Ma tour d’ivoire, tour sans muse, était en ce temps-là une mansarde d’une rue ouvrière du quartier Montparnasse. J’y avais accumulé des bouquins, de vieux papiers, des gravures, et m’y livrais à une véritable débauche de lectures désordonnées.
Mes voisins étaient des ouvriers : les Vandevelde, jeune ménage belge ; les Giroux, la femme brocheuse, une boiteuse, le mari borgne et rouquin, étameur ; la mère Chassat, pauvre blanchisseuse sexagénaire, qui recevait de temps à autre encore un ancien amant ivrogne ; deux très jeunes gens, petits amants enfui du foyer paternel, et un vieillard dont je n’ai jamais connu que le prénom, qui occupait une mansarde voisine de la mienne. Celui-là était un ours qui me tournait le dos lorsque je le rencontrais dans l’escalier ; on le disait riche, mais il n’y paraissait pas. Quelquefois, je l’entendais bouger dans sa chambrette, mais habituellement il était peu bruyant.
Cette nuit-là, je lisais dans mon lit, à la lueur changeante d’une bougie, un mélodrame de Plouvier, Le Mangeur de Fer, sombre histoire qui me faisait un peu peur. Ma montra marquait deux heures dix. Tout à coup, je me sentis mal ; il me sembla qu’on m’avait frôlé, je ressentis un long frisson, puis un souffle passa et ma lumière s’éteignit.
L’angoisse m’étranglait ; j’eus l’impression d’une présence invisible, un tremblement me prit.
À ce moment, on bougea chez mon voisin ; je l’entendis murmurer : « Hein ? » puis un petit rire éclata dans le silence.
Il fit encore : « Qui est-ce ? » et une voix de femme lui répondit : « C’est moi. »
Je prêtai l’oreille, me demandant comment cette femme avait pu pénétrer chez le vieil ours, car je n’avais pas entendu marcher.
Mon cœur battait très fort, je l’entendais frapper de grands coups dans ma poitrine…
« C’est moi, mon chéri, reprit la femme. Tu as peur ?
– Tu m’as fait peur, je ne t’attendais pas ce soir.
– C’est une petite surprise que je te fais. Tu sais bien que je t’ai toujours aimé.
– Ne viens pas si près de moi, fit le vieillard.
– Méchant !… Embrasse-moi…
– Va-t-en !
– Comme tu es brutal, mon petit Édouard. Je suis ta vieille amie, moi ; je t’ai laissé bien tranquille longtemps, et pourtant c’est toi qui le premier m’as fait de l’œil – tu te rappelles ?
– Oui, c’est vrai.
– Nous étions jeunes, en ce temps-là, monsieur le difficile. Vous aviez eu de grosses peines de cœur, vous vouliez vous tuer, vous avez même bu d’un poison. Te rappelles-tu le soir où je rôdais tout près d’ici et où tu m’as courtisée ?… Je te disais : « Tu es trop jeune pour moi ! Je ne veux pas perdre une si belle vie… » Et tu m’enlaçais, tu voulais me donner un baiser… je m’en laissai prendre un tout petit.
– Je t’ai aimée, murmura le vieillard.
– Et moi, je t’aime encore, reprit la femme. Tu m’as été infidèle, méchant, et tu me retrouves aussi amoureuse qu’autrefois, car si je ne t’ai pas cédé, je puis te l’avouer aujourd’hui, c’est par pudeur… et par pitié… Cette grande différence d’âge – car tu étais trop jeune pour moi – et puis je craignais les médisances…
– Tu as eu d’autres amants, plus jeunes que moi.
– Je ne mentirai pas, Édouard, c’est la vérité. Mais, ces faiblesses, je les ai payées bien cher. On se méfie de moi, je suis chassée, on ne veut pas me recevoir dans le monde… Une femme souffre d’être montrée du doigt…
– Tu as mauvaise réputation.
– Tu ne veux plus de moi, méchant ?
– Si, je veux bien de toi, répandit mon voisin avec un accent passionné, mais pas ce soir… demain, si tu veux… mais pas ce soir…
– Pourquoi pas ce soir ?
– Eh bien, parce que… j’ai des raisons. Je voulais ranger quelques papiers… et enfin j’ai réfléchi.
– Tu as réfléchi, toi ? fit la femme avec un petit ricanement. À quoi ? je me le demande ! Allons, embrasse-moi… allons, embrasse-moi un peu… »
Pas de réponse. Elle devait s’approcher de lui pour le caresser.
« Non ! » cria-t-il décidément.
J’entendis encore un petit bruit de lutte, puis un rire… et enfin le claquement d’un baiser, d’un très long baiser qui bruissait doucement, sur le front – ou sur les lèvres – d’Édouard. Ce qui se passa ensuite ressemble en tout point aux scènes d’hôtels à cloisons minces. Quelques soupirs et la vieille amie demandant tendrement :
« C’est bon, hein, mon chéri ? »
Mais il ne répondit pas, et le reste de la nuit s’acheva sans que j’entendisse le moindre mouvement.
