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« Une histoire de fantômes ! dit le Dr Legrand, tandis que, mêlé à la fumée odorante des havanes, le parfum troublant des roses montait dans l’air pur de ce soir d’été ; oui, j’en connais une authentique, tragique aussi, qu’une suite de curieuses coïncidences, me permit d’observer moi-même dès le début.

À la réflexion, je puis vous le dire sans danger, car, à présent tous les acteurs de cette étrange histoire sont morts ou disparus. »

Tout pensif, le célèbre médecin s’arrêta, comme pour rappeler ses souvenirs ; ses yeux perçants et mobiles fixèrent un moment le ciel nocturne, puis revinrent se poser sur ses compagnons.

Il y avait là, entre le Dr Legrand, médecin des Hôpitaux, et le comte Sarrosoff, un Russe épris du mystère, plusieurs notabilités de l’Art et de la Science Européenne.

Le dîner annuel que le grand seigneur russe donnait à ses amis, s’achevait.

Les convives se groupaient sur la terrasse de la villa, autour d’une table en bois de rose, où était servi le moka parfumé.

Presque sous les murs de la terrasse, les flots de la Méditerranée venaient doucement mourir, et chantaient leur éternelle chanson ; au large, c’était l’admirable spectacle, tant de fois décrit. La mer immobile, le ciel sans nuages, l’atmosphère idéale, la lune noyant toutes choses dans une sorte de brouillard argenté.

« À l’époque où remonte mon histoire, continua le docteur, 
je débutais à peine et j’occupais un petit appartement sur la 
rive gauche, près des quais.

Mes journées s’écoulaient entre l’étude des maladies nerveuses que je poursuivais avec passion et l’attente souvent vaine des clients. J’eus la chance, un matin, d’éviter une chute grave au célèbre professeur X…, qui, dès lors, me prit en amitié, s’occupa de moi activement et me fit faire, entre autres, des remplacements à sa maison de santé de Neuilly. C’est là que débute mon histoire.

J’étais donc de service un matin et, ma visite terminée, je me disposais à partir, lorsqu’on frappa à la porte ; un infirmier se présenta :

« Monsieur le docteur, me dit-il, il y a là une femme, désespérée ; son enfant est, paraît-il, évanoui dans une maison voisine. Elle ne peut trouver de médecin, et demande de l’aide ; que faut-il faire ? »

Je fis répondre à cette femme que j’étais prêt à la suivre, et elle m’entraîna rapidement au dehors.

Tout à côté, une rue franchie, la femme s’arrêta.

J’avais devant moi une vieille grille, autrefois dorée. On apercevait, au travers des barreaux, à moitié caché par la végétation touffue d’un jardin abandonné, un petit pavillon qui me parut dater de la fin du XVIIIe siècle.

L’aspect en était plutôt sombre, presque effrayant ; une indéfinissable tristesse, un sentiment vague d’épouvante émanaient de ces vieux murs, malgré la lumière d’un beau jour, malgré le ciel bleu sur lequel tranchait le toit d’ardoises mansardé.

Rapidement, chassant, d’un effort, cette mauvaise impression, je suivis la jeune femme en pleurs qui m’introduisit dans une grande pièce pauvrement meublée, au rez-de-chaussée. Sur un petit lit, un enfant de six ans gisait étendu. Noyée dans ses cheveux blonds, sa tête penchait légèrement en arrière, les yeux bleus, vitreux, étaient à moitié fermés ; le nez pincé et livide, la bouche entrouverte. Un examen attentif était, hélas ! inutile ; au premier coup d’œil, je reconnus la mort.

Le pauvre enfant était déjà froid ; ses petits bras raidis semblaient vouloir repousser une apparition terrifiante. Mon regard éclaira la mère qui s’écroula sur le petit cadavre en sanglotant éperdument.

J’attendis longtemps, n’essayant pas de consolations superflues et, mot par mot, j’appris de la malheureuse que son fils s’était endormi la veille en parfaite santé, et qu’elle l’avait trouvé le matin insensible et froid. Elle avait cru à un évanouissement et était aussitôt sortie pour chercher du secours.

Dans l’intérêt de mon récit, continua le praticien, il vous suffit de savoir que l’autopsie ne révéla en aucune façon le secret du mystère. Nul organe vital n’était attaqué ; seule, la force nerveuse, ce que Baunis appelle « la force neurique rayonnante, » semblait avoir été soutirée par une étrange et puissante machine pneumatique ; l’enfant s’était éteint comme une lampe privée d’huile, tout était intact en lui.

