En 1862, parut, sous la signature de Charles Bernard-Derosne, une longue et curieuse fiction aéronautique intitulée « Voyage d’essai du Nuage volant. » Publiée en feuilleton dans l’hebdomadaire Le Moniteur viennois, elle s’inscrit dans la lignée des nombreuses relations de voyages aériens qui, depuis la fin du XVIIIe siècle, ont nourri l’imaginaire de la fantaisie scientifique.
Malgré la présence d’un Français vaillant et pittoresque dans le récit, l’ingénieur de Aëry, il paraissait peu crédible que Bernard-Derosne, surtout connu pour son infatigable activité de traducteur, en soit le véritable auteur. Il s’agit en fait de la traduction d’un texte du journaliste et écrivain américain Jason Rockwood Orton, « Trial Trip of the « Flying Cloud », » qui fit l’objet d’une publication anonyme dans les pages du magazine The Atlantic Monthly, en 1859.
I
« À San Francisco en quatre jours, répétai-je. Siècle merveilleux ! » – J’eus promptement calculé la distance à parcourir par une ligne aérienne, et évalué la vitesse que la machine devait atteindre à trente milles par heure. – Ceci me paraissait assez raisonnable. – Au reste, à l’exception du fait principal en lui-même, qui était trop prodigieux pour être croyable, tout le programme était merveilleusement combiné. Toutes ses parties s’harmonisaient les unes avec les autres, et paraissaient non seulement plausibles, mais même rationnelles, comme je l’ai déjà dit.
Mais pourquoi ne serait-il pas vrai ? – Quelle nouvelle découverte de l’esprit humain devrait nous étonner au 19ème siècle, nous qui avons été témoins des prodiges de la vapeur et de l’électro-magnétisme ?
Je résolus d’examiner seul et à fond cette affaire, mais je me rappelai de suite que la confidence m’en avait été faite sous le sceau du plus profond secret. Les ingénieurs inventeurs, – comme cela était pleinement leur droit, – s’étaient réservé le choix du temps et des moyens pour rendre publique une invention qui devait, un beau matin, tomber sur le monde étonné comme la découverte d’une seconde lune ayant son orbite autour de la terre.
Je tombai dans une rêverie profonde.
Dans la soirée, M. Bonflon revint me voir comme il l’avait promis. Il apportait avec lui un grand rouleau de plans et d’esquisses pour me démontrer plus clairement les principes et la méthode de construction et d’opération de son vaisseau aérien. Ils étaient conçus sur une grande échelle et l’exécution en était superbe. Un dessinateur émérite devait avoir consacré des mois entiers d’un labeur incessant à leur achèvement.
« Quelle dépense de temps et d’esprit, pensai-je, doit avoir été faite pour exécuter ce plan, construire la machine elle-même, et pour arriver à amener cette idée ingénieuse à l’état d’une réalité effective ! »
M. Bonflon m’apprit que ces dessins étaient les duplicata des originaux qui avaient été déposés, en secret, au bureau des brevets d’invention de Washington.
Celui qui attira principalement mon attention représentait le steamer aérien au grand complet, avec tous ses accessoires et même ses voyageurs, dans sa course majestueuse à travers les airs. Au-dessous de lui, des nuages couraient à l’aventure. Ils s’avançaient tout à fait au-dessus de la région des orages et des ouragans, – bien loin des différents courants aériens qui tourmentent les plus basses régions de l’atmosphère où ils se trouvent en contact avec la surface accidentée de la terre et sont maintenus en mouvement par les contractions et les expansions alternatives du froid et de la chaleur ; – là, où ils sont rompus et forcés à tourbillonner par les forêts, les gorges et les pics des montagnes entre lesquels ils sont obligés de se frayer un passage. Au-dessus de tout ceci, M. Bonflon m’assura que, d’après les rapports des aéronautes, il existait une nappe atmosphérique toujours unie et tranquille.
« Mais comment peut-on vivre pendant un temps, même peu considérable, dans cet air raréfié ? demandai-je ; alors qu’on dit qu’en gravissant les plus hautes montagnes, le tissu des parties charnues du corps humain s’élargit et devient flasque par la diminution de la pression atmosphérique, au point de faire, pour ainsi dire, suer du sang, – sang qui suinte perceptiblement, en effet, par la bouche, le nez et les yeux, et même de dessous les ongles de la main ? »
M. Bonflon me montra une ligne longue et étroite qui flottait par derrière en décrivant un angle d’à peu près quarante-cinq degrés en partant de son point d’attache à bord de son vaisseau.
« Ceci, dit-il, est un tube en caoutchouc long de plusieurs mille pieds, qui plonge dans l’atmosphère respirable et tient toujours la nacelle pourvue d’air frais et hygiénique.
– Mais est-ce que l’air inférieur, qui est plus pesant, suivra cette direction ? demandai-je.
– Avec un peu d’aide de la machine à vapeur, répliqua-t-il, un courant continuel est entretenu quand cela devient nécessaire, et la respiration est rendue aussi facile et agréable dans les cabines du Nuage volant que dans le parloir de nos propres maisons. Sur le pont supérieur, qui n’est pas couvert, comme vous voyez, c’est différent. Dans le premier voyage d’essai, en Californie, M. Milford insista pour rester en haut, sur le pont, pendant six heures consécutives. Il en résulta pour lui une hémorragie des poumons. En descendant, cependant, elle a cessé presque de suite. »
Il faut, à présent, que j’essaie de donner au lecteur une idée précise de cette machine extraordinaire, telle qu’elle est indiquée dans les dessins que j’ai eus sous les yeux. Sa puissance flottante est, il va sans dire, celle des ballons. La chambre à gaz, ou la partie qui doit être gonflée, au lieu d’être de forme globulaire, consiste en deux cônes horizontaux qui se rejoignent à leur base ; ou, pour parler avec plus d’exactitude, elle ressemble à une immense barrique couchée sur le côté. Cette forme lui a été donnée, suivant M. Bonflon, pour qu’elle offrît la moindre résistance possible à l’élément dans lequel elle est destinée à se mouvoir. Sa structure se compose d’une charpente forte et flexible, en baleine et acier, recouverte de soie, fortifiée, mise à l’épreuve de l’air et rendue imperméable par une épaisse enveloppe de caoutchouc. Sa grandeur doit être en proportion du tonnage particulier de chaque vaisseau. Le navire du modèle, aussi bien que je puis m’en souvenir, avait six cents pieds de long, sur à peu près soixante-dix ou quatre-vingts pieds de large à son milieu, et était calculé pour être grandement suffisant pour soutenir l’immense nacelle qui flottait au-dessous de lui, avec sa machine à vapeur, son combustible pour une semaine et trois cents voyageurs avec leurs bagages, en laissant encore une place considérable pour le fret.
M. Bonflon m’indiqua ici, avec le plus grand soin, la méthode simple, mais ingénieuse, inventée pour le gonflement de cet énorme appareil, et la répartition du gaz, détails que je passe sous silence, dans l’impossibilité où je me trouve de les rendre intelligibles par une simple description.
La nacelle ou vaisseau suspendu au-dessous du navire aérien, et auquel le ballon devait servir de mâts et de voiles, était construit sur le meilleur modèle des clippers, mais encore plus allongé. L’entre-pont était divisé en chambres à coucher, salles à manger, salons d’apparat, cuisines, chambres pour la machine à vapeur, etc., etc. Le dessus était un pont très vaste et garni de balustrades pour la promenade. L’attachement entre les deux parties avait lieu au moyen de filets de cordes s’étendant de chaque coin sur toute la circonférence du vaisseau, qui venaient se fixer à des amarres placées dans la charpente du ballon, et finalement enlaçaient son corps entier dans leurs mailles. Deux énormes roues à aubes, en taffetas gommé, étendues sur des carcasses délicates et mises en mouvement par une machine à vapeur d’une construction aussi légère que possible, fournissaient la force motrice, tandis que la proue, semblable à une énorme nageoire, construite d’après le même système, et avec les mêmes matériaux que les roues, servait de gouvernail.
Tout ceci m’a été expliqué par M. Bonflon avec de bien plus amples détails que ceux que je puis répéter ici. Il ajoutait que les matériaux employés réunissaient plus de légèreté et plus de puissance que tout ce qui avait été fait auparavant ; – que le combustible dont on se servait était une espèce de fluide, nouvelle combinaison de combustibles concentrés, dont il était l’inventeur ; que le poids de la machine entière avait été soigneusement calculé ainsi que sa puissance flottante ; – et que les résultats obtenus avaient démontré l’exactitude mathématique des calculs faits par lui.
