« Vous ne croyez donc pas aux fantômes ? »

Hélène Subreville, qui penchait, sur le jardin où coulait la nuit, sa tête petite et ronde, me répondit par un geste de dénégation amusée.

« Il ne vous est donc jamais arrivé de sentir que nous ne sommes pas tout entiers en nous-mêmes et que quelque chose de nous, émané de nous, reste partout où nous avons passé, demeure attaché à une maison, à un vêtement, à un objet. Tenez en ce moment, ne vous semble-t-il pas qu’à Paris, dans votre hôtel abandonné, vit une autre Mme Subreville ? Pouvez-vous vous imaginer tout à fait vide une pièce où vous avez vécu ? »

Elle me regarda plus sérieuse et comme ébranlée.

La nuit tendait sur la baie d’Hyères des vapeurs laiteuses que la lune alourdissait de clarté d’argent, et un printemps hésitant et précoce semblait venir vers nous, par la véranda ouverte, en odeurs confuses et douces, où le parfum de la terre lourde de germes, la saveur de miel des mimosas en fleurs se mêlaient aux arômes de la mer.

« Peut-être avez-vous raison, dit Hélène après un silence.

– Eh bien ! mais c’est à ces vestiges impalpables, à ces milliers d’ombres détachées de nous que je crois, et quand est mort l’être qui a laissé ces formes multiples, elles vivent après lui, n’en doutez pas.

– Vous y croyez, vous aussi ? » demanda-t-elle à mon ami Subrier, qui fumait près de nous.

Il l’affirma avec une tranquille assurance. Là-bas, dans la baie,un petit vapeur passait lentement avec un paillettement de lumière. Elle le suivit des yeux, puis m’objecta :

« Il faudrait au moins prouver que vos fantômes vivent, qu’ils ne sont pas un jeu de votre imagination.

– J’en ai la preuve.

– Vraiment ?

– Une preuve certaine, si certaine que, depuis lors, je ne doute plus qu’ils ne se jouent de nous et ne nous imposent parfois, souvent même à notre insu, leur volonté.

C’était l’an dernier, aux vacances. Je portais en moi le projet d’une symphonie, d’une symphonie pastorale. Oui, comme Beethoven. Rassurez-vous. Je ne me compare pas à lui. J’avais entrepris un voyage dans les Alpes et noté beaucoup de mes impressions musicales. Tout me semblait prêt, ou plutôt tout était prêt pour me mettre au travail. Il ne me fallait que du repos pour achever l’œuvre.

Aux environs de Grenoble, je louai une maison meublée, sur la recommandation d’une agence, uniquement parce que le prix me convenait et qu’elle était loin de toute demeure et de toute route.

J’y arrivai vers le soir.

Elle me plut mieux que je n’espérais. C’était une sorte de bâtiment monacal, percé d’étroites fenêtres en ogive, fleurie de clochetons de pierre où la vigne vierge se haussait. Cela me rappela le nom qu’on lui avait donné et qui m’avait séduit : l’Abbaye du Silence.

J’entrai. Une servante de ferme m’accueillit et ouvrit pour moi tout le premier étage où une enfilade de pièces aboutissait à une chambre spacieuse dont le lit énorme portait, sur des colonnes torses, un baldaquin Louis XIII. Sur le moment, je ne vis que ce lit et une abondance inusitée de tentures pendant contre les murs. Je me couchai car j’étais fatigué ; mais je ne pus dormir.

Était-ce précisément cette fatigue qui me surexcitait et qui éveillait en moi des thèmes mélodiques ? Il me sembla toute la nuit qu’une musique s’emparait de mon demi-sommeil, me traînait, m’emportait en elle comme un souffle irrésistible.

Le lendemain, je fis le tour du propriétaire. Je découvris que tout l’étage était garni de meubles anciens et hétéroclites et que tous les styles y voisinaient étrangement. J’aperçus même, dans une vitrine, un lot d’ivoires japonais et, contre un mur, une panoplie d’armes péruviennes. Tout cela poussiéreux et dans un état de complet abandon comme si, de longtemps, l’abbaye n’avait été habitée.

Dans le jardin inculte, la forêt voisine avait semé ses arbres. De petits hêtres et de jeunes sapins envahissaient les allées et les plates-bandes d’un vieux parc à la française se pressaient jusqu’aux bords du bassin rectangulaire et terni.

En rentrant, je vis la fermière, gardienne de la vieille demeure, et comme elle me demanda si je désirais qu’elle m’ouvrit le second étage, je la remerciai et pris la clef, sans songer d’ailleurs à m’en servir.

L’après-midi, j’essayai d’harmoniser le thème principal de ma Symphonie pastorale. Ce fut en vain. Mon imagination se refusait même à comprendre la mélodie qui m’avait séduit. J’avais cru y enfermer quelque chose de la fraîcheur des cimes, de la sonorité du ciel pur et froid. Je n’y retrouvais rien, et, les jours suivants, je fus accablé par la même impuissance.

