Le roman d’imagination scientifique ne cesse guère d’enchanter les plus divers esprits. Seules, les jeunes filles, sauf, je pense, quelques sportives, s’y plaisent médiocrement ou le détestent. Le plus grand nombre des lecteurs s’y amuse fort. Voilà cinquante ans que cela dure. Il n’y a pas de raison pour que ce goût baisse, étant donné le perpétuel renouvellement, soit de la science tout court, soit plus spécialement des sciences appliquées, ou bien encore de la préhistoire.
On se rappelle l’étourdissant succès de Jules Verne, celui, plus récent, de Wells, celui de J.-H. Rosny aîné, et de tels autres, plus ou moins inspirés et plus ou moins célèbres.
Je ne suis pas de ceux qu’un amour exclusif, voire un peu sauvage et impérialiste, de notre littérature, pousse à sous-estimer les initiatives profondément originales de Wells.
Il serait injuste de ne pas mettre à haut prix la Machine à mesurer [sic] le temps et la Guerre des mondes. Il a fallu à Wells, pour écrire des œuvres de cette sorte, non seulement une imagination puissante, mais encore une forte culture scientifique. Nous savons, du reste, que, comme on a dit, il est venu de l’enseignement aux lettres, et qu’avant de romancer la science, il avait fait de solides études de physique, de chimie et de biologie. De sorte que si, en le lisant, nous arrivons à avoir une si forte impression de vraisemblance au milieu de ses fictions scientifiques, c’est que, tout homme de libre et plaisante fantaisie qu’il pût être, en ses années de préparation et d’étude, il n’est pas, tant s’en faut, resté simplement à la surface du savoir, mais l’a en quelque sorte sondé dans ses profondeurs.
Peut-être nous a-t-il trop fait oublier à un certain moment l’abondant, le fécond précurseur que fut pour lui notre Jules Verne. Le snobisme s’est rué sur Wells vers la fin du XIXe siècle avec une espèce d’acharnement xénophile qui ne fut pas exempt de ridicule. C’était le temps calamiteux où les Français préféraient leurs voisins ou leurs ennemis : marque de générosité sans doute, mais un peu sotte et aveugle. N’oublions pas que cela devient vite sottise, en attendant de devenir crime, quand il y va du salut de la pensée nationale. N’oublions pas non plus que le catoblépas de Flaubert, qui dévorait ses extrémités sans s’en apercevoir, demeure l’affligeant symbole des peuples en train de perdre l’instinct de leur propre conservation.
Des gens difficiles, je ne dis pas des gens délicats, auraient tendance à dépriser le romancier de Vingt mille lieues sous les mers, d’Hector Servadac et de ces deux œuvres étonnantes où la science, même mathématique, même spécialement algébrique, se marie si bien avec le rêve étincelant de l’imagination la plus débridée : De la Terre à la Lune et Autour de la Lune. Ces gens-là ont bien tort. Jules Verne fut une date. À sa façon, il fut un précurseur, non seulement des romanciers d’imagination venus après lui, mais encore des ingénieurs ou constructeurs à qui l’humanité du XXe siècle doit le sous-marin et l’avion.
L’imagination est à l’origine de la plupart des découvertes. Elle est la Muse de l’homme de laboratoire, presque autant qu’elle l’est de l’homme de rêve. Et si, aujourd’hui, nous arrivons à survoler les mondes, c’est peut-être bien, pour une bonne part, parce que Victor Hugo, sorte de Jules Verne plus le génie, a donné la première description d’aéronef dans ce poème à la fois radotant et sublime qui s’intitule Plein ciel.
