, il est impossible de se prononcer par l’affirmative ; mais, le fait que, d’une part, des savants considèrent comme non résolue « l’énigme zoologique du serpent de mer » et, d’autre part, le renouvellement périodique des récits interdisent aussi le prononcé de la négative.

On peut donc rechercher (et ce sera la conclusion de cette étude) si nos connaissances actuelles permettent d’admettre l’existence exceptionnelle d’un reste de faune préhistorique, ou si, par contre, elles s’opposent à cette hypothèse.
 
 
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On peut tenir pour certain que les animaux des époques secondaire et tertiaire n’ont pas quitté brusquement et simultanément la scène du monde. De toute nécessité, au fur et à mesure de l’évolution des conditions de leur habitat, ils auront manifesté des signes de dégénérescence ; nous connaissons ceux-ci. Le professeur MOODIE, de l’Université d’Illinois, a énuméré dans son ouvrage de « Paléopathologie » les lésions qu’il a relevées sur les fossiles et qui ont contribué à la dégradation progressive des espèces. Mais cette ruine n’a pas été identique dans tous les cantons zoologiques ; et si, dans certains de ceux-ci, les familles animales se sont éteintes rapidement, elles ont pu, par contre, subsister plus longtemps dans les endroits où les conditions de vie demeuraient encore favorables. Si ce point de départ est admis, on voit déjà qu’il n’est guère possible de fixer une limite à sa généralisation.

On a remarqué (M. Marcel BLOT, « La Nature, » janvier 1908) que la mort, sinistre et grandiose, des séries animales primitives était mystérieuse et étonnante. (3) Puisque les causes de cette disparition sont inconnues, on peut supposer qu’elle n’aura pas été instantanée.

Si l’on admet que des milieux protecteurs ont favorisé la prolongation de certaines existences, il faut envisager le rôle particulièrement conservateur joué par les abîmes thalassiques, dans lesquels on s’accorde à penser que la vie a pris naissance. Aussi, c’est généralement du sein de la mer que surgissent les animaux des légendes. Certes, les fables ont aussi leurs hôtes terrestres et aériens : bête de la Tombe-Issoire, bête du Gévaudan, Tatzelwürm suisse, oiseau Rock, etc., mais ces fables sont beaucoup moins nombreuses et, par contre, infiniment plus fantaisistes.

Il semble que rien ne s’oppose à ce que nos lointains ancêtres, – surtout s’ils ont vécu à la fin de l’époque tertiaire, – se soient trouvés parfois en présence d’animaux gigantesques, représentants attardés d’espèces en voie de régression ; nous ignorons comment leur imagination a réagi à l’apparition de ces formes ; du moins, il est probable qu’un souvenir, si confus soit-il, en sera demeuré.

N’oublions pas que LUCRÈCE dit très nettement qu’avant l’apparition de l’homme et des animaux actuels il y avait eu des êtres différents, de taille colossale. Comme le poète romain n’avait pas la documentation que nous possédons, force est donc d’admettre qu’il s’est fait l’écho d’une tradition ; celle-ci est étonnante par sa précision.
 
 
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Voilà probablement l’origine, légendaire et incontrôlable, de mythes dont l’universalité est, tout de même, curieuse, tels que ceux des dragons, des tarasques, du kraken, des griffons, du Léviathan, etc. Les monstres marins vaincus par Persée, ou par Hippolyte, ou par Saint-Georges, ou par les vierges sacrées, ne choqueraient pas dans le monde jurassique ; la grande baleine blanche, la Moby Dick des pêcheurs nordiques, était peut-être un spécimen aberrant des derniers cétacés carnivores du Secondaire ; quant au Serpent de mer, les récits qu’il motiva synthétisent leurs renseignements contradictoires en une forme générale qui nous est assez connue.