Je me retournai vers M. Bonflon et le regardai fixement. C’était un homme modeste. Il rougit légèrement, mais ne recula pas. Il ne pouvait y avoir là aucune fraude. Sa physionomie avait une apparence d’honnêteté à laquelle il n’y avait pas à se tromper, non plus qu’à son intelligence. Sa tournure et ses manières étaient celles d’un homme sincère.
M’apportait-il le journal qu’il m’avait promis, et portant la date de San Francisco, arriéré seulement de quatre ou cinq jours ?
Non. Il avait été retenu en ville tout le jour dans le tourbillon de New-York, la Babel du Nouveau Monde, et il n’était pas encore rentré chez lui. Il me promit de me le donner le lendemain.
M. Bonflon m’avait été présenté, le matin même, par un ami sur le jugement et la perspicacité duquel j’avais de bonnes raisons de compter. Sans prétendre à aucune connaissance particulière de l’homme, sans aucune notion autre que ce qu’il avait appris de M. Bonflon lui-même dans une très courte conversation avec lui, conversation que mon ami avait sollicitée lui-même, il m’avait exprimé un chaleureux intérêt pour M. Bonflon personnellement, aussi bien que pour l’étonnante découverte qu’il prétendait avoir faite.
Dans cet entretien, M. Bonflon nous avait appris en peu de mots qu’après dix ans d’expériences patientes et laborieuses, de désappointements, d’espérances réalisées et évanouies, il avait atteint le grand but de sa vie. Il était enfin arrivé à la solution du problème de la navigation aérienne. Il avait prouvé par les résultats qu’il avait obtenus que le grand océan atmosphérique qui plane sur nous pourrait être parcouru avec autant de succès et autant de sécurité, mais avec beaucoup plus de facilité et de plaisir, que les eaux qui se trouvent au-dessous. Il nous raconta que le premier voyage d’essai, après la construction de l’appareil, avait eu lieu, la nuit, d’abord sur un point peu fréquenté de l’État de Maryland, puis vers le nord et le nord-est, le long des côtes de l’Atlantique, dans la direction de New-York. La lueur des lumières de cette ville, vue d’une très grande hauteur, comme une vapeur phosphorescente, avait été très distincte pour les passagers. De là, il s’était rendu dans le voisinage de Boston, et était ensuite revenu à l’endroit d’où il était parti. Un second voyage, avec des résultats également favorables, avait été effectué du même point de départ, par une route plus intérieure, au nord-ouest, vers Buffalo et la frontière du Canada. Il nous nomma plusieurs personnes bien connues qui étaient à bord du navire aérien à l’une ou à l’autre excursion, et nous conta quelques petites anecdotes sur l’état de leurs esprits et leur appréhensions pendant que le Nuage volant voguait au-dessus de la terre, durant le temps qui avait été employé à ce nouveau voyage.
Il ajouta, en outre, que le président et les ministres de Washington avaient pleine connaissance de l’affaire, et que la troisième grande excursion d’essai avait été faite secrètement dans l’intérêt du gouvernement et avait transporté en Californie des dépêches importantes relatives à la sécurité des droits américains dans le Pacifique. Quatre jours avaient été employés dans le voyage d’aller, en y comprenant un arrêt de deux heures sur un beau plateau, près des sources de Missouri, au pied des Montagnes Rocheuses. Il en avait été de même au retour. Les voyageurs avaient mis pied à terre dans une vallée profonde, pendant la nuit, à quelques milles de San Francisco, et étaient restés deux jours dans cette cité. Tout ceci donnait un espace de dix jours pour le voyage entier, aller et retour. Quatre personnes choisies, toutes sous le sceau du secret, avaient participé aux risques et aux péripéties de ce voyage extraordinaire. M. Bonflon n’était pas de ce nombre. Sa fille, héroïque jeune fille, y était. Son associé, M. de Aëry, ingénieur français d’une grande capacité, avait commandé l’expédition. Le navire, sous la même direction, était actuellement absent pour sa seconde traversée à travers le continent américain.
Voici le récit complet des révélations que m’a faites ce matin M. Bonflon.
– Quelle découverte !
– Quel ne sera pas l’étonnement universel à l’annonce de cet événement !
– Ce fait pratique causera la stupéfaction du monde entier, bouleversera le commerce et transformera les habitudes et les relations du genre humain. L’Amérique, ce pionnier de tant de découvertes et de réformes précieuses, est encore à l’avant-garde. C’est elle qui est destinée à toujours être à la tête du développement de la puissance et des ressources de la nature. C’est elle encore qui guidera la marche des autres nations dans la navigation aérienne.
Recueillant rapidement tous ces points dans mon esprit, je demandai à M. Bonflon comment il était possible, – avec tant de confidents, – avec la propension à la curiosité que possède la presse, dont les agents, pareils à une police invisible, sont partout, – d’empêcher l’affaire de devenir publique, ou au moins de cacher l’entreprise si complètement qu’aucun demi-mot sur l’existence de cette machine ne soit prononcé dans aucun quartier, ou qu’aucune allusion ne soit faite aux immenses changements que son introduction dans le monde ne manquerait pas d’effectuer.
Il répondit à ceci : que la presse s’était très bien conduite ; – que les principaux journaux du pays avaient des rédacteurs à bord pendant la première excursion vers le Pacifique ; mais, – que de tous côtés le gouvernement, – les éditeurs, – aussi bien que de Aëry lui-même, – s’étaient mis d’accord pour que l’affaire fût tenue strictement secrète jusqu’à ce que sa praticabilité et sa valeur pussent être établies et mises hors de doute.
Je me ressouvins seulement alors que, plusieurs années auparavant, on avait fait beaucoup de bruit à propos d’une machine volante qui avait été construite quelque part, dans les faubourgs de la ville, et qu’on avait annoncé qu’un jour elle devait faire son ascension ; mais tout manqua. Je fis part de cette circonstance à M. Bonflon.
« Oui, répliqua-t-il, c’était à Hoboken. De Aëry et moi avions passé des années et dépensé une somme considérable pour la construction de cette machine. Le jour où l’essai devait avoir lieu, le temps était défavorable et nous éprouvâmes des retards inattendus. Les spectateurs qui s’étaient rassemblés par milliers devenaient impatients, et la populace, tombant sur nous en brisant les barrières, détruisit en une heure une propriété qui nous avait coûté 5000 dollars et le travail de plusieurs années. »
Je me sentais attiré vers M. Bonflon. Il avait subi l’ordinaire fortune des bienfaiteurs de l’humanité, et surtout des inventeurs. Son succès, cependant, s’il devenait une réalité, le récompenserait surabondamment de tous ses mécomptes et de toutes ses pertes par la magnificence de ses résultats. Il prendrait rang comme le premier des inventeurs, – comme le maître esprit de ce maître siècle.
II
Le ramenant de ce sujet particulier à une conversation générale, je l’ai retenu pendant une heure. J’étais charmé de son intelligence, de l’étendue et de la libéralité de ses vues. Surtout en ce qui concernait les sciences mécaniques, ses opinions étaient d’une originalité remarquable. Ceci était évidemment son champ de bataille favori, celui où sa rapide perception et sa puissance de concentration et d’analyse l’avaient élevé à une hauteur à laquelle il se tenait presque seul. Je n’avais jamais rencontré son égal. Dans les dissertations relatives aux possibilités de l’avenir, il se trouvait tout à fait au-dessus de mon niveau et me laissait errant dans un labyrinthe d’étincelants égarements. Je ne pouvais parvenir à découvrir ni désunion, ni confusion dans son esprit sur les thèmes qu’il me présentait.
Ses prémisses étaient apparemment bien réfléchies, car ses conclusions étaient la juste et naturelle conséquence qui en découlait logiquement.
Le jour suivant, M. Bonflon revint me voir. Dans l’intervalle, mon ami et moi nous nous étions longuement consultés. Mon ami, quoique extérieurement calme comme la surface d’une mer d’été, ainsi que c’était sa coutume de l’être, était, chose facile à voir pour moi, profondément impressionné par la nature extraordinaire des révélations de M. Bonflon. Avouant tous deux notre intérêt mutuel et toujours croissant pour l’intelligent inventeur, nous nous quittâmes néanmoins au milieu d’un dédale de doutes. Il y avait cependant un mystère – une surprise pour le monde, ou une surprise pour nous-mêmes que le temps seul nous paraissait pouvoir débrouiller à loisir.
M. Bonflon n’avait pas apporté le journal de Californie avec lui. Les deux ou trois exemplaires qu’il avait eus en sa possession avaient passé de main en main, entre ses amis et ses confidents, et il n’avait pas pu en retrouver un seul. Il m’informa que le Nuage volant devait revenir sous trois jours, et qu’après être resté deux jours sur le côté atlantique du continent, il repartirait pour son troisième voyage expérimental vers les rives du Pacifique. Cette fois, il comptait faire partie du voyage, et il m’invita à l’accompagner.