Mais la nuit, toutes les nuits, je me sentais soulevé, presque littéralement secoué, par des rythmes nouveaux, des mélodies barbares et fortes. Cela devenait une obsession… Tantôt, je me croyais au milieu de troupes lancées au galop, tantôt je sentais le morne abattement d’une halte au milieu des plaines. Puis, soudain, un vent s’élevait, si impérieux et si profond qu’il semblait souffler d’un au-delà de ténèbres, et, sous cette menace, dans un sursaut d’énergie folle, la chevauchée repartait, frôlant à peine la terre : martèlements sonores et précipités, bruits d’armes, clameurs de joie hurlante et comme possédée d’ivresse destructrice, galop d’une armée en démence ruée vers la mort ou vers la victoire…

Mais vous avez entendu ma Chevauchée héroïque, – car c’était elle, – vous savez comme, à ce propos, on m’a accusé ou loué de n’être plus moi. Et, en effet, c’est une œuvre étrange, si surnaturelle que je puis presque avouer ne l’avoir pas moi-même conçue.

À la fin, comme vous le pensez, vaincu par cette obsession mélodique, j’en ai voulu noter les thèmes.

Ce fut le travail le plus extraordinaire de ma vie. Chaque nuit, sous une poussée impérieuse, je n’avais qu’à suivre les musiques que j’entendais si nettement dans le silence, qui m’entouraient, puissantes et lourdes, hardies et sauvages, et nouvelles, tout à fait nouvelles, étrangères à moi. Le jour, je dormais. En dix nuits, cette symphonie formidable fut écrite.

Après cela, j’essayai de me remettre à un autre travail et ce fut encore en vain. Chose étrange chez moi, où l’écriture est toujours une complète délivrance, c’était toujours la symphonie achevée qui hantait mes nuits. Alors, je me décidai à partir.

Le jour même, au moment de reprendre ma route, il se mit à pleuvoir un orage violent comme il en éclate vers la fin août dans les montagnes. On ne pouvait songer à s’éloigner. Je regagnai la maison et, par désœuvrement, j’eus la curiosité de visiter le second étage. Tout était fermé.

Je ne vis rien, d’abord, que les raies pâles des volets clos. Une odeur bizarre de moisissure et de poussière me prenait à la gorge. Et, sous la moisissure et la poussière, je devinais une autre odeur, deux autres odeurs : une fade comme celle du sang, l’autre piquante et presque sulfureuse.

J’ouvris les volets, et, à la lumière incertaine de cette fin de jour coupée d’éclairs, je vis les fantômes. Je les vis partout autour de moi, si menaçants et si terribles que j’en ai encore une angoisse. Ils étaient là, avec leurs visages décomposés, dévorés de moisissure, troués de vers. Et tous, dressés dans un geste de combat, vêtus selon la mode du premier Empire, tendaient en des poses farouches le canon terne d’un pistolet ou la pointe rouillée d’une lance.

Ils se groupaient si confusément que leurs gestes d’attaque rayonnaient de toutes parts, comme si, de partout, ils eussent à se défendre. Plus haut, les dominant, sur son cheval dont le poil avait disparu, un grand grenadier dressait, sous un gigantesque bonnet à poil, un visage presque intact où deux yeux de faïence luisaient encore.

L’orage, cependant, redoublait. Soudain, un tressaillement sembla parcourir tous ces fantômes. Un volet battit derrière moi, et je fus enveloppé d’une multitude de contacts nacrés et mous. C’était comme un tourbillon d’ailes visqueuses. Il en pleuvait. Il en montait du sol. Elles étaient si serrées qu’un moment le grenadier formidable me parut disparaître comme sous des flocons de neige agités par le vent. Elles s’attachaient à moi, comme pour m’ensevelir avec tous ces fantômes, ces mannequins qu’animait encore la furie triomphatrice…

Vous l’avouerai-je ? J’ai fui. J’ai fui, saisi de la plus puérile des peurs. J’ai fui sans fermer la fenêtre, en me reculant en arrière, poursuivi par le vol des mites dérangées et sans perdre des yeux le spectre sinistre du grenadier dressé sur son cheval.

En bas, après bien des questions, j’appris que l’atelier abandonné avait autrefois servi à un peintre d’histoire.

Et je m’expliquai tout : la furie qui m’avait animé, les thèmes qui avaient hanté mes nuits, ce souffle surnaturel qui m’avait secoué comme une tempête mélodique. C’étaient les ombres, les ombres farouches restées dans les plis de ces défroques usées, qui avaient pris possession de la demeure, avaient guetté ma venue pour me faire partager leur passé triomphal, car – croyez-le bien, et d’où viendraient sans cela le charme étrange des demeures anciennes et la magie dominatrice des lieux historiques ? – il reste des morts, non pas seulement l’âme, mais une multitude d’ombres éternelles, cette multitude d’ombres qui, pendant notre vie, à chacun de nos gestes, s’écartent et se dispersent de nous, comme des semences jetées au vent. »
 
 

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(Jeanne Galzy, in Le Figaro, supplément littéraire, dixième année, nouvelle série, n° 16, samedi 18 février 1914 ; Adelaide Claxton, « The Party on the Stairs, » c. 1878)