Des jours passèrent, la famille éprouvée avait déménagé et les portes du pavillon tragique s’étaient refermées.

Malgré moi, cette mort me préoccupait. Forcé de passer 
chaque jour devant la maison, le désir d’en savoir davantage
 me hantait de plus en plus, si bien qu’un jour, j’entrai de
mander au gardien qui habitait une petite construction près 
de la grille, la clef du pavillon. Cet homme, qui, d’ailleurs 
me connaissait, me la remit avec une certaine hésitation. L’ex
pression de ses traits me parut même si bizarre que je
 résolus de l’interroger après ma visite. Je traversai vivement
 le jardin autrefois sablé, maintenant envahi par les herbes
 sauvages, et j’entrai. Aussitôt, comme la première fois, la
 même impression étrange s’empara de moi ; c’était une angoisse vague ; une pression mystérieuse sur le cœur, une
 difficulté extraordinaire de respiration, un commencement 
d’épouvante sans cause…

Je me trouvai dans un couloir dallé et terminé par une porte vitrée, donnant sur le jardin. Au fond, à gauche, un escalier de bois montant au premier étage. À droite, une grande porte à double battant, portant encore des traces de sculptures dorées et surmontée d’un panneau peint, aux personnages effacés. À gauche, près de l’entrée, la porte de la chambre mortuaire. J’entrai ; c’était une grande pièce carrée à deux fenêtres. Au fond, une cheminée de marbre blanc surmontée d’une glace au cadre terni, dont la surface verdâtre, semblait vieillie et morne d’avoir reflété tant de souffrances humaines. Le parquet était en mauvais état ; les murs, très épais, étaient recouverts de vieilles tapisseries disparates qui, par endroits, tombaient en lambeaux. Je remarquai une alcôve vide et une sorte de grand placard pratiqué dans l’épaisseur de la muraille. À droite de l’alcôve, une petite porte.

J’ai toujours été sensible à ce que l’on pourrait appeler l’action occulte des choses sur l’organisme humain, et mon malaise augmentait, malgré ma volonté. Debout au milieu de la chambre, je fixais involontairement les yeux sur l’eau verte de la glace, et peu à peu, je cessai d’y apercevoir mon image, et moi, moi le médecin sceptique, je crus voir s’y refléter… un fantôme… deux yeux en même temps si furieux et si tristes, d’une tristesse surhumaine, seuls très visibles dans un visage moins bien formé. Je haussai les épaules et détournai la tête avec effort. Je sortis rapidement au grand jour et, en respirant l’air frais du matin, ma gêne disparut entièrement.

Le concierge était là, m’attendait et paraissait inquiet. Je lui remis la clé et son pourboire.

« Monsieur n’a pas l’intention de louer, me dit cet homme, d’un ton presque suppliant ; monsieur n’a pas d’enfant ?

– Non, non, je ne veux pas louer, mais je voulais revoir l’endroit où est mort cet enfant l’autre jour.

– Ah ! tant mieux, soupira-t-il d’un air radieux ; j’en ai assez, moi, de ces enterrements d’enfants ; c’est terrible aussi, monsieur, pensez que, depuis dix ans, c’est le huitième enfant mort en une nuit, et sans maladie, et il paraît qu’avant moi, c’était la même chose. Si le propriétaire persiste à louer, moi, je m’en irai ; j’aime mieux risquer la misère que de voir ainsi mourir tant d’innocents !

– Comment ! dis-je, vous ne vous trompez pas ? la pièce a-t-elle été désinfectée ?

– Mais oui, monsieur, chaque fois, et soigneusement, je vous en réponds, on n’a rien négligé et, cependant, tout enfant couchant dans cette chambre est toujours mort en une nuit et sans maladie apparente, pendant son sommeil ; et tous ont le même geste d’effroi, la même expression d’angoisse. Aussi loue-t-on difficilement, et à de pauvres gens seulement. »

Il se tut.

Je m’éloignai tout pensif, après avoir remercié le brave homme.

Une enquête discrète dans le quartier me permit d’acquérir la certitude qu’il n’avait rien exagéré. Tout était exact.

À cette époque, je n’avais aucune notion d’hyperphysique, et vous savez avec quel soin, même aujourd’hui, je suis obligé de cacher mon opinion sur l’occulte et sa merveilleuse synthèse. Aucune méditation, aucun effort, ne pouvaient donc éclaircir pour moi l’angoissant mystère.

