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J’ai devant moi la reproduction du MOULIN de la GALETTE peint par Corot en 1840, l’un des plus beaux paysages jamais nés sous des brosses. La toile ne livre pas son secret ; aucun de ses motifs n’appartient au fantastique, à l’insolite – et pourtant il tombe ici une lumière d’autre monde, quelque chose d’écrasant. Le silence devient visible.

Les laissez-passer vers ces régions en marge, ne les obtient pas qui veut  : il faut s’appeler Corot ou Gérard de Nerval pour y accéder. Ce que le peintre a surpris au flanc de la butte, c’est un équilibre providentiel, une trêve conclue sur un terrain quelque peu vague. Rien n’interdit de croire que le futur pendu de la Vieille-Lanterne se tenait là, lui aussi, guettant une image mystérieusement liée à ses chimères. À la place où Corot dressait son chevalet, s’élèvent aujourd’hui les immeubles de notre avenue Junot. Les ponts sont coupés. Comme ceux du Nord ou d’Avignon.

Coupés à jamais ? Par l’intermédiaire d’objets, parfois très humbles, nous cherchons tous le fil qui permet de renverser la flèche du temps. Puisque ce que je touche – ce sou de bronze où le profil de Napoléon III s’estompe – existe encore, il doit retenir en lui un tout petit peu d’une présence et d’un présent soustrait à mes yeux par une mauvaise farce des éphémérides et des manuels d’Histoire. C’est peut être J.-B. Clément qui l’a donné, ce sou, à un gars de « la manche. » Mais lui, alors, se tournait désespérément vers une saison enfuie : celle qui mariait les cerises, une insurgée éclatante et tout le bonheur d’être au monde.
 
 
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Il n’est pas de collectionneur qui n’entreprenne, pour son compte personnel et avec les moyens du bord, sa petite recherche du temps perdu. Il n’a pas lu Proust, mais, un jour, une musique de chevaux de bois jette sur lui l’essence d’un jeudi d’autrefois : le manège, le goût d’un sucre d’orge au cassis, une petite fille qui lui tire la langue, des boutons d’or, un militaire, une bonne d’enfants – sans compter le reste. Dès lors, il va rechercher les enregistrements des limonaires, ces cartons bizarrement perforés comme des fiches électroniques. Il les recherchera avec l’inépuisable patience d’un braconnier, en quête de l’air magique qui détenait – qui détient toujours – le pouvoir d’une belle éclaircie. La rareté n’explique pas tout : il existe une autre impulsion chez le flâneur des greniers et des marchés en plein vent.

Un jour, Escaro m’a montré une gravure représentant la place de la Nation en 1852 ; on y voit un chasseur le fusil sur l’épaule et accompagné de son chien. Il gagne les brousses de Picpus, les garennes de Saint-Mandé. Immobile et en marche, il est là, il n’a pas cessé d’y être. Je tiens pour négligeable le fait que sa rencontre demeure exceptionnelle parmi les passants de 1965 : la liste serait longue des choses et des êtres à côté desquels nous passons sans nous en douter.
 
 
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Faites-vous la malle avec une médaille au ruban décoloré, une carte postale de 1910, une étiquette de camembert, un trèfle à quatre feuilles – cueilli par quelle gisquette alors en fleur ? avec un poème d’amour tracé à la pointe d’un clou sur un mur condamné. Et prenez place dans le missile qui remonte le flot du Temps – d’un Temps peut-être étalé devant vous comme une simple carte routière avant les plus beaux jours d’été.
 

André HARDELLET

 
 
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(André Hardellet, in Le Collectionneur français, le journal de tous les collectionneurs et de toutes les collections, première année, n° 7, octobre 1965)