J’acceptai l’invitation, et reçus de lui les instructions particulières relatives à la nature des vêtements que je devais emporter. C’était au milieu des chaleurs de l’été. Il me conseilla néanmoins de prendre quantité de vêtements épais, à cause du redoublement de froid de l’atmosphère dans les latitudes élevées, et me recommanda surtout de porter un vêtement de flanelle sur la peau.
Quant à toutes les autres choses, – le remplissage du garde-manger, – l’engagement d’un excellent cuisinier, – l’aménagement des lits, etc., – on les trouverait amplement fournies par M. de Aëry et lui-même, disposés à faire tous les sacrifices nécessaires pour le confort et l’installation agréable de leurs hôtes. La station, ou point de départ, à ce que m’apprit M. Bonflon, était un endroit retiré à quelques milles de la ville de Baltimore. Il me promit d’être prêt quand le moment en serait venu, et s’engagea à m’accompagner en personne et à m’installer en toute sécurité à bord du Nuage volant.
Je n’entendis pas parler de M. Bonflon pendant quelques jours. En attendant, j’arrangeai mes affaires pour une courte absence, et comme ma famille était tout entière à la campagne, je préparai une lettre spéciale, pour m’en servir s’il était nécessaire. Je me proposais de la dater et de la mettre à la poste au dernier moment, afin d’informer les miens d’un temps d’arrêt dans ma correspondance, à cause de quelques affaires urgentes qui me forçaient à m’absenter de la ville une semaine ou deux, et me tiendraient constamment et indispensablement occupé.
Trois ou quatre jours après, je reçus un billet de M. Bonflon. Il me prévenait de me tenir prêt. Le moment venu, il se présenta devant moi. Mais il venait pour s’excuser. Le Nuage volant était bien de retour. La seconde excursion avait réussi aussi complètement que la première. Rien n’était venu gâter le plaisir du voyage. Mais, malheureusement, avant d’arriver à New-York, de Aëry avait pris des engagements pour toutes les cabines avec les personnes qui devaient faire partie du troisième voyage. Lui-même, L. Bonflon, ne pourrait pas partir ; mais il s’arrangerait de façon à ce que des places nous fussent sans faute réservées pour l’excursion qui suivrait.
M. Bonflon prit congé et partit. Je me trouvais, en définitive, plongé plus profondément que jamais dans les doutes et les perplexités. Je ne pouvais guère dire si j’étais désappointé ou si je ne l’étais pas. Je m’étais jeté sur une vague sans moyen de juger où je serais conduit par elle, et je ne m’étais formé aucune opinion préalable sur les résultats de ma témérité. Jusque-là, M. Bonflon paraissait en tout de bonne foi. Sa figure avait l’air d’honnêteté du soleil au matin, et il était presque impossible de douter de lui. Il pouvait être la proie de quelque étrange hallucination ou d’une certaine monomanie, mais l’évidence ne le démontrait pas. Le compte rendu qu’il avait donné de lui-même était net et cohérent. Ses droits comme inventeur étaient modestement présentés, et les circonstances qui leur donnaient un certain appui n’étaient pas elles-mêmes sans raison d’être. Enfin, tout ceci devait être regardé comme rentrant dans le cercle des probabilités, d’autant plus facilement que la raison humaine a dû finir par adopter la base des étonnantes merveilles de la locomotion par la vapeur et la transmission des dépêches par l’électricité.
Assez singulièrement, – et ceci est un des mille exemples des tableaux, sans cesse changeants, du kaléidoscope de la vie, – une heure après, M. Bonflon revint avec un nouveau message et le programme complètement modifié du voyage du Nuage volant. Il avait revu de Aëry depuis sa dernière visite. Un ou deux des voyageurs attendus avaient télégraphié que des circonstances fortuites les forçaient à ne pas partir. Il y aurait donc de la place pour nous. Il n’y avait pas de temps à perdre. Le vapeur aérien lèverait l’ancre avant l’aube du lendemain matin, et il fallait que nous partissions pour Baltimore par le premier convoi. De Aëry et plusieurs autres personnes connues de moi étaient déjà en route sur le chemin de fer de Philadelphie.
Je ne pris pas le temps d’hésiter ; avec un degré d’excitation peu ordinaire, composé d’émotions mélangées d’étonnement, de doute, et, je l’avoue franchement, d’appréhension, je datai et adressai ma lettre à ma famille absente ; et, prenant à la main mon sac de nuit, bourré avec excès depuis plusieurs jours pour cette circonstance, je partis pour cette aventure étrange et pleine de hasards.
Le trajet jusqu’à Baltimore eut lieu sans retard ni accident. M. Bonflon et moi, nous nous sommes entretenus longuement, et je trouvai encore à admirer le caractère perspicace de son esprit et les curieuses choses dont il était rempli. Nous sommeillâmes une partie du temps ; dans les intervalles, nous tombions dans cette confusion mentale dans laquelle le corps est plongé par le mouvement des wagons, ou bien encore nous appelions le sommeil de tous nos vœux. Celles de mes propres sensations, cependant, qui me laissèrent la plus forte impression sont celles d’une insomnie silencieuse, troublée par la préoccupation du lendemain et du Nuage volant.
Nous nous arrêtâmes dans la capitale du Maryland, seulement assez longtemps pour y prendre quelques rafraîchissements, tels qu’on pouvait les trouver au milieu de la nuit, et nous nous dirigeâmes de suite vers le débarcadère ou station de notre vaisseau volant.
Comment pourrais-je décrire mes sensations en voyant pour la première fois cette étonnante merveille du siècle, et aussi en m’assurant qu’elle existait réellement et n’était pas qu’une chimère créée par un cerveau malade ? Le navire aérien se balançait devant moi comme un cygne majestueux, flottant, on peut le dire, dans le céleste empyrée et couronné d’un diadème d’étoiles. La lune, Arcturus et les pléiades pouvaient toutes le saluer, et la voie lactée l’inviter à la visiter dans son vol et à labourer ses champs neigeux. Je fus étonné en voyant son ampleur, la symétrie de chacune de ses parties et l’harmonie de ses proportions. Il se balançait à une si grande hauteur qu’il fut complètement hors de ma compétence de l’évaluer. Il se dessinait en plein relief sur le ciel.
M. Bonflon ne me donna qu’un temps très court pour mes observations et pour raisonner mon étonnement. Les bagages et la plupart des voyageurs étaient déjà à bord. Me prenant par le bras, il me poussa en avant et me fit asseoir dans un petit wagon ou lender, au moyen duquel, en nous aidant de tout un système très ingénieux de cordages et de poulies, nous devions atteindre le pont du vaisseau aérien. Notre ascension commença immédiatement. Elle fut régulière et douce, et nullement de nature à nous alarmer. Cependant, l’idée de quitter la terre pour un nombre indéfini de jours, d’errer dans des espaces inconnus, était accompagnée de quelques appréhensions et de quelques regrets. Je regardais avec anxiété les objets qui diminuaient au-dessous de moi, mais mes sentiments subirent un changement complet quand nous approchâmes du Nuage volant lui-même, et que nous fûmes hissés sur la galerie du faux pont, surtout quand je me trouvai debout sur le pont. Après un bref délai, l’ancre fut levée. L’énorme machine commença à s’animer, elle se mit à fonctionner et, hurrah ! nous étions en route.
Les pensées et les émotions de ce moment suprême sont impossibles à décrire. Notre vaisseau s’enleva majestueusement, semblable à un énorme oiseau marin sortant du sein des flots. Il se dirigea vers l’ouest, toujours en montant, comme un aigle dont la tête serait tournée vers le palais du soleil. Au commencement, les lumières de la ville de Baltimore nous parurent plus nombreuses et plus distinctes à mesure que les objets environnants s’éloignaient et étaient vus de plus haut. Bientôt, elles commencèrent à s’affaiblir jusqu’à ce qu’elles ne parussent plus que semblables à de petites mouches de feu. Les forêts, les montagnes suivirent à mesure que notre élévation augmentait, se mêlant ensemble comme dans un paysage brumeux, jusqu’à ce que, passant au-dessus de la région des nuages, et trouvant le niveau de notre route, la terre fut entièrement perdue à notre vue. Notre course se poursuivait à travers le bleu céleste de l’espace sans qu’un phare ou aucune indication, sauf les célestes lampes du ciel, soit venu à notre aide pour nous guider dans notre chemin.