Les années passèrent, continua le docteur Legrand. Le souvenir de ces morts bizarres s’effaçaient peu à peu, mais cependant pas entièrement, et, de temps en temps, lorsque les circonstances me ramenaient à Neuilly, j’allais jeter un coup d’œil sur le pavillon qui n’avait pas été loué depuis. Je n’aurais probablement jamais eu l’explication de ces faits étranges, si une coïncidence qui, à bien réfléchir, est peut-être en elle-même aussi extraordinaire et qui a été le début de mes études occultes, ne s’était présentée il y a une dizaine d’années.

J’avais accepté de soigner un vieux prêtre recommandé par des amis, et qui n’avait, du reste, aucune maladie que ses 80 ans. Je m’étais pris d’amitié pour lui, et nous discutions parfois longuement sur les éternels problèmes de la conscience, de la survie et de la responsabilité humaine. Nous n’étions pas souvent du même avis et, en matière de religion romaine surtout, nos esprits étaient loin de s’entendre.

Cependant, je lui accordais certains beaux côtés de la vie ecclésiastique et, entre autres, l’admirable énergie, la belle ténacité que les prêtres, même les plus mondains, mettent, et ont mis de tous temps, à garder le secret de la confession.

« Oui, me disait un jour mon vieil ami, il n’y a pas d’exemple qu’un prêtre, même tombé, l’ait trahi, et parfois, cependant, il donne lieu, ce secret, à de biens pénibles luttes de conscience. Après ma mort, je vous ferai parvenir des pages de notes, parmi lesquelles vous trouverez la relation réellement tragique d’une des plus terribles situations où je me sois trouvé dans ma longue existence. Vous devrez garder ce secret pendant 10 ans après ma mort, mais à ce moment, il n’y aura plus aucun inconvénient à ce qu’il soit connu. »

Quelques mois après, je reçus, presque en même temps, la nouvelle de la mort de mon vieil ami, et un assez volumineux paquet.

C’étaient des notes, des plans de conférences, d’intéressantes études théologiques, des traductions de latin et de grec, et d’hébreu.

Mon attention fut attirée par une enveloppe sur laquelle étaient écrits ces mots : « Pour le docteur X…, à ouvrir après ma mort. »

Le souvenir de notre dernière conversation me revint brusquement ; je pris connaissance du document et vous comprendrez toute la stupéfaction que j’éprouvai en présence d’un des plus extraordinaires enchaînements du capricieux Destin qu’il m’ait été donné de rencontrer. Vous me comprendrez dès que vous aurez entendu la lecture de ce dramatique récit qui paraîtrait bien plus vraisemblable au XIIIe qu’au XIXe siècle. »

Le docteur tira de son portefeuille un papier jauni qu’il déplia, et il lut :

« Près de paraître devant Dieu, écrivait le vieux prêtre, je me sens poussé par une force surnaturelle à écrire la rédaction de l’événement le plus tragique de mon existence. Peut-être est-il dans les desseins de la Divine Providence que ce récit ait un jour son utilité : j’ai consacré ma vie à réaliser le vrai en moi et autour de moi ; de plus, les mourants ne mentent pas ; je n’ai donc pas besoin d’affirmer l’exactitude minutieuse de ce qui suit.

J’ai aujourd’hui, 1er janvier 1912, quatre-vingt-dix ans, je suis sain d’esprit et, si mon corps est fatigué, ma mémoire est plus sûre que jamais. Mais, pour certaines raisons, je ne veux pas fixer de dates exactes à ce récit.

J’étais alors tout jeune prêtre, et j’avais été nommé vicaire à la petite paroisse de X… près de Paris.

Le curé s’étant un jour absenté dès le matin, j’étais seul dans le petit jardin du presbytère ; il pouvait être huit heures du soir et la nuit était proche. J’allais rentrer, lorsque la petite clochette de la barrière tinta doucement, et je vis accourir un enfant du pays porteur d’une lettre ainsi conçue :
 

« Monsieur le Curé de X… est instamment prié, au nom de la charité chrétienne, de venir donner les secours de la religion à un mourant.

Il trouvera, au détour de la route, une voiture ; qu’il veuille bien y monter. »
 

« Qui t’a remis cette lettre ? demandai-je à l’enfant.