Un des personnages du « Monde perdu » dit, très justement : « Il faut bien tenir compte que toutes les formes animales ne sont pas, nécessairement, parvenues jusqu’à nous. » Cela est parfaitement exact car, si les terrains fouillés ne nous révèlent plus de squelettes inédits, nous ignorons si les limons des grands fonds ne recouvrent pas encore des charpentes osseuses entièrement insoupçonnables. La science plus réduite de nos prédécesseurs a pu laisser détruire des témoins précieux ; il suffit de rappeler que le squelette de Mosasaure, déterminé par CUVIER, sous le nom d’animal de Maastricht, avait été longtemps considéré comme celui d’une grande Salamandre. Il est vrai que SCHEUCHZER, en présence de la Salamandre fossile d’ŒNINGEN, avait pratiqué l’inverse, en la baptisant Homo diluvii testis. Une histoire bien amusante est celle qui eut pour cause la découverte, en 1613, près de Langon, d’ossements qui furent attribués à un roi géant, Teutobocus, jusqu’au jour où, à la suite d’avatars nombreux, ils échouèrent au Muséum, où l’on n’eut pas de peine à les restituer au genre Mastodonte.

Au cours des siècles, beaucoup de ces Teutobocus ont dû être détruits, parce qu’on les rattachait naïvement à des séries bien connues ; c’est une tendance paresseuse assez naturelle ; qui de nous n’a entendu des collectionneurs présenter des haches de silex en affirmant qu’il s’agissait d’armes gauloises, voire mérovingiennes ? Dès la découverte des premiers fossiles, on relia donc ces vestiges inattendus, soit à une ancienne race d’hommes géants, soit aux troupes d’Éléphants amenés par Annibal, soit même aux Éléphants offerts par le calife de Bagdad à CHARLEMAGNE, et à ceux ramenés de Terre Sainte par les Croisés. BOUCHER DE PERTHES, aussi, pour faire excuser ses « Antiquités antédiluviennes, » parlait d’antiquités celtiques. On doit encore se souvenir qu’il était difficile, pour les novateurs, de s’insurger contre les récits bibliques ; les graves erreurs qui entachent parfois l’oeuvre illustre de CUVIER procèdent du souci de faire coïncider, contre toute évidence, les assertions d’un texte sujet à caution avec les données positives résultant de découvertes, toujours renouvelées. BUFFON, après avoir écrit, dans les « Époques de la Nature » : « Si, comme des monuments semblent le démontrer, il y a eu des espèces perdues, c’est-à-dire des animaux qui ont parfois existé et qui n’existent plus… » revint plus tard sur cette déclaration, pour les mêmes raisons, et formula cette phrase, pour le moins étonnante : « Je ne connais dans les animaux terrestres qu’une seule espèce perdue, celle dont j’ai fait dessiner les dents molaires, dans les « Époques de la Nature. » Encore une fois, il fallait adapter des constatations patentes à des récits plus ou moins controuvés.
 
 
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On peut objecter que nous possédons maintenant des séries de dessins ou de modelages préhistoriques, représentant de nombreux animaux contemporains et que ces figurations, parfois très fidèles, s’appliquent exclusivement à des espèces bien connues. Mais nous n’avons pas encore sondé tous les musées rupestres ou spéléaques ; en outre, les artistes primitifs ne reproduisaient que les animaux bien connus d’eux, et susceptibles d’être attraits par les rites magiques ; si certains tracés sont précis, d’autres, par contre, demeurent inexpliqués ; rien n’interdit de penser que des croquis incertains soient des essais pouvant varier, par exemple, du type classique du Mammouth à des types qui s’y rattachent : Mastodontes, voire Dinotheriums. Enfin, et surtout, les musées préhistoriques connus sont très éloignés des plages au bord desquelles pouvait se produire la résurgence d’animaux exceptionnels ; et, s’il s’agit de monstres terrestres, on peut croire que les chasseurs qui les auront rencontrés inopinément auront eu d’autres préoccupations que de graver des esquisses !