Quelle mer ! L’Océan a sa surface visible sur laquelle se meuvent les vaisseaux. Nous, nous n’en avions aucune. Les cieux étaient au-dessous de nous, aussi bien qu’au-dessus. Nous flottions dans le grand cercle des systèmes des soleils. Nous appartenions à l’univers, et nous marchions de pair avec les constellations et les étoiles. Nous pouvions nous comparer à une compagnie d’immortels quittant la terre et traversant les océans électriques qui conduisent à des demeures plus brillantes. Allions-nous au soleil, ou à la Vénus la plus proche, ou au Centaure le plus éloigné ? Quel monde d’idées nouvelles se présentait à nous, créées par les fantaisies, les réalités, les charmes, les frayeurs de notre situation extraordinaire, combinés avec la plus profonde conscience que nous ne pouvions manquer de conserver relativement aux effets que cette découverte magnifique de MM. Bonflon et de Aëry devait produire sur la manière de voyager sur le commerce, sur les arts, et la destinée commune de l’humanité !
Je trouvai l’atmosphère des cabines saine et agréable, et telle que me l’avait annoncée mon ami Bonflon. Je me tins aussi sur le pont pendant une demi-heure avec fort peu d’inconvénients, en ce qui concerne la légèreté de l’air. Mais le froid était très rude. Pendant ce temps, le système humain, en conséquence de l’extension inusitée de ses molécules solides et fluides, était rendu doublement susceptible à son influence par la pression de l’atmosphère qui allait sans cesse en diminuant. Le conseil que m’avait donné M. Bonflon, de m’entourer de flanelle et de me munir d’une provision de paletots et de surtouts, m’était très utile en ce moment. Déjà, une sensation de lassitude, proche de l’évanouissement, suivait invariablement toute exposition prolongée à l’air.
Le plaisir de contempler ces vastes espaces sans aucun obstacle, même sans l’intervention d’un verre de lunette, me dédommageait de tous les risques et de tous les périls que j’avais courus. Quoiqu’on pût objecter qu’à vrai dire, il n’y avait pas de vue là où rien n’était visible que les étoiles, il est cependant bien au-dessus de la puissance des montagnes, des vallées, des forêts, des lacs, des cascades, des océans, de produire un semblable spectacle, spectacle qui ne me tenait pas moins sous le charme de sa fascination. Le mouvement de notre vaisseau, alors que nous cheminions sans bruit à travers ces espaces infinis, sans rive et sans horizon, n’apportait à mon imagination aucun sentiment d’effort ou de frottement, mais était bien, au contraire, un charme en lui-même. Il semblait porter, comme une fleur destinée à être cristallisée au milieu des étoiles fulgurantes, la morne, obscure, mais cependant glorieuse poésie de la vie. Ici, c’étaient les plus folles imaginations d’un rêveur qui se fondaient dans un creuset et se reproduisaient sous des formes vivantes, splendides et utiles. Dans mes propres années d’expériences, largement variées, avais-je jamais rencontré chose comparable à ceci ? – Rien. – La force de la vapeur m’avait paru merveilleuse ; – s’entretenir par un fil m’avait semblé mystérieux. Mais ici, j’étais sur un grand vaisseau naviguant à travers les planètes et les étoiles. J’avais comparé le Niagara à une grande écluse, faute de pouvoir trouver d’autres termes de comparaison, et à présent, dans mon impuissance, le sublime spectacle du Nuage volant ne pouvait rien trouver de plus haut placé dans mes souvenirs qu’une comparaison vulgaire avec les courses aventureuses que je faisais dans ma jeunesse sur les rapides d’une rivière, dans un canot des plus légers, pendant quelquefois plus d’un mille.
Le matin approcha. Quand nous arrivâmes à des hauteurs plus élevées, la riche lueur dorée de la nuit, à laquelle les habitants de la surface de la terre sont accoutumés, céda la place à un azur céleste, pâle comme de l’encre. Rien ne venait l’obscurcir, ni les flocons de neige, ni les brouillards. Déjà des étoiles scintillaient, faibles et obscures, au travers de ces épaisseurs, dépouillant le firmament de sa gloire. La même perte de puissance s’était manifestée à la chute du jour. L’aurore, qui, dans l’Orient, nous salue ordinairement par un sourire si éblouissant, n’était pas en ce moment supérieure au triste sourire d’un malade. Le soleil, lui-même, quand il sortait de ce qui me semblait être une couche de vapeurs de plomb, n’apportait avec lui qu’un demi-jour pâle et sans vie. Ce n’était pas que ses rayons fussent arrêtés par des nuages ou des brouillards, mais il avait perdu sa puissance de briller. Il était suspendu au milieu des cieux comme un grand écusson blanc, et nous regardait d’en haut sans plus de rayons, sans plus de force, et aussi dépourvu de vie que l’œil d’un mort.
M’étant fatigué moi-même à regarder, et me sentant transi et affaibli par la froideur et la raréfaction de l’atmosphère, je descendis dans les confortables cabines du dessous du navire, qui étaient remplies de monde. Parmi les voyageurs, je reconnus des journalistes et plusieurs personnes de Philadelphie, de Baltimore et de Washington, avec lesquelles j’avais eu quelques relations. Plus circonspectes ou moins esclaves de leur imagination que moi, elles s’étaient contentées des observations qu’elles pouvaient faire de l’intérieur. Leur enthousiasme n’était cependant pas moins grand que le mien. Alors, tous s’entre-regardaient avec étonnement ; par les fenêtres, ils plongeaient, avec un égarement plein d’inquiétude, sur le désert uni et non visité que traversait le Nuage volant, et s’entretenaient avec une espèce de terreur du coup que l’annonce de ce qu’ils voyaient en ce moment frapperait sur les esprits des hommes sérieux, et prédisaient en phrases entrecoupées quelques-unes des conséquences probables de cette grande invention.
Au milieu de cette excitation et de ce manque de sommeil, nous nous trouvions très énervés. Le café et les cigares de la Havane n’arrivaient pas à apaiser cette surexcitation. En l’absence des journaux du matin, nous avions recours au whist, aux échecs et à notre provision des numéros des dernières revues scientifiques, et aussi à la bibliothèque très bien choisie, mise par MM. Bonflon et de Aëry, les propriétaires, à la disposition des voyageurs, enfin à nos lits. Je ne puis le nier, nous n’étions pas à notre aise. Malgré tout le calme et la régularité de notre marche, on ressentait dans notre navire une sensation, un mouvement incertain d’oscillation que je n’avais pas remarqué au commencement, et que je ne puis définir, mais qui nous rappelait constamment l’idée que nous ne reposions sur rien, ou tout au plus sur rien de plus solide que des sables mouvants qui pouvaient, à chaque instant, venir à nous manquer et nous laisser sans appui. Il fallait une certaine force d’âme pour résister à cette idée vague et l’empêcher de prendre une place désagréable dans nos imaginations.
Ainsi se passa la journée. Fort heureusement pour nous, elle fut suivie d’une nuit de repos. L’agitation de l’âme et du corps une fois vaincue, la nature reprit son empire et je dormis profondément jusqu’au matin. Un autre jour et une autre nuit suivirent sans apporter de grandes variations aux premiers. Pendant ce temps, l’étrangeté et le côté mystérieux de ma situation s’étaient totalement dissipés, et un sentiment de sécurité absolue s’était établi dans mon âme. J’arpentais le pont supérieur avec tout l’orgueil et plus de tranquillité qu’un monarque ne se repose sur son trône.
Mais la monotonie du vaste océan aérien dans lequel nous voguions seuls, sans aucune escorte, sans apercevoir une voile, une vigie, sans jamais découvrir même une planche flottante pour nous rappeler un naufrage, ou une plante marine pour nous parler de la terre, cette uniformité commençait déjà à blaser nos sens, quand apparut, au loin, devant nous, et se multipliant à droite et à gauche, une succession de pyramides et de cônes blancs et étincelants, reposant sur des nuages et jaillissant dans la lumière comme des monuments de cristal élevés pour marquer les limites de l’espace. C’étaient les crêtes des Montagnes Rocheuses, couvertes d’une neige perpétuelle.
Je les contemplai avec délice. Droit devant mes yeux, à l’ouest, se trouvaient le pic de Long, le pic de James et les pics Espagnols, d’abord de petite dimension, mais allant progressivement en augmentant ; tandis que, bien loin au nord, on pouvait à peine distinguer les plus hauts sommets du Mont-Hooker et du Mont-Brown. Placé entre le pic de James et les pics Espagnols, penché vers leurs versants orientaux, se trouvait le plateau Vert, non encore visible à nos yeux, où nous devions mettre pied à terre. Sa position fut soigneusement indiquée à M. Bonflon et à moi-même par M. de Aëry. Mais ce fut en vain que nous forçâmes nos yeux et fîmes usage de nos télescopes. Aucune puissance visuelle ne pouvait pénétrer les nuages et la bruine qui couvraient ces montagnes et cachaient la terre à notre vue, à l’exception, toutefois, de ces crêtes altières et argentées.