– C’est un monsieur dans une voiture, monsieur l’abbé. »

Je réfléchis un instant, et malgré le côté mystérieux de cette convocation, peut-être même à cause de lui, car j’étais très jeune, j’allai prendre le nécessaire à la sacristie et sortis sur la route. La nuit était venue, et ce fut avec certaines difficultés que je trouvai la voiture dont les lanternes étaient éteintes. Je m’approchai ; la portière s’entrouvrit, une main me fit signe de monter et aussitôt les chevaux partirent au galop.

La plus profonde obscurité régnait dans l’intérieur de la berline ; un peu ému, j’entendis une voix douce, me dire à l’oreille :

« N’ayez aucune crainte, monsieur le curé, vous ne courez aucun danger, mais il ne faut pas que vous sachiez où nous allons. Il est nécessaire que vous vous laissiez bander les yeux.

Si vous hésitez, sachez qu’une créature humaine va, par votre faute, mourir sans être réconciliée avec Dieu. »

Au même moment, je sentis un bandeau de soie m’entourer le front et me fermer les yeux.

Puis ce fut le silence ; la voiture roulait toujours. Il est très difficile dans l’état où je me trouvais d’évaluer le temps ; cependant, il me semble que deux heures au moins s’étaient écoulées, lorsqu’enfin les chevaux s’arrêtèrent. On me fit descendre ; je sentis le sable sous mes pas, et ma joue fut effleurée par une branche humide.

Une porte grinça ; je franchis le seuil, et on m’enleva
 mon bandeau… J’étouffai avec peine un cri d’effroi !…

« Comment rendre cette terrible scène ? Ce n’est pas que j’aie rien oublié ; tous les détails, après tant d’années, sont encore présents à ma mémoire, mais je ne sais comment en faire comprendre l’horreur !

Je me trouvais au centre d’une assez grande pièce à deux fenêtres, complètement aveuglées par d’épais rideaux de velours noir. Devant moi, une cheminée de marbre blanc surmontée d’une glace ancienne. À ma droite, une alcôve, et, à côté, un grand placard, sorte d’armoire pratiquée dans le mur. La lumière d’un grand candélabre à nombreuses bougies éclairait. Au fond de ce placard, les traits terrifiés d’un homme jeune encore, aux yeux noirs, agrandis par l’épouvante. Il ne criait pas, mais une sueur d’agonie coulait sur son front ; la tête seule paraissait encore, et le corps maintenu droit dans une maçonnerie toute fraîche… était déjà muré.

À gauche, deux hommes vêtus de noir et soigneusement masqués se tenaient immobiles.

Je fermai les yeux pour ne plus voir le terrible spectacle ; la même voix douce, certainement déguisée, me les fit brusquement ouvrir :

« Monsieur le curé, ne cherchez jamais à savoir où vous êtes et qui nous sommes, vous n’y parviendriez pas. Nous sommes des justiciers et non des assassins. Nous nous éloignons un instant ; entendez en confession celui qui va mourir et récitez pour lui les prières des agonisants. N’essayez pas de changer quoi que ce soit à notre décision, ce serait inutile ; remplissez le devoir de votre ministère. Faites vite. »

Que pouvais-je faire, seul, dans un endroit inconnu ? Ces deux hommes jeunes, énergiques, évidemment armés, apparaissaient animés de la plus sombre résolution. Néanmoins, j’essayai de les attendrir, ce fut en vain.

Je m’approchai alors du malheureux emmuré, et lorsque, 10 minutes plus tard, il cessa de parler, je savais tout, mais le terrible secret restera à jamais enseveli au plus profond de ma conscience de prêtre.

Rapidement, on me banda les yeux, on me porta presque jusqu’à la voiture, car mes forces m’abandonnaient.

Au moment où je quittais la chambre, un des hommes se baissait, plaçait les pierres et continuait le lugubre travail… Un ou deux cris terribles, bientôt étouffés, pendant qu’on
 m’entraînait, et ce fut tout…

Nous partîmes, et quelque temps plus tard, j’étais de retour à la cure de X…

Je n’avais pas promis de ne rien tenter pour découvrir 
la mystérieuse maison du crime. Aussi, après avoir pris
 conseil de mes supérieurs, je courus faire ma déclaration
 à la justice, en gardant, bien entendu, le secret de la confession.

Tout fut inutile. Vainement on m’interrogea, vainement, les recherches les plus minutieuses furent entreprises ; jamais le moindre indice ne fut trouvé.

