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Connaissez-vous une expression plus choquante, malgré son petit air plausible – et naïf – que celle-ci : « Le livre dont on parle ? » Et pourtant, elle se généralise de plus en plus, et, dans certains journaux, la critique littéraire se présente sous ce pavillon fallacieux.

Je ne puis m’empêcher de plaindre l’écrivain chargé de cette rubrique. N’est-ce point comme s’il avouait d’avance : « Je n’ai pas la moindre initiative, ici. Je n’oserais même la prendre. J’attends qu’on m’indique la route, j’emboîte le pas. Les œuvres dont je vais vous entretenir ne sont pas celles que j’eusse choisies, mais celles que l’opinion publique a déjà requises et sur lesquelles elle sollicite ma confirmation motivée. S’il m’arrive de vous signaler quelque chose que j’aime et que j’admire personnellement, ce sera tout à fait de surcroît, et en m’excusant un peu, n’est-ce pas ? »

Quelle humiliante situation ! Mais telles sont les ressources merveilleuses du mensonge vital que bien peu de critiques semblent en souffrir, et qu’ils limitent leur rôle à celui de commentateur, plus ou moins bienveillant, de ces fameux « dontonparle. » Certains même, pour mieux sauver la face, feignent d’avoir découvert par leurs propres moyens ces ouvrages et, brandissant le drapeau de l’enthousiasme, crient : « En avant ! » à leurs lecteurs, en s’essoufflant derrière eux.

Il existe cependant une autre espèce de critiques : ceux qui, plus consciencieux, et agacés par ce procédé d’intimidation, résistent, en démolissant les « dontonparle. » Mais, outre qu’ils y gagnent vite une notoriété de grincheux, ils ne font en définitive que servir les réputations qu’ils voudraient dégonfler. Car, aujourd’hui (comme de tout temps peut-être) ce qui compte avant tout, c’est la publicité ; et un éreintement réjouit davantage un auteur que le silence. Les vrais fidèles ont un appétit pour le martyre, mais ce qu’ils redoutent le plus, c’est l’indifférence.
 

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Le plus grave, c’est que cela fait boule de neige. Plus on a parlé d’un livre, plus on en parlera. Ce petit noyau initial, descendant la pente, s’augmentera en route de toutes les opinions sur lesquelles il aura roulé. Il finira par devenir énorme. Creux certes et promis à une fonte rapide, mais énorme, et pendant ce temps-là, les autres livres, les bons, ceux dont on ne parle pas, demeurent entièrement cachés par leur présence anormale, offusquante.

Pourtant, les livres dont on ne parle pas sont (à bien peu d’exceptions près) tout justement ceux dont on devrait parler, ceux dont on parlera un jour, quand l’auteur sera mort, ou trop vieux, ou complètement désenchanté. Qui se souvient aujourd’hui du nom des bouquins qui parurent l’année où Stendhal publia Le Rouge et le Noir ? C’étaient ceux dont les caillettes péroraient. La neige est fondue. Les romans de Stendhal sont restés.

Certaines personnes en parlaient peut-être d’ailleurs. Oui, très certainement, et même avec une ferveur et une sincérité plus grandes que celles qu’apportaient les snobs à exalter les œuvres rivales. Mais ces personnes étaient dispersées, elles ne se connaissaient pas, elles ne pouvaient donc se grouper pour s’enthousiasmer les unes les autres, et ce n’est que peu à peu, au cours des années, qu’elles devinrent la chapelle, puis l’Église, que l’on sait.

Plus près de nous, il s’est passé quelque chose d’analogue avec Toulet. Jamais une œuvre de Toulet ne connut les honneurs lugubres du « dont on parle, » et le délicieux écrivain mourut assez dégoûté d’un monde qui n’avait pu comprendre ni La Jeune fille verte ni Comme une fantaisie. Aujourd’hui, ces ouvrages enchantent les loisirs des lettrés de l’Europe entière. Sept ans trop tard. Ironie !… La gloire serait-elle fatalement, le « Soleil des morts » ? Les vivants aimeraient bien pourtant, parfois, se réchauffer à ses premiers rayons… à son aube, tenez, seulement…
 
 

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(Francis de Miomandre, « Paradoxes, » in Les Nouvelles artistiques, littéraires et scientifiques, cinquième année, n° 191, samedi 12 juin 1926 ; gravure de John Buckland Wright)