Quoique ces pics, élevés comme des mâts placés en mer de distance en distance, eussent d’abord été vus de bonne heure, dans le jour, midi nous surprit avant que nous ne fussions arrivés sur eux. Enfin, nous les vîmes devant nous en nombre toujours croissant et sous mille formes diverses, et bientôt après ils se trouvèrent directement sous nos pieds. Notre machine magique fit halte, voltigea comme un grand oiseau au-dessus d’eux, et nous donna le loisir, dont jamais nul voyageur n’avait joui auparavant, de contempler leurs beautés, leurs mystères et leurs forces.
En approchant des montagnes, nous avions laissé derrière nous le demi-jour de l’espace, et nous étions entrés en pleine inondation de lumière. Cette lumière permettait à la vue de s’arrêter avec ravissement sur ce merveilleux tableau, d’examiner ses splendeurs si variées et de pénétrer ses ravins et ses gorges autrement inaccessibles à l’homme. Mais il m’est impossible de les dépeindre. De larges champs de neige étincelante, des pyramides de glace, de profondes fissures reluisant comme des miroirs d’acier, produits de quelque convulsion inimaginable arrivée peut-être mille ou dix mille années auparavant, et assez grandes pour ensevelir une cité. Çà et là, des blocs noirs, des flèches de granit, perçant sous la neige. Au loin, le long des côtes rocheuses, d’interminables élévations et des précipices sans nombre, arrivaient un bruit d’eau et une apparence de verdure qui nous indiquaient la direction dans laquelle nous pouvions nous attendre à voir poindre le corps de notre mère la Terre. Tout ceci, et bien d’autres choses que je ne puis m’arrêter à nommer, se groupaient dans l’agreste et magnifique tableau qui qui se déroulait devant nous.
Nulle cabine n’aurait pu me retenir en un semblable moment. Je me tenais debout sur le pont supérieur, à l’extrémité du vaisseau, et de cet observatoire, où rien ne venait me gêner, presque au-dessus de la figure de l’avant, dans toute l’expansion de mon enthousiasme, je réjouissais mes sens à la vue des splendeurs étonnantes de ces chaînes de montagnes qui formaient un tableau enchanteur.
De Aëry était au gouvernail. Mais je m’aperçois que je n’ai pas fait connaître cet homme à mon lecteur. C’était un Français vif, de haute taille, aux cheveux noirs, à l’œil de faucon, qui, sauf un gallicisme exceptionnel dont il se servait quelquefois exprès, parlait l’américain comme un Américain. J’avais toute confiance dans sa prudence et dans son habileté pour la conduite de son vaisseau. Cependant, quand je m’aperçus que nous descendions graduellement sur le plus haut de ces pics neigeux, jusqu’à ce que cinquante pieds nous séparassent à peine de son front uni et poli, et selon toute apparence aussi dur que le feldspath, j’élevai la voix, et, m’adressant à lui :
« Halloo ! capitaine ! dis-je, avez-vous l’intention de nous déposer sur ce sommet d’Atlas ?
– Effectivement, répliqua-t-il. Mon Dieu ! Burton, venez ici. »
Je m’approchai de lui.
« Voici, dit-il, le véritable vieil homme de la montagne. Je vais planter le drapeau américain au centre de sa tête chauve.
– Bravo ! répliquai-je, mais pouvez-vous le faire sans danger ?
– Oui. Je puis conduire mon vaisseau avec autant de facilité qu’un pigeon se balance sur ses ailes, ou qu’un Indien dirige son canot. Voyez ! nous approchons du sommet du pic ! »
Je suivais cette expérience avec un intérêt qui ne laissait pas d’être mélangé de frayeur. Il tenait dans sa main un beau drapeau américain, d’une grandeur moyenne, et, de temps en temps, par un léger mouvement de son bras, et avec un regard d’orgueil, il déployait ses plis soyeux dans l’air immobile. Graduellement, le Nuage volant, sous ses mains habiles, toucha le sommet stérile et étincelant qui, semblable à la tête chauve de quelque géant vénérable, n’avait guère à son sommet plus de dix pieds de diamètre.
« Aucun aigle n’a jamais posé ses serres ici, dit de Aëry. On ne peut y trouver ni trace, ni marque d’aucune créature vivante. Le Nuage volant sera le premier à explorer bien des mystères et à en détruire d’autres. Borrée et l’oiseau de Jupiter, – je les vaincrai tous deux. Je descendrai sur ce pic de glace.
– Non, non, capitaine, lui remontrai-je. Vous pouvez perdre pied et périr.
– Pas du tout, répliqua-t-il en riant. J’ai le pied plus sûr qu’un chevreuil. Si vous croyez cependant que ce soit dangereux, monsieur, je ne le ferai pas. Mais la neige paraît dure comme du diamant. J’ai peur de ne pas pouvoir planter ce drapeau, si je ne trouve pas un endroit solide pour appuyer mes pieds. »
Pendant ce temps, notre vaisseau avait atteint la position voulue – son arrière était rangé le long du pic et presque en contact avec la partie saillante de la montagne – pour exécuter les projets ambitieux du Français. Élevant le drapeau des États-Unis dans sa main, il nous pria de lui rendre tous les honneurs, – de le saluer par trois fois de trois hurrahs, – quand il aurait réussi à le planter à sa place. Étendant le bâton avec précaution, il le mit en contact avec la neige et donna plusieurs coups légers afin de s’assurer de sa solidité. Il lui sembla qu’elle était presque égale à celle de la glace, et rendait, en résonnant, un son moitié aigu, moitié sourd. Alors, élevant l’étendard dans ses deux mains, il l’enfonça avec force, comme un fermier plonge un bâton en terre, ne doutant pas un seul instant, à ce qu’il nous parut, qu’une répétition de ces coups serait nécessaire pour arriver à son but.
Un seul coup du manche fut plus que suffisant.
À notre étonnement et à notre grande frayeur, la surface solide et résonnante n’était qu’une écaille, et tout ce qui était au-dessous n’était qu’un lit très mou d’étincelantes cristallisations neigeuses et de sable blanc. Le drapeau s’enfonça ; il disparut, et de Aëry, perdant l’équilibre, tomba et disparut avec lui.
Nous le regardâmes avec une muette horreur. Avant qu’aucun de nous ne fût assez remis de cette terrible émotion pour parler, nous tressaillîmes en entendant un bruit sourd comme celui du vent qui agite les arbres ou comme celui du tonnerre lorsqu’il gronde au loin. Un immense amas de neige de plusieurs centaines de pieds de profondeur, couvrant un tiers du cône, quitta sa place, et semblable à une grande vague écumante rompue et informe, roula jusqu’au bas de la montagne. Pendant un instant, tous les yeux se fixèrent sur cet objet. D’abord, il balaya son chemin sans cohésion aucune, comme une cataracte de sable ; mais, quand il se trouva en contact avec la neige plus humide qui se trouvait en bas, il se forma en mille masses diverses, quelques-unes roulant, d’autres glissant, mais toutes grossissant et gagnant en vitesse à mesure qu’elles avançaient.
À l’aide de nos lunettes, nous pouvions embrasser toutes les rampes abruptes et les précipices qui se trouvaient au-dessous de nous, jusqu’à une distance de plusieurs milles. Oubliant de Aëry, nous contemplions avec terreur le développement de ce phénomène. Les plus grands blocs absorbaient graduellement les plus petits, de même que les petits poissons sont avalés par les requins. Mais ceux qui restaient, grossis par ceux qu’ils avaient absorbés, prenaient d’énormes dimensions. Choisissant différentes routes, ils suivaient leurs courses dans des sillons fumants de dévastation. Rochers, précipices, forêts ne leur faisaient aucun obstacle. Rugissant, se ruant avec fracas, comme si Mars ou le Soleil avaient ouvert leurs batteries contre nous, ces avalanches de neiges balayaient des vallées assez grandes pour contenir des villes sans aucun arrêt, et elles renversaient ou passaient par-dessus tous les obstacles, aussi facilement qu’un homme se promènerait sur une fourmilière ou sur quelque trou dans lequel un lapin se serait terré. Finalement, nous les perdîmes de vue quand elles passèrent derrière une chaîne de montagnes transversales, et disparurent dans les bruines des nuages qui flottaient pesamment autour de sa base. Leur fracas remonta encore pendant longtemps vers nous comme le bruit d’une décharge d’artillerie. Je ne pouvais plus alors m’étonner de la terreur dont on dit que le grondement d’une avalanche remplit les habitants des Alpes.
