Adalbert Gomphe, le subtil et puissant observateur, prétend qu’il sait reconnaître, au premier coup d’œil, la profession des gens, même quand ils sont nus.
Où, quand et comment a-t-il étudié ces nudités ? Il en garde le secret. Mais il fait montre volontiers des sûrs résultats obtenus par sa subtile et puissante observation.
En voici quelques-uns, roses cueillies au hasard par le sécateur de ma mémoire, dans la roseraie touffue de ses confidences, parmi les épines de ses commentaires.
Tandis que les portefaix et les maçons ont les reins larges, les charpentiers et les couvreurs ont la taille fine.
Les tailleurs flageolent sur leurs jambes, que le continuel reploiement a rendues molles. Ils ont l’air d’être montés sur deux bouts de macaroni bouilli et qui flonge.
Les mitrons ont les épaules charnues, les bras très gros, mais la poitrine concave. Cette concavité, d’ailleurs, est ornée d’un tout à fait remarquable dessus-de-malle.
Malgré la subtilité et la puissance de pareilles observations, Adalbert Gomphe se trompe quelquefois. Qui peut se flatter d’être infaillible ?
L’autre jour, dans une piscine populaire, il me désigne un baigneur et me dit :
« Regardez ce vieillard au teint plombé, aux genoux enflés par l’ankylose, aux fesses talées, aux bras en pinces de homard, et notez ce cercle rougeâtre autour de son œil droit. C’est un joueur ruiné. Je lis ses nuits blanches, ses longues heures assises devant le tapis vert, ses gestes maniant les cartes, son habitude du monocle. »
Renseignements pris, c’était un vieil horloger qui, depuis trente ans, travaille dans une boutique obscure, à la loupe.
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(Jean Richepin, « Arlequins, » in Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, cinquième année, n° 1327, samedi 16 mai 1896)