Les coupables qui certainement appartenaient aux plus hautes classes de la Société, demeurèrent toujours à l’abri de la Justice humaine. Puisse la Justice divine ne pas leur demander un compte trop sévère de leur acte dont je connais le mobile, et que je ne puis m’empêcher, non d’excuser ni d’absoudre, mais peut-être, en me plaçant au seul point de vue humain, de ne pas trouver entièrement incompréhensible. »

« Telle fut, mes amis, l’étrange révélation, dont la lecture me plongea dans la stupéfaction la plus grande, dit le docteur Legrand, en replaçant le document dans son portefeuille.

Vous le devinez sans doute, ce qui m’étonna le plus, ce ne fut pas le crime en lui-même, bien que rare et extraordinaire, mais la description de la pièce où il avait eu lieu !

J’eus instantanément la certitude intérieure que cette chambre à alcôve, je la connaissais et qu’elle se trouvait dans le pavillon de Neuilly ! Pourquoi ? Je n’en savais rien. Je luttai longtemps avec moi-même et je ne sais quelle aurait été l’issue de ce combat entre ma raison et mon intuition, si je n’avais fait, précisément à cette époque, la connaissance du docteur Suppa, le chef du mouvement occulte et spiritualiste en France.

Il m’avait intéressé en me prouvant d’abord, par des faits, la supériorité de la médecine dosimétrique et de l’homéopathie, et en m’enseignant la médecine mentale véritable. Puis il m’avait initié à l’étude de la philosophie occulte et de la synthèse traditionnelle.

Un jour, nous étions réunis chez lui à Auteuil, et nous avions examiné des documents se rapportant à la question du vampirisme. Preuves en mains, il m’avait convaincu que rien au monde ne peut être plus certain si l’on admet le témoignage humain : procès-verbaux des enquêtes judiciaires, récits signés et légalisés des témoins, et cela en très grande quantité. Vous savez tous en quoi consiste ce phénomène troublant et terrible : À la mort du corps grossier, un lien subsiste entre lui et le double. Ce dernier, entraînant une bonne partie de la matière éthérique et de la matière physique, pénètre dans certaines maisons et s’attaque de préférence aux enfants.

Il approfondit leur sommeil et, par une aspiration indescriptible, soutire la force vitale et, même, une bonne quantité du sang de leur victime ; puis il retourne vers le cadavre et y puise les fluides physiques nécessaires à la continuation de la macabre et mortelle besogne.

Parfois, l’action des vampires est ressentie au seul endroit où est déposé le corps ; parfois, ils jouissent d’une certaine liberté et peuvent s’éloigner.

On met un terme à leurs forfaits en enfonçant un pieu dans le cœur, et en brûlant le cadavre ; enfin, en certains cas, le phénomène cesse de lui-même pour des raisons inconnues.

Nous prolongeâmes fort tard notre causerie ce soir-là, car je voulus raconter l’histoire des morts d’enfants, et celle de l’emmuré. Je lui dis comment, malgré moi, j’établissais un lien entre elles et comment, sans raison valable, je pensais que la chambre de l’emmuré était la même que celle de la villa de Neuilly.

Mon maître réfléchit un moment et me dit qu’à son avis, il pourrait être utile de s’en assurer. Le propriétaire fut mis au courant dès le lendemain et, quelques jours après, les recherches furent entreprises dans la fameuse chambre hantée.

Le placard ouvert, on mit bientôt à jour une maçonnerie, moins ancienne que celle du mur et, après plusieurs heures de travail, le cadavre momifié d’un homme apparut.

Les vêtements étaient tombés en poussière. Le squelette avait encore la peau sur toute son étendue. Cette peau était entièrement racornie et sèche, et les organes splanchniques n’existaient plus.

Ainsi tout était vrai ! Je ne m’étais pas trompé et nous nous trouvions bien dans la chambre du crime où, vers 1852, avait eu lieu la scène dramatique racontée par le vieux prêtre. Le mystère était éclairci, au moins en ce qui concernait la mort subite des enfants.

Le vampirisme avait été, dans ce cas, restreint à la chambre même et seuls des organismes faibles en avaient ressenti la funeste influence. »

Un silence impressionnant accueillit les dernières paroles du docteur Legrand ; la nuit s’était voilée au loin derrière d’épais nuages…

« Avec ce que nous ne savons pas, dit l’un des convives, on construirait un monde. »
 
 

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(Georges Phaneg, in Le Voile d’Isis, revue mensuelle d’études ésotériques, psychiques et divinatoires, vingt-deuxième année, troisième série, n° 29, mai 1912 ; Alphonse Legros, illustration pour « Le Chat noir » d’Edgar Allan Poe, c. 1860-61)