Quand cette absorbante convulsion des montagnes eut disparu, nos pensées revinrent à de Aëry. Avait-il été emporté dans la chute des neiges ? ou son corps meurtri gisait-il au-dessous de nous, au milieu des sombres rochers mis à nu par cette catastrophe ? Tournant les yeux en bas, je découvris à des profondeurs énormes, à plusieurs centaines de pieds, un objet mouvant à peine aussi gros qu’une mouche. En braquant ma lunette sur cet objet, je reconnus le Français. Il était debout sur l’arête nue d’un rocher, tenant encore son drapeau à la main et ne paraissant pas avoir reçu le moindre mal. Agitant ce drapeau pour attirer notre attention, il criait en même temps de toute la force de ses poumons, mais sa voix ne nous arrivait presque pas, et seule, elle n’aurait certainement pas suffi pour attirer notre attention. Nous lui répondîmes par des hurrahs encourageants, et le trois fois trois hurrahs que nous avions donné à l’aigle américain fut sur-le-champ accordé à de Aëry.
Puis ce fut une question sérieuse de savoir comment on le tirerait de sa position périlleuse. Il était évident que le Nuage volant, à cause de sa grande largeur et de ses ailes déployées, ne pouvait pas s’aventurer au milieu de ces sables mouvants, dont les fondations venaient de manifester si notoirement à nos yeux leur peu de solidité. En vérité, la moindre vibration pouvait précipiter une autre avalanche et enterrer l’objet de notre sollicitude à cinq cents pieds dans son sein. La sagacité de M. Bonflon nous tira de notre anxiété. Il mit hors de la nacelle le plus petit des wagons et des tenders, et, le faisant descendre avec de grands soins et une grande précision, il accomplit le sauvetage du Français. Dans l’espace d’une demi-heure, de Aëry, sans une égratignure, et, en vaillant Gaulois, plutôt qu’effrayé de son aventure, était de nouveau rendu à nos embrassades.
Nous éloignant de la dangereuse proximité du vieil homme de la montagne, qui avait été si près de devenir fatal au moins à l’un de nous, mais étonnés outre mesure par la nouveauté de nos expériences et la grandeur du spectacle dont nous avions été témoins, nous retournâmes sur nos pas, pendant une courte distance, et, diminuant peu à peu l’intervalle existant entre nous et la terre, nous eûmes bientôt la satisfaction d’entendre le cri de : « Terre ! » poussé par la vigie de quart. Nous étions en vue de la vallée où nous devions prendre de l’eau, et nous reposer dans un petit repas, sur le gazon, avant que l’odeur et la forme de la Terre, avec ses simples et bienheureuses réalités, fussent de nouveau entièrement oubliées par nous.
Nous effectuâmes notre descente en parfaite sécurité. Cet endroit était un petit coin luxuriant situé entre les collines les moins élevées. Il y avait peu d’arbres, mais un grand nombre de fleurs, de fruits et d’herbes sauvages. Tous les alentours étaient agrestes, mais réjouissants et charmants, surtout pour des voyageurs aériens comme nous. Le pied du chasseur blanc, ou même de l’Indien nomade ne les avait peut-être jamais visités ; les troupeaux de buffles ou de cerfs n’y avaient certes jamais cherché un pâturage, car nous ne vîmes aucune de leurs traces. Mais des oiseaux aux chants et aux plumages variés, des troupeaux d’écureuils, les empreintes de pattes d’ours d’ours gris qui se voyaient çà et là, un troupeau de dindons sauvages aux têtes rouges, fuyant sur une éminence qui se trouvait à gauche, quand nous approchâmes, et le bruissement accidentel d’un serpent à sonnettes, entendu sous nos pieds, indiquaient suffisamment l’espèce d’habitants qui vivaient sur ce plateau.
Là, sur le vert gazon et la mousse délicate, à l’ombre d’un vieux saule, nous étendîmes la nappe pour notre repas, à côté d’une source limpide qui descendait de la montagne. Nous ne parlerons ici ni du vieux bordeaux ni du genièvre de Schiédam qui furent bus en cette circonstance ; mais nous ouvrîmes quelques bouteilles de Catawba mousseux et du vieux Champagne de Jersey, d’une récolte éloignée, dont j’ai depuis tout à fait oublié la date.
Notre langue se déliait sous l’influence de ces flots de breuvages ; en mots joyeux, en chansons, nous fîmes dépense d’assez de moquerie, sinon de beaucoup d’esprit. De Aëry, qui venait d’échapper à la mort, de l’épaisseur d’un cheveu, et en vertu de l’exploit extraordinaire qui lui avait fait traverser cinq cents pieds ou plus à travers une montagne de neige, devenait, à présent que le danger était passé, le but d’un grand nombre de plaisanteries qu’il acceptait avec son égalité d’humeur et sa grâce ordinaires.
Quand ces volées de flèches lancées aux dépens du brave Français furent épuisées, je saisis l’occasion de lui demander quelles avaient été ses sensations pendant son cours ensevelissement. Il me répondit en ces termes :
« Je n’ai rien pensé du tout. Je me souviens seulement d’avoir été peiné de ce que je ne réussissais pas, et de m’être fortement cramponné à mon drapeau, ayant grand peur de le perdre. Mon Dieu ! j’aurais pu m’attendre à souffrir du froid en étant enseveli sous la glace, mais il n’en a rien été. J’avais chaud. La neige brûlait ma figure quand elle se trouvait en contact avec elle. Quant à la promenade, elle était assez agréable, mais un peu trop rapide, car elle me coupait la respiration. J’ai ressenti les mêmes sensations que si j’étais tombé dans un puits de sable mouvant, où tout cédait sous moi, comme si le fond du globe avait été fracassé. J’ai lutté un moment pour repousser la neige hors de ma bouche et de mes narines, quand je lâchai de respirer, mais à l’instant même mes pieds ont touché le rocher où vous m’avez découvert. De la magnifique avalanche dont vous me parlez, je ne sais rien du tout. Je n’ai rien entendu, ni rien vu, excepté quand j’ai aperçu les traces de son passage, qu’elle avait laissées derrière elle. Ceci me fait supposer que j’ai été assez troublé en ce moment-là, quoique je ne me le rappelle pas du tout. À vrai dire, j’ai une certaine souvenance d’avoir fait plusieurs culbutes dans ma descente, et peut-être est-ce là la raison de mon trouble. Mais, pour l’honneur de la France, j’ai sauvé le drapeau de ma patrie d’adoption ! »
Grand cœur gaulois ! Nous l’avons tous loué et acclamé, et nous lui avons offert des consolations pour sa mésaventure. C’était un noble effort qu’il avait fait pour placer la bannière américaine au sommet du Mont-James, poussé par les motifs les plus élevés, et, comme plusieurs autres de la même espèce, il avait échoué, pour le moment du moins. Une autre fois, il obtiendra peut-être plus de succès, ou quelque autre le fera à sa place et s’appropriera ses lauriers. Il est peu probable cependant que personne le surpassera jamais dans son saut périlleux. En ceci, il a distancé même le fameux voyageur Rhodes.
Après avoir donné une couple d’heures à cette espèce de distraction, nous levâmes l’ancre et nous remîmes en route. Nous remontâmes dans l’azur éthéré à notre hauteur première, tranquillement, uniformément, sans un mouvement, sans le moindre choc, et nous flottâmes vers l’ouest au-dessus des pics majestueux de ces montagnes. Peinés d’abandonner un spectacle d’une beauté si merveilleuse, – spectacle qui ne trouvait son parallèle dans mes souvenirs que dans les contes fabuleux des enchanteurs orientaux, – nous regardions derrière nous ces crêtes étincelantes comme l’albâtre, jusqu’à ce qu’elles diminuassent dans le lointain et finissent par se perdre tout à fait à notre vue. Avec elles, disparut le dernier vestige de la terre ferme.
Nous nous trouvions encore une fois flottant dans l’espace.
La nuit et le jour suivants se passèrent comme les précédents. Après une autre nuit, nous nous trouvions au-dessus de la limite orientale de l’État de Californie. Encore quelques heures sans accident, et notre voyage si extraordinaire serait accompli ; nous descendrions dans la ville de San Francisco. L’espérance débordait dans tous nos cœurs. Quoique nous ne comptions pas atteindre la station avant une ou deux heures du matin, et que probablement nous mettrions pas pied à terre avant l’aube du jour, nous n’étions pas disposés à prendre du repos. Il était près de minuit avant que tout monde fût couché.
Quand je me trouvai enfin dans mon lit, il me fut impossible de dormir. La surexcitation qui avait suivi le départ semblait être revenue et avoir doublé de force. J’écoutai si je n’entendrais aucun bruit ou aucun son qui vînt interrompre le morne silence qui, comme l’aile de la mort, s’étendait sur le Nuage volant. Il n’y avait pas de gémissement du vent comme à la mer, et, sauf le mouvement monotone de la machine à vapeur et des roues à aubes, aucun bruit ne se faisait entendre ; et encore tout cela fonctionnait si également que l’effet produit était plutôt celui d’un mouvement que celui d’un son.