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Le mérite de Jules Verne a été triple. Il a donné aux jeunes… d’il y a quarante ou cinquante ans, le goût de la science et quelques bribes de savoir. Chez le Français de la défaite, devenu Sancho Pança après avoir été follement don Quichotte, il a réveillé le goût de l’aventure héroïque, l’appétit du risque, la passion du casse-cou. Enfin, à un moment fort plat et désespérément ennuyeux de notre histoire, il a maintenu la tradition de la bonne humeur française et de l’humour français. Il daigna nous faire rire ; et si Michel Ardent, Palmirin Rosette, Ben Zouf, Passepartout et quelques autres n’ont pas la drôlerie profonde des personnages de Dickens et de Twain, ils ont du moins la rondeur gauloise, la cocasserie de chez nous et cette éminente vertu qu’on appelle l’allant, en même temps que le précieux secret qui permet de n’avoir jamais froid aux yeux…
Les romans des deux Rosny, puis de Rosny aîné tout seul, tendent, en somme, à même but, mais par des voies tout autres.
Pour ce qui concerne la préhistoire, je crois que de longtemps nul roman n’égalera ce chef-d’œuvre : la Guerre du feu. Je ne m’embarrasse pas, pour l’instant, de la question de savoir si, au temps de la découverte du feu, les choses se passèrent exactement ainsi. Entre la version d’Eschyle, dans Prométhée enchaîné, et celle de Rosny, je n’opte point. Toutes les deux m’enchantent. Littérairement, cette dernière est tout à fait remarquable. Elle ajoute au roman corsé, vivant, entraînant, pathétique à souhait, des qualités proprement épiques : la grandeur de l’invention, l’intensité et la simplicité des sentiments, l’ampleur de la facture. Il n’est pas exagéré de dire qu’à cet égard la Guerre du feu est mieux conçue que Salammbô et les Martyrs, œuvres débordantes de talent ou de génie, mais extrêmement fausses, parce qu’hybrides.
Rosny aîné a, ces jours-ci, risqué de nouveau la tentative du roman d’imagination scientifique, qui lui avait si bien réussi auparavant. La tentative, cette fois, s’est manifestée bien moins heureuse. Les Navigateurs de l’Infini sont très au-dessous de la Mort de la Terre, roman peu antérieur du même auteur, et où ce qu’il appelle le merveilleux scientifique était si ingénieusement exploité.
Pourtant, le début des Navigateurs
de l’Infini m’avait aguiché. Il est dans
cette manière volontairement sèche
et précise où Rosny aîné se complaît quand il veut authentiquer
l’extraordinaire :
« Tout est prêt. Les cloisons du Stellarium, en argine sublimé, d’une transparence parfaite, ont une résistance et une élasticité qui, naguère, eussent paru irréalisables et qui le rendent pratiquement indestructible.
Un champ pseudo-gravitif, à l’intérieur de l’appareil, assurera un équilibré stable aux êtres et aux objets.
Nous disposons d’abris dont la contenance totale atteint 300 mètres cubes ;
notre chargement d’hydralium doit suffire à nous approvisionner d’oxygène pendant trois cents jours ; nos armures hermétiques d’argine nous permettront de
circuler dans Mars à la pression terrestre, notre respiration étant assurée par
des transformateurs directs ou pneumatiques.
»
Il s’agit donc ici d’un voyage dans la planète Mars. À la bonne heure ! L’eau nous en vient d’emblée à la bouche. Après tout, pourquoi pas ? Dans le domaine du fantastique tout n’est-il pas permis ? Et puis, songeons-y : les conditions de température sur la surface de Mars permettaient de supposer, d’après les derniers témoignages scientifiques, que la vie n’en était pas absente. Maintenant, si j’en crois un savoureux article, paru il y a peu de temps dans la Revue Apologétique et signé, si je ne me trompe, d’un professeur à la Faculté des sciences de Montpellier, sur ce chapitre, nous n’en sommes plus simplement réduits à faire des suppositions. Nous savons qu’il y a de la chlorophylle dans la planète Mars, et donc de la végétation, et donc de la vie. Le voyage, dès lors, vaut la peine. Aussi est-il juste que nos vœux accompagnent les trois terrestres hardis, mais non pas déments, qui vont l’entreprendre.