De toute façon, il convient d’étudier avec le plus grand soin, mais aussi avec le plus grand sang-froid, les figurations que les âges nous ont transmises, en écartant les symboles nettement fantaisistes, tels que les stylisations héraldiques : animaux à tête humaine, Aigles doubles ou Léontocéphales, etc. (et encore il faudrait peut être faire une exception pour la Licorne). (4) Il faut aussi rejeter la documentation fantaisiste à la manière de Marco POLO ou d’Ambroise PARÉ, concernant l’Oroban, le poisson monstrueux Aloës, l’animal Succarath, de Floride, l’Évêque marin, le Diable de mer, etc., comme nous proscrivons, a priori, les conceptions désordonnées de l’apocalyptique BREUGHEL, parce que là, c’est seulement l’imagination échevelée qui se déchaîne.

Mais GEOFFROY-SAINT-HILAIRE, considérant un des bas-reliefs du temple de Jupiter à Olympie (Hercule terrassant le taureau de Crète) reconnut en ce dernier un spécimen indiscutable de l’Aurochs. On a pu, dans une représentation du Sanglier d’Érymanthe, identifier une espèce, maintenant disparue, intermédiaire entre le Sanglier actuel et le Phacochère. Le dragon sacré, qui figure sur les briques entaillées de Babylone, présente des détails anatomiques communs avec certains équidés disparus ; les guivres, stryges, gargouilles de nos cathédrales ont de singulières parentés avec les Ptérodactyles. Enfin, il est prudent d’aborder avec la plus grande circonspection les dessins précolombiens, puisque l’on a déjà pu constater que certains d’entre eux reproduisent des races animales inconnues à l’Amérique, par exemple les Éléphants ; il en est de même, pour les pierres gravées de l’Arizona. Et, entre autres exemples qui se pressent sous la plume, on peut signaler le hasard absolument extraordinaire qui a amené l’illustrateur d’un Tite-Live publié à Strasbourg en 1507 à figurer le dragon terrassé par Marcus Régulus sous la forme exacte d’un Stégosaure. Nos mystérieuses antiquités seraient-elles plus proches de nous que nous ne le supposons ? Cette question n’aurait pas semblé extraordinaire à certains savants. En effet, en 1816, LA METHERIE, dans ses « Leçons de Géologie, » affirmait que la plupart des corps organisés enfouis dans les couches de la terre avaient encore des analogues vivants ; il n’en exceptait même pas le Mégalonyx et le Mégathérium. Or, cette assertion, dont on aimerait vérifier les bases, était accueillie sans protestations, par les auditeurs du Collège de France !
 
 
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Une courte note parue dans le Bulletin de la Société préhistorique française (n° 1 de 1932, page 65) concerne la découverte à Oldoway, dans le Tanganyika, d’outils pré-Chelléens en contact avec des ossements de Dinothérium, animal typique du Miocène ; l’on pourrait, aussi valablement, admettre l’hypothèse inverse de Dinothériums ayant perpétué leur race jusqu’à l’aube de l’humanité.

Il y a quelque trente ans, on mettait encore en doute les assertions d’indigènes congolais déclarant s’être trouvés en présence d’un animal que nous connaissions seulement à l’état fossile : l’Okapi ; depuis, le fait a été vérifié, et si abondamment que beaucoup de Musées possèdent maintenant des naturalisations de cet animal. Or, l’Okapi forme une transition entre les girafidés actuels, localisés en Afrique, et les girafidés fossiles (Helladotherium, Sivatherium, etc.) spécifiques du Miocène supérieur de la Grèce, de la Perse ou de l’Inde. Voilà donc un animal vivant, et bien vivant – encore que son aire de dispersion se réduise, – qui poursuit de nos jours une existence remontant à des temps abolis.

Cet exemple n’est pas le seul. Il y a très peu de temps que l’Æpyornis a cessé de former une espèce contemporaine ; on a pu retrouver de ses œufs dans la région de Tuléar (Sud-Ouest de Madagascar) et, même, en voir flotter sur la baie de Tuléar, où l’on suppose qu’un orage les aura amenés d’un marais voisin. Il est malheureusement à craindre que les antiques bovidés : Aurochs ou Bisons, soient, d’ici peu de temps, représentés par des fossiles ; n’empêche que ces magnifiques animaux, très connus de nos aïeux, sont encore pour nous des races vivantes ; et il en va de même pour les Baleines, les Éléphants, que la cupidité chasse avec frénésie, comme le souci de la protection nous amènera sans doute à pourchasser avec la même fougue les grands squales qui terrorisent les mers.

