Ces deux saynètes, rapportées par Émile Goudeau dans son ouvrage Dix ans de bohème (Paris : À la Librairie illustrée, 1888), auraient été des sujets de drame improvisés par Villiers de l’Isle-Adam dans le salon de Nina de Villard ; elles ont été reprises par Fernand Clerget, dans son ouvrage Villiers de L’Isle-Adam, 32 portraits et documents, Paris, Louis Michaud, 1912, par Albert de Bersaucourt, Au temps des Parnassiens : Nina de Villard et ses amis, Paris : La Renaissance du livre, 1921, et par un certain nombre de biographes contemporains.
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Émile Goudeau n’est pas le premier à avoir mentionné ces deux « drames express. » Adolphe Racot leur avait déjà consacré un article dans le Figaro en 1882 ; on notera que la première anecdote aurait été rapportée par Aurélien Scholl et qu’il attribue la seconde, non à Villiers, mais à Verlaine, autre habitué des soirées de Nina de Villard.
LA COMÉDIE HUMAINE
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À propos de M. Catulle Mendès et des Parnassiens, dont on a beaucoup parlé ces jours-ci, M. Aurélien Scholl cite une fantaisie énorme de M. Villiers de l’Isle-Adam, l’un des principaux disciples de l’école.
C’est un drame en un acte et en trois scènes, intitulé : la Comédie humaine. La distribution à elle seule est un poème. La voici :
Personnages
UNE DAME. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mlle FARGUEIL
UNE SAGE-FEMME. . . . . . . . . . . . . . . . J. DE CLERY
UN MÉDECIN. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . M. PARADE
UN ENFANT NOUVEAU-NÉ. . . . . . . . . PIERRE BERTON
Le théâtre (je cite textuellement) « représente une chambre à coucher. Un pot de tisane et une tasse sur la table. Quelques fioles de pharmacie. »
Scène première :
La DAME, couchée dans le lit au fond du théâtre ; la SAGE-FEMME remuant une boisson dans un verre avec une petite cuillère.
LA SAGE-FEMME. — Tenez, madame, buvez cela.
LA DAME. — Je sens que le moment fatal approche… Je souffre horriblement.
LA SAGE-FEMME. — Le docteur ne peut tarder et, d’ailleurs, je suis là.
LA DAME. — Ah ! ah ! mon Dieu ! (Elle retombe sur l’oreiller.)
Entre le docteur : il arrive à temps. La situation est renouvelée d’Aristophane. Mais la suite appartient en propre à M. Villiers de l’Isle-Adam.
LE DOCTEUR, descendant la scène, un petit enfant sur les bras. — C’est un garçon !
LA SAGE-FEMME. — Il est superbe !
LE DOCTEUR, élevant l’enfant au-dessus du trou du souffleur. — Mon petit ami, regardez devant vous… Voici un spécimen de la société dans laquelle vous allez entrer.
LE NOUVEAU-NÉ. — Que vois-je ? Des femmes qui ont les cheveux teints… la figure couverte de blanc et de rouge… des jeunes gens fatigués, à l’œil déjà flétri… des costumes ridicules !… dans ces loges, des femmes mariées… avec leurs amants !… partout l’hypocrisie, la fausseté, le vice !… Eh quoi ! voilà le monde, la société ?.. Non, non !… qu’on me ramène à ma mère !
À ces cris indignés, la dame saute hors de son lit « revêtue d’un long peignoir. »
LA DAME. — Que dis-tu, mon enfant ?… À peine es-tu né, et tes illusions s’envolent ?
L’ENFANT. — Je n’ai pas demandé à vivre… Plutôt le néant que cette société corrompue !
(Sa mère lui ouvre les bras ; il rentre dans le néant.)
Cette œuvre distinguée est à rapprocher de celle, non moins dramatique, mais bien plus courte, de M. Paul Verlaine, un parnassien de talent qui rivalisait d’originalité avec M. Villiers de l’Isle-Adam.
Un monsieur et une dame sont en scène, debout, les mains enlacées. Un autre monsieur s’approche d’eux, sans bruit, et décharge sur chacun un coup de revolver. Les deux victimes tombent la face contre terre.
Le monsieur retourne le premier cadavre, et recule avec étonnement. Il retourne le second, exprime un redoublement de surprise et dit, d’un ton de regret :
— Il y a erreur.
Et la toile tombe.
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(Adolphe Racot, in Le Figaro, « Paris au jour le jour, » vingt-huitième année, troisième série, n° 326, mercredi 22 novembre 1882. L’article a été plagié par « Le Masque de Verre », « Échos : théâtre express, » in Comœdia, cinquième année, n° 1316, lundi 8 mai 1911, qui donne les deux saynètes comme exemples à l’occasion du concours de pièces rapides du journal)
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« La Comédie humaine » a été citée dans Le Journal, cinquième année, n° 1527, mardi 2 décembre 1896, dans Le Monde artiste illustré, quarante-et-unième année, n° 45, dimanche 10 novembre 1901, et dans l’ouvrage d’Edouard Noël et Edmond Stoullig, Les Annales du théâtre et de la musique, Paris : Charpentier et Cie, 1901. Elle a par ailleurs inspiré deux séries de cartes postales fantaisistes, qui servent d’illustration à cet article.
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« Le tour du monde dans un œuf, n° I et II, » éditions du Croissant, c. 1905
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La seconde saynète a été citée dans L’Attaque, journal indépendant, septième année, 16 décembre 1894, Le Matin, vingt-sixième année, n° 9232, lundi 7 juin 1909, et dans L’Action française, deuxième année, n° 160, mercredi 9 juin 1909. Elle a en outre été plagiée par Rodolphe Bringer dans le texte « Vengeance, » que nous reproduisons ci-dessous.
VENGEANCE
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I
Il y avait une fois un monsieur très brutal.
Sa femme était très jolie :
Mais elle était fort coquette,
Et le monsieur était encore plus jaloux :
La femme prit donc un amant.
II
L’amant était blond,
Parce que la femme était brune.
Il s’appelait Alphonse.
Mais il ne l’était pas du tout.
Et ils s’aimaient énormément.
Car il n’y avait pas très longtemps qu’ils se connaissaient.
III
Or, comme ils s’aimaient beaucoup, ils étaient très imprudents.
Ils se donnaient des rendez-vous à toute heure,
Et aussi en tous lieux.
Mais ils ne se posaient jamais de lapin !
Toujours parce qu’il n’y avait pas très longtemps qu’ils se connaissaient.
IV
La veille du jour où commence cette histoire, elle le rencontra.
Le ciel était splendide.
La musique de la Garde républicaine jouait la Marche indienne,
M. de Gravillon admirait le coucher du soleil.
« Je te verrai demain, 50, rue Boursault, au 2e. »
Il sourit, et répondit : « J’irai. »
Le mari entendit ce dialogue.
Il était derrière un marronnier.
Et, comme on était en mai, il fit comme l’arbre : il marronna.
V
Il marronna,
Grinça des dents,
Et jura de se venger :
Parce qu’il était très jaloux.
VI
Et le lendemain, armé d’un poignard, il se rendit rue Boursault, 50.
Fou de rage, il monta au 2e,
Enfonça la porte,
Et poignarda sa femme et l’amant.
VII
Mais, comme il redescendait, il rencontra, dans l’escalier, les deux adultères qu’il venait d’occire.
VIII
La maison avait un entresol :
Il s’était trompé d’étage.
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(Rodolphe Bringer, in Le Supplément, grand journal littéraire illustré, quatorzième année, n° 1178, 4 mars 1897)