Cette période de malaise fut suivie d’un étrange égarement qui pouvait être pris soit pour le sommeil, soit pour l’insomnie. Des tableaux changeant à chaque instant, des figures fantasques, quelques-unes superbes, d’autres horribles, se succédaient devant moi, semblables à un panorama mouvant ; un cercle d’acier semblait ceindre mon front et le comprimer de plus en plus. Mon épine dorsale, dans toute sa longueur, me paraissait subir la même pression et le même écrasement.
Je n’ai aucun moyen de savoir combien de temps dura cet étrange état d’hallucination. Par un effort suprême, je me secouai subitement et recouvrai l’usage de mes sens. L’endroit où je me trouvais et tous les événements extraordinaires de ces derniers jours étaient parfaitement distincts dans mes souvenirs. J’étais oppressé par une grande faiblesse, et, en essayant de parler, je m’aperçus que je n’avais plus de voix.
Soupçonnant que j’étais atteint de quelque maladie terrible, j’essayai de me lever, et, ne voulant pas déranger mes compagnons de route, j’entrepris de me traîner sur le pont supérieur. J’accomplis cette résolution après beaucoup d’effort. Me couchant à plat ventre, – car je ne pouvais pas me tenir debout, – j’invoquai un souffle de vent pour soulager mon front brûlant et alourdi, mais ce fut en vain. L’atmosphère n’existait plus pour moi. Les cieux s’étendaient au-dessous de moi, froids et noirs, sans un rayon, sans un sourire. La pleine lune était là ; aucun nuage, aucun brouillard n’obscurcissait sa lumière, et cependant elle ne brillait pas. Sa figure blanche et sans rayons était une raillerie à la nuit. La même observation s’appliquait aux étoiles. La voûte céleste était éteinte, et le Cygne et la Grande-Ourse étaient réduits à l’état de points blancs, comme des morceaux de papier grisâtre collés sur un mur.
Je découvris, flottant à côté du Nuage volant, et à peu près de sa grandeur, un objet sombre et irrégulier ; je me traînai au bord du pont pour l’examiner de plus près. Le vaisseau aérien et cet objet inconnu se rencontrèrent sans dommage et sans choc. Ils se touchèrent et se séparèrent comme des substances se reposant et se heurtant sur une eau tranquille. J’étendis la main sur l’étrange visiteur et je reçus un choc assez violent, tout comme si j’avais été exposé à l’action d’une batterie électrique. En même temps, une légère flamme bleue qui parcourait sa surface me montrait plus distinctement sa forme et ses dimensions. Au toucher, il était solide et froid comme le fer ou le granit. J’appuyai dessus, mais il céda comme aurait pu le faire un plat de bois flottant sur l’eau. J’essayai d’en briser un fragment, mais je ne pus parvenir à en détacher même une écaille.
Un moment de réflexion me fixa sur la nature de cette espèce d’île flottant dans l’air. C’était un immense aérolithe. Avec cette certitude arriva l’explication de mon propre état de souffrance. Nous avions, sans le savoir, dépassé le pouvoir régulateur de la gravitation de la Terre et étions arrivés dans cette région de l’atmosphère supérieure où la science nous apprend que des pierres météoriques flottent en liberté jusqu’à ce que quelque secousse accidentelle vienne détruire leur équilibre et qu’elles soient précipitées sur la surface du globe terrestre. Il est clair que je mourais faute d’air.
« Et l’homme du gouvernail, où est-il ? – Il faut qu’il se soit endormi et qu’il ait abandonné notre vaisseau à ses fantaisies d’ascension. – Et mes compagnons ! Bonflon ! de Aëry ! – Tous ont peut-être péri déjà, et le Nuage volant, excepté moi, ne porte peut-être dans les hauteurs célestes qu’un chargement de morts. »
Frappé d’épouvante, je me traînai avec toute la rapidité qu’il me fût possible d’atteindre jusqu’au gouvernail. Le timonier était bien à son poste, mais il était endormi ou évanoui. Je le secouai. Il ne donnait aucun signe de vie. Je criai avec le peu de forces qui me restait : « Levez-vous ! levez-vous ! criai-je, ou nous sommes perdus ! »
Il ouvrit enfin les yeux, mais ne bougea pas.
« Debout ! debout ! vociférai-je de nouveau. Il y a des écueils en avant, et pis que cela encore. Vous avez laissé le navire courir au hasard. Nous sommes au-dessus de notre niveau. Nous sommes tous sur le point de mourir, faute d’air !
– Oh ! laissez-moi dormir, murmura-t-il ; il faut que je dorme encore un peu. Ce n’est pas encore le matin, non – non. »
À ce moment, l’épouvante ou la nécessité de la circonstance me rendit mes forces.
« Dick ! hurlai-je à son oreille. Dick ! misérable ! vous nous tuerez tous ! Faites votre devoir ou je fais feu sur vous ! »
En disant cela, je déchargeai l’un des canons de mon revolver au-dessus de sa tête. Ce coup, comme le faible effort de ma voix pour crier, ne résonna que comme un léger écho de lui-même, mais fut néanmoins suffisant pour imprimer une secousse violente à ses facultés endormies. Il se leva en sursaut, et, quoique seulement à moitié éveillé, il saisit le gouvernail et donna au navire la direction que je lui commandais.
Je me rendis ensuite en toute hâte auprès de l’ingénieur, que je trouvai dans un état d’insensibilité identique. Je réussis à l’éveiller, mais il fut nécessaire de lui faire comprendre les périls de notre situation.
Notre vaisseau, engagé pour ainsi dire, flotterait à jamais où il était, quoi qu’on pût faire pour lui faire suivre une direction contraire, jusqu’à ce qu’il soit forcé de redescendre, par la puissance de la machine seule, vers des régions atmosphériques plus basses et plus vitales. Il ne fut pas facile de rendre ceci compréhensible pour lui. J’y arrivai en partie, néanmoins, et, dans mon inquiétude pour mes amis, je descendis précipitamment dans le second pont pour me rassurer sur leur état.
Ainsi que je le prévoyais, je les trouvai tous à moitié asphyxiés. Mais le Nuage volant descendait dans un air plus dense. L’oxygène et la pression atmosphérique faisaient en ce moment leur mystérieux travail ; et, en moins d’une demi-heure, j’eus le plaisir de les voir tous rendus à la vie et reprendre rapidement leurs forces. En revenant à la lumière, nous fûmes témoins d’un spectacle trop affreux pour être raconté. Chacun de nous était couvert de sang qui semblait avoir suinté, comme une rosée d’un rouge pâle, de chaque pore de nos corps.
MM. Bonflon et de Aëry, en sortant du danger dont ils avaient été si près de devenir victimes, étaient presque muets d’horreur. Le joyeux Français montrait une sensibilité que le péril extrême auquel il avait été seul exposé un ou deux jours auparavant avait été fort loin d’exciter. Il pleurait à chaudes larmes. M. Bonflon était rêveur et pensif. Il ne perdait rien de son calme de Yankee. Tous deux, chacun à sa manière, me comblaient de remerciements.
Cependant, les dangers de cette terrible nuit – qui ne sortira jamais de mon souvenir – n’étaient pas encore terminés. Nous étions tous rassemblés dans la cabine principale, nous félicitant les uns les autres d’avoir échappé au péril et du prompt retour de nos forces, heureux de l’idée que notre voyage d’aller, quoique parsemé de dangers, était si près d’une prospère conclusion, et attendant à chaque instant le coup de cloche qui nous annoncerait que la lumière ou le fanal rouge destiné à indiquer l’endroit du débarquement était en vue, quand, au lieu du son argentin de ce messager de paix, nous fûmes épouvantés et terrifiés par un cri : « Au feu ! »
Bonflon et de Aëry se précipitèrent dans la chambre de la machine. Un nuage de fumée sortait de la porte par où ils avaient disparu. Ils ne furent absents qu’un moment, car aucun être humain ne pouvait rester au milieu de l’enfer de flammes et de vapeur dans lequel ils s’étaient aventurés. Ils revinrent, rapportant avec eux l’ingénieur à demi suffoqué et à demi brûlé. Il nous était impossible de demander, ni de deviner, comment cet accident était arrivé. Fermant hermétiquement la porte derrière eux pour arrêter les flammes, dont l’emprisonnement, excepté pendant un très court délai, au milieu de matières aussi combustibles et de cloisons qui n’étaient guère plus formidables que celles d’un carton de papier, était radicalement impossible, ils jetèrent l’ingénieur brûlant dans nos bras, et prirent eux-mêmes la direction de la machine.