En 1888, on captura dans la fosse de Cap Breton, un cétacé ziphoïde, le Mésoplodon soverbyensis, dont on supposait l’espèce disparue, malgré les dires des pêcheurs qui avaient rencontré des congénères de ce rare animal ; l’espèce, que l’on croyait éteinte, est donc simplement en voie de disparition.

On a pu faire d’autres remarques de ce genre. Le Dronte, ou Dodo, vivait en 1598 aux îles Mascareignes ; cinquante ans plus tard, aucun spécimen vivant ne subsistait. On suppose que l’oiseau géant Dinornis a cessé, vers la fin du dix-neuvième siècle, de fouler le sol de Madagascar ; mais on n’en est pas autrement sûr, car la grande île contient encore quelques parties insuffisamment prospectées.

En 1795, un pêcheur toungouse découvrit en Sibérie, à l’embouchure de la Lena, un cadavre gelé de Mammouth, dans un état de conservation tel, qu’après le dégel des chairs, des chiens purent s’en repaître. Certainement, les glaces et la température ambiante ont retardé la décomposition cadavérique ; cependant, il est difficile d’admettre raisonnablement que la conservation d’une masse putrescible, pesant quelques tonnes, ait pu se prolonger pendant plusieurs siècles dans un limon, même glacé ; et alors, la mort de l’animal ne remonterait pas à des milliers d’années ? Il faut rapprocher cette découverte des traditions constantes recueillies auprès des tribus sibériennes. Celles-ci croient que les Mammouths vivent toujours, sous terre ; pour ces peuplades, le grand Pachyderme est la « souris de terre » ; les récits des Yukaghires et des Tchoutchki sont analogues. (5)

Une croyance identique se perpétuait chez les Chinois. En 1879, ils arrachaient les tire-fonds des voies ferrées « pour ne pas écorcher l’épine dorsale des dragons qui vivent sous terre. »

On peut signaler, comme équivalente à la découverte du Mammouth revêtu de sa chair, celle du Rhinocéros diluvien, trouvé en 1929 à Starunia (Pologne) entièrement momifié ; cette conservation providentielle, n’ayant pu être attribuée à la congélation, l’a été à la teneur en naphte de la gangue limoneuse.
 
 
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On peut accorder quelque attention aux trois séries de remarques suivantes :

A. La persistance de certaines espèces est indiscutable. Des similitudes congénitales existent entre les Mammouths et les Éléphants, entre les Squales et les Sauriens actuels et leurs plus lointains ancêtres, entre les Ptérodactyles et les Chéiroptères, comme entre l’Iguanodon et les Marsupiaux, entre le Triceratops et le Rhinocéros, etc. ; certaines séries animales, arachnides ou crustacés inférieurs, poussent leur origine aux premiers âges du monde. Il y a moins d’écart que nous ne le supposons entre les animaux du monde perdu et leurs frères actuels, et cet écart se résume dans l’avilissement, la dégénérescence des formes, ou la réduction des volumes.

B. La localisation peut prêter à des erreurs : le Cheval était inconnu en Amérique et l’Éléphant n’y existait plus lorsque les voiles de Colomb surgirent dans le ciel d’Hispaniola ; les Girafes ont émigré en Afrique ; la découverte d’un continent nouveau, l’Australie (et c’est ce qui a inspiré la « Cité des premiers hommes ») a révélé des structures animales si inattendues et si paradoxales : Kanguroo, Échidné, Ornithorynque, etc., que, durant de longues années, leur existence fut révoquée en doute et qu’ensuite on fut dans l’obligation de créer des classifications spéciales ; et, maintenant, c’est encore dans la grande île australe que nous recueillons les renseignements ethniques qui nous apportent quelques lueurs sur la vie des peuplades préhistoriques.