Ces explorateurs des espaces interstellaires, plus exactement, comme dit le titre du roman, ces Navigateurs de l’Infini, ont tout un programme de rare attrait : trois mois de voyage pour aller à Mars, trois mois de séjour dans la planète et trois mois de voyage pour regagner notre pauvre monde sublunaire.
Une note astucieuse de l’éditeur, qui accompagne les dernières lignes de ce récit, nous apprend qu’au moment où le présent livre a été mis sous presse, le second voyage du Stellarium a pris fin et que les voyageurs ont remis le pied sur ce qu’on peut appeler le plancher des vaches d’ici-bas. La note ajoute, de façon de plus en plus alléchante : « Le volume relatant les observations et les expériences d’ordre scientifique paraîtra bientôt. Il sera suivi de la relation d’un second voyage, transmise cette fois de Mars même. »
Nous avons, de cette façon, du pain sur la planche. Ce serait tant mieux, certes, si la suite de cette série était appelée à réaliser quelque chose de comparable à la Guerre du feu ou à la Mort de la Terre. Je n’en désespère pas, me rappelant les prouesses antérieures de Rosny aîné ! Les Navigateurs de l’Infini, toutefois, ne semblent pas le présager.
L’invention est ici bien plus faible, le merveilleux scientifique moins singulier, l’aventure, pour tout dire, un peu creuse. Littérairement, si l’on veut, cela enfonce, comme on dit, Jules Verne, quoique celui-ci ne soit pas tant que cela démuni de littérature. Mais comme l’illusion est plus entière dans cette fiction tellement réjouissante : De la Terre à la Lune ! ou dans cette autre, si populaire, qui évoque la première randonnée sous-marine : Vingt mille lieues sous les mers !
Ici, il ne se passe que peu de chose :
un voyage insignifiant quant aux détails et peu pittoresque, une guerre
sans incidents notables, enfin une
idylle très tendre et très pure, mais
peu développée, entre un des voyageurs et une Martienne de charme
naturellement imprévu et nantie
, comme ses concitoyens de la même planète, de trois paires d’yeux. Il
y a pourtant un lac dans l’aventure,
un soir tombant, beaucoup d’étoiles,
et même un madrigal très doux dont
les éléments sont empruntés à Victor
Hugo :
Tu me regardais dans ma nuit
Avec ton beau regard d’étoffe
Qui m’éblouit.
L’amoureux, ce soir-là, ajouta-t-il la musique dont Lalo enrichit naguère ces beaux vers ? C’est ce que l’histoire ne nous révèle point. Elle nous révèle peu de chose.
Elle ne nous révèle pas davantage l’ultime secret de la pensée des Martiens sur les questions qui préoccupent à un moment ou à un autre tout être vivant pourvu de raison. La transe métaphysique ne les taquine point. Le silence des espaces infinis semble les laisser bien tranquilles ! Ils ne posent pas le grand problème. La question de Dieu ne les harcèle pas. Jules Ferry eût aimé leur indifférence religieuse, et leur imperturbable neutralité confessionnelle…
Tout cela laisse bien du vide dans cette histoire. Celle de Pierre Nothomb qui, il y a peu d’années, roulait sur un thème assez voisin, était sensiblement plus étoffée. (1)
Dommage !
Littérairement parlant, c’est la première fois que Rosny aîné me déçoit.
Il nous doit une revanche.
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(1) Il s’agit du roman de Pierre Nothomb, La Rédemption de Mars, Paris : Plon, 1922. [Monsieur N]
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(José Vincent, in La Croix, quarante-huitième année, n° 13750, dimanche 1er et lundi 2 janvier 1928. Illustration extraite de Yambo, Gli esploratori dell’infinito. Racconto fantastico, Roma : Scotti, 1906)
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(in Le Journal amusant, quatre-vingt-unième année, n° 457, dimanche 12 février 1928)