Dans cette crise, de Aëry s’éleva de la taille d’un homme à la hauteur d’un héros. C’était presque un demi-dieu. Ses ordres résonnaient dans l’air, clairs et précis comme le son d’une cloche d’or. Bonflon le secondait avec calme et décision. Un moment nous avait suffi pour éteindre les vêtements enflammés de l’ingénieur. Pendant ce temps, les flammes avaient fait irruption de la chambre de la machine, et cette partie du splendide navire n’était qu’une ruine lézardée et craquant de toutes parts.
Nous nous aperçûmes, en fuyant sur le pont supérieur et en nous réfugiant sur l’avant, que nous descendions à travers l’air avec une effrayante rapidité. Au moment où arriva l’accident, nous étions déjà à un niveau assez bas et guettant le signal de notre station. Cette circonstance était en notre faveur, si quelque chose pouvait être favorable quand un danger si imminent et si terrible nous menaçait d’aussi près. La terre, comme une ombre brumeuse, était à peine visible dans les profondeurs obscures qui se trouvaient au-dessous de nous. Oh ! que n’aurions-nous pas donné pour pouvoir y poser un pied ! Du reste, s’il nous eût été possible d’échapper aux flammes, il était assez évident que nous serions brisés sur la terre ferme.
De Aëry était le seul qui fût resté à l’arrière. Il s’exposait à de grands périls et refusait de quitter son poste tant qu’il serait possible de contrôler, d’une façon quelconque, les mouvements du vaisseau.
Les flammes se jouaient autour de lui sans ébranler son courage ni son calme ; elles passaient à travers le pont supérieur et le séparaient de nous par une barrière de flammes et un tourbillon de fumée. Nous l’avions perdu de vue et croyions qu’il avait péri, quant tout à coup sa voix, sortant du milieu de la fournaise, résonna à nos oreilles comme un clairon.
« Enlevez-vous dans les cordages ! Quittez le navire, ou vous mourez tous ! » s’écria-t-il ; et, en même temps, nous le voyions sortir des flammes et de la fumée et grimper dans le filet qui enveloppait le ballon et le rattachait au vaisseau. Nous suivîmes son exemple. Quelques-uns de nous, les plus timides ou les plus audacieux, il serait difficile de dire lesquels, continuèrent de grimper jusqu’à ce qu’ils eussent atteint la surface supérieure de la chambre à gaz et eussent mis son fragile corps entre eux et le danger qu’ils redoutaient le plus.
Le refuge momentané fourni par les cordages supérieurs venait à peine d’être atteint, que l’avant où nous étions encore debout une minute auparavant, et toute la coque du Nuage volant avec elle, se trouvèrent confondus dans une seule masse de feu impétueux. L’apparition dans les cieux de cette étrange vision devait avoir offert une image frappante de la chute d’une gigantesque étoile filante au veilleur de quelque rancho voisin, ou celle d’une merveille météorique plus grande que toutes celles qu’aucun astronome a jamais observées dans la cité non éloignée de San Francisco, si, ce que nous ne croyons pas, cette ville possédait un savant de cette espèce.
Mais je retarde la catastrophe. La terre et l’eau, les collines et les vallées, les forêts et les plaines déboisées devinrent bientôt distinctes les unes des autres au-dessous de nous. Il y avait peu de vent, excepté le courant violent qui montait furieusement, et qui était produit par la chaleur de notre propre incendie. Pour le moment, ce courant soumettait tout à sa puissance, et, comme nous approchions de terre, il servit par sa direction à atténuer la rapidité incroyable de notre descente. La condensation de l’atmosphère inférieure contribua aussi au même résultat. Par un extrême bonheur, quand nous atteignîmes la terre et que le choc eut lieu, nous sommes tombés dans l’eau au lieu de toucher sur la terre.
Notre chute fut cependant terrible. Aveuglés par la fumée et à moitié suffoqués par la chaleur de la masse de feu qui nous séparait de la terre et qui se trouvait placée directement au-dessous de nous, nous n’eûmes pas conscience de la bonne fortune qui nous attendait, jusqu’à ce que, après un plongeon suivi d’un grand bouillonnement d’eau, nous nous trouvâmes submergés et immédiatement rejetés dans l’air, avec la même rapidité, par la force d’élasticité du ballon. L’ouragan de feu au milieu duquel nous étions descendus fut instantanément éteint, et nous revînmes à l’idée de la possibilité de notre sauvetage au milieu des ténèbres rendues doublement profondes par le contraste.
L’aurore approchait. Par une soigneuse disposition de nos poids, nous empêchions le ballon de rouler et nous nous soutenions au-dessus de l’eau entre les mailles du filet. Quand le matin fut venu, nous découvrîmes que nous étions tombés dans un petit lac, à peine digne d’être ainsi appelé, quoique sa profondeur fût évidemment considérable. Le rivage n’était pas très éloigné, et, comme la journée était chaude, avec un peu de travail plus agréable que pénible, en nageant et nous halant mutuellement, nous l’atteignîmes bientôt. Une fois là, nous nous empressâmes d’examiner notre état réciproque. Il n’y avait peut-être pas un de nous qui n’eût été atteint par le feu ou par les débris du Nuage volant avant notre chute dans le lac ; il n’y avait cependant ni membres brisés, ni de brûlures graves. L’état de l’ingénieur était le pire, et encore était-il capable de se soutenir sur ses jambes, et ne le trouva-t-on pas en danger de mort.
On n’apercevait ni maison, ni chaumière, ni indices d’habitants. Avec des sensations diverses, dans lesquelles, pour le présent au moins, le sentiment de la sécurité personnelle triomphait de tous les regrets que devait causer la ruine de tant de brillantes espérances, même chez MM. Bonflon et de Aëry, nous coulâmes la partie de notre vaisseau qui était encore à flot, et la submergeâmes dans le lac. Puis, fatigués, harassés, mais nullement embarrassés par nos bagages, nous prîmes la direction de San Francisco, aussi bien que nous pûmes la déterminer à l’aide d’un compas. En deux heures, nous arrivions sur le rancho du señor José Dianza, qui nous reçut comme des pèlerins des Grandes-Plaines, qui avaient tout laissé, hors la vie, entre les mains des voleurs et dans les accidents causés par les éléments. Plus tard, il nous aida à gagner la capitale de la terre d’or.
Il est inutile d’entretenir le lecteur des détails de notre retour. Ils sont semblables à ceux que racontent des milliers de voyageurs sur la route difficile et indirecte qui va de San Francisco à New-York. Nous sommes revenus par l’isthme et dans des navires qui sillonnaient des vagues honnêtes. Nous avons expliqué notre absence à nos familles et à nos amis inquiets du mieux que nous avons pu ; et quelques-uns des habitants de New-York peuvent se souvenir – et s’ils ne se souviennent pas, nous pouvons rafraîchir leurs souvenirs en les renvoyant aux journaux américains de ce moment-là – que plusieurs personnages, de quelque importance dans le monde, ont été introuvables vers cette époque, et que subitement ils ont reparu à New-York.
Nous avions décidé que toute cette affaire, à laquelle nous avons pris part, resterait à jamais ensevelie dans l’oubli. Mais le temps et la réflexion ont amené un changement dans les dispositions de mon esprit, quoique je n’ose pas encore tirer le voile qui recouvre les noms de mes compagnons. J’ai été amené à considérer cette aventure comme trop remarquable pour être perdue dans l’oubli, et l’expérience de cette navigation aérienne, qui fut si près d’atteindre le succès, comme trop importante pour la science pour être supprimée. Par ces motifs, surmontant ma répugnance, j’ai pris sous ma propre responsabilité de livrer à la publicité ces très véridiques, très curieux et très intéressants détails.
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(Anonyme, [Jason Rockwood Orton, 1806-1867] « Trial Trip of the « Flying Cloud », » in The Atlantic Monthly: A Magazine of Literature, Art and Politics, volume IV, novembre 1859 ; traduction non attribuée de Charles Bernard-Derosne, in Le Moniteur viennois, journal judiciaire, commercial, littéraire, soixante-dixième année, n° 33, vendredi 29 août, n° 38, vendredi 19 septembre, n° 40, vendredi 3 octobre, n° 41, vendredi 10 octobre, n° 42, vendredi 17 octobre, et n° 43, vendredi 24 octobre 1862 ; la nouvelle a été reprise dans son recueil Dans tous les Pays, Paris : Eugène Dentu, 1864. Gravure représentant l’Eagle, navire aérien du comte de Lennox, 1834 ; nacelle de l’aérostat dirigeable de Dupuy de Lôme, d’après un dessin de M. Rickebusch, in L’Illustration, n° 1512, 17 février 1872)