Nous ne connaissons pas tout notre domaine terrestre ; l’Afrique, pourtant assez bien parcourue, nous a révélé récemment un animal fouisseur, l’Oryctérope, qui, par ses caractères bizarres se rattache plus aux formes inouïes des anciens âges qu’à celles qui nous entourent ; il reste encore des espaces inexplorés qui peuvent ménager des surprises ; la disparition inexpliquée de certains explorateurs, tel FAWCETT, montre bien que nous sommes loin d’avoir scruté le mystère de toutes les jungles.

C. Enfin, il faut tenir compte de la durée, presque illimitée, du pouvoir vital des germes ; on connaît l’expérience classique de la résurrection des grains de blé de l’époque pharaonique ; on sait aussi que certains vertébrés inférieurs jouissent de facultés équivalentes : Crapauds inclus dans des concrétions, Poissons gelés reprenant ensuite le cours de leur existence, rotifères desséchés qui se revivifient au contact de l’humidité, etc. De même que les facultés d’accroissement de certains animaux à sang froid sont, pour ainsi dire, illimitées, de même, les germes et les œufs sont susceptibles d’une conservation presque infinie. C’est pourquoi on a pu, valablement, affirmer que des œufs fossiles (d’Ichtyosaure par exemple) pourraient être retrouvés, encore susceptibles d’incubation. Cette assertion, émise vers 1914, était déjà, nous l’avons vu précédemment, admissible grâce à la découverte des œufs flottants d’Æpyornis ; elle faillit l’être aussi en 1923, lorsque les membres de la mission du Musée Américain d’Histoire Naturelle découvrirent dans le désert de Gobi des œufs de Dinosaure, pétrifiés il est vrai. Si ces œufs avaient bénéficié de la conservation providentielle que l’on consent aux cadavres de Mammouths, qui sait la terrifiante résurrection qui aurait pu en résulter ? Il est curieux de constater que les populations chinoises (qui, nous l’avons dit, croient à des animaux souterrains) apportèrent tous les obstacles imaginables à l’enlèvement des œufs fossiles, dont elles connaissaient peut-être l’existence.

Encore une fois, on peut se demander s’il n’y a pas dans toutes ces croyances, que nous jugeons confuses, un lien traditionnel et mystérieux qui nous échappe absolument ?

Pour nous résumer, nous formulerons ce qui suit :

1° Les traditions, le folklore, les récits de voyageurs et certaines constatations concordent pour admettre la possibilité de l’existence actuelle de grandes formes animales qui ne se rattachent pas aux classifications connues ;

2° Il est possible que ces formes, si elles existent réellement, soient des spécimens attardés de races connues seulement à l’état fossile ;

3° Rien ne paraît s’opposer à la survivance exceptionnelle de ces spécimens ;

4° Aucune des constatations faites ne paraît l’avoir été dans des conditions réellement scientifiques.

On ne peut donc qu’espérer en l’avenir pour mettre un point final à ces incertitudes ; mais on peut retenir déjà qu’une étude plus attentive des documents laissés par les âges est susceptible d’apporter de nouvelles lumières à la science préhistorique.
 
 

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(1) Le grand dragon que l’on fête encore à Hanoï est un descendant de la tortue légendaire qui émergea du lac de « L’Épée destituée. »
 

(2) Voir plus loin.
 

(3) Pour être juste, il faut avouer que leur naissance est tout aussi mystérieuse.
 

(4) Un animal nettement fabuleux, le Basilic, est souvent représenté avec un squelette extérieur de plaques acutiformes, c’est-à-dire un appareil de défense spécifique aux animaux de l’époque secondaire.
 

5) Voir « Traditions des indigènes de la Sibérie du Nord-Est, » concernant le Mammouth. (The American Naturalist, janvier, 1900)
 

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(M.-G. Poncelet, in Bulletin de la Société préhistorique française, tome XXXIII, n° 9, 1936)