Je dormis peu, et mal, sur le matin.
Je me levai fiévreux et courbaturé. Je sortis et rentrai chez moi fort tard.
Cette fois, je ne pus fermer l’œil. Je lus toute la nuit et souffris de quelques crises de palpitations ; je sentais près de moi la présence invisible de quelqu’un qui me guettait – une terreur d’enfant.
Je mis ces malaises sur le compte de mes lectures fantastiques. Le lendemain, même souffrance. Je passai une partie de la nuit, nuit d’août magnifique, à la fenêtre de ma chambrette. Et, le lendemain, une odeur douceâtre de pâté de foie truffé se répandit dans toute la maison ; je partis écœuré.
Quand je rentrai le soir, tard, ayant un peu bu selon mon habitude, et sans aucune lumière comme toujours, je butai contre un corps mou étalé devant ma porte. Je m’enfuis, terrifié… je descendis d’une traite les trois étages et j’allai demander l’hospitalité à ma mère. Je lui racontai mes terreurs et ma mère me fit de doux reproches sur le genre de vie que je menais. J’avais bu, en effet, et elle attribua ce moment de folie à l’ivresse. Dans la matinée, bien reposé, je partis chez moi pour travailler. En montant l’escalier, je humai une épouvantable odeur de charogne. Dès que je fus chez moi, on frappa à ma porte.
J’ouvris et me trouvai devant une vieille femme, la blanchisseuse, Mme Chassat, ma voisine, qui se confondit en excuses.
« Je vous ai entendu rentrer cette nuit, me dit-elle, et vous êtes reparti ; il était couché là, ivre comme un porc. »
C’était de son ancien amant qu’il s’agissait ; il venait frapper chez elle lorsqu’il était saoul ; elle n’avait pas voulu lui ouvrir, il menaça de la tuer et le soûlard s’endormit dans le couloir.
Je dis à la blanchisseuse que je ne lui en voulais pas. Elle partit et je sortis de mon buffet quelque relief pour déjeuner. Mais, à la première bouchée, je fus pris de vomissements. L’odeur épouvantable était comme solidifiée dans l’air ; il me semblait la manger sur mon pain. Vers quatre heures, mon frère vint ; il se bouchait le nez et se plaignait de l’odeur diffuse dans la maison. Il me servait alors de secrétaire ; nous nous mîmes du travail. Le soir, nous allâmes chez Boyer, boire une absinthe, au rendez-vous des books. Quand nous rentrâmes, ma maison présentait une animation inaccoutumée, et, dans le long et noir couloir des mansardes, tous mes voisins allaient et venaient : les Giroux, les Vandevelde, et je fus mis au courant.
On avait frappé chez mon voisin, il n’avait pas répondu ; la clef était sur la serrure…
« Tenez, regardez, » et l’on me le montra, couché ou plutôt assis, en chemise sur son petit lit de fer, et mort. Figurez-vous le plus épouvantable macchabée : la tête énorme comme un potiron, dégoulinante de sanie, la poitrine gonflée de gaz, débordant de la chemise crasseuse et formant un monceau de tripe, le corps mauve, soufflé, tous les vaisseaux marqués en violet, comme sur une carte de géographie ressortent les montagnes hachurées et les cours d’eau sinueux… horreur ! C’était bien le vieux, mort seul, en chien, en ours, d’une congestion, nous dit le médecin de l’état civil.
Nous partîmes en courant, mon frère et moi, emportant sur nous l’odeur, l’atroce odeur de ce cadavre mûri à la chaleur d’août.
Nous rebûmes des verres d’absinthe, nous nous arrosâmes d’eau de Cologne… Et c’est ainsi que j’ai fait connaissance avec la vieille amie.
Je l’ai appelée plusieurs fois, moi aussi. At-elle eu pitié de moi ? Je l’ignore, mais elle n’est pas venue. Je sais qu’elle viendra un soir, pour me baiser sur les lèvres, gentiment, en m’appelant par mon nom comme elle avait nommé son cher Édouard.
Je t’attends, vieille amie, vieille maîtresse, ô Mort affamée et assoiffée ; tu ne me terrifies point, au contraire. Quand tu viendras, je t’en réponds, tu me trouveras comme il convient au chrétien, repentant, humble et résigné ; mais sache que je recevrai calmement, debout – ou à tout le moins assis, comme mon voisin – ton effroyable baiser, souffrance dernière et dernière volupté.
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(Marius Boisson, « Contes et Nouvelles, » in Comœdia, dix-septième année, n° 4039, mardi 8 janvier 1924 ; Félicien Rops, « La Parodie humaine, » mine de plomb, pierre noire et lavis d’aquarelle, c. 1878)