CHAPITRE I

 

Introduction

 
 

Il était jadis, ou si vous aimez mieux, il était une fois, vivant au pays de Gramblamble, sept familles. Elles habitaient au bord du grand lac Pipple-Popple (l’une des sept familles, en réalité, habitait dans le lac même) et dans les faubourgs de la ville de Tosh, qu’elles voyaient parfaitement, sauf par nuit noire. Vous avez probablement entendu parler de tous ces pays et vous n’avez qu’à ne pas regarder dans votre géographie pour être au courant de tout ce qui les concerne.

Or, les sept familles qui habitaient sur les rives du grand lac Pipple-Popple étaient telles que vous l’allez voir dans le chapitre suivant.
 
 

CHAPITRE II

 

Des sept familles

 
 

Il y avait une famille de Deux vieux perroquets et de Sept petits perroquets.
 
 

 

Il y avait une famille de Deux vieilles cigognes et de Sept petites cigognes.
 
 

 

Il y avait une famille de Deux vieilles oies et de Sept petites oies.
 
 

 

Il y avait une famille de Deux vieux hiboux et de Sept petits hiboux.
 
 

 

Il y avait une famille de Deux vieux cochons d’Inde et de Sept petits cochons d’Inde.
 
 

 

Il y avait une famille de Deux vieux chats et de Sept petits chats.
 
 

 

Il y avait enfin une famille de Deux vieux poissons et de Sept petits poissons.
 
 

 
 

CHAPITRE III

 

Des mœurs des sept familles

 
 

Les perroquets habitaient sur les arbres Soffsky-Poffsky – qui sont admirables à voir et couverts de feuilles bleues – ; ils se nourrissent de fruits, d’artichauts et de scarabées rayés.

Les cigognes se promenaient au-dedans et au-dehors du lac Pipple-Popple et mangeaient des grenouilles au petit déjeuner et des toasts beurrés à l’heure du thé ; mais, à cause de l’extrême longueur de leurs jambes, elles ne pouvaient pas s’asseoir ; aussi se promenaient-elles continuellement.

Les oies, aux pieds palmés, attrapaient des quantités de mouches, qu’elles mangeaient à leur déjeuner.

Les hiboux guettaient anxieusement les souris qu’ils attrapaient et dont ils faisaient des puddings au sagou.

Les cochons d’Inde trottinaient à travers les jardins et mangeaient des laitues et du fromage de Cheshire.

Les chats se tenaient tranquillement assis au soleil et se nourrissaient de biscuits.

Les poissons habitaient dans le lac et se nourrissaient surtout de bigorneaux bouillis.

Et ces sept familles vivaient toutes ensemble dans l’allégresse et la félicité.
 
 

CHAPITRE IV

 

Les enfants des sept familles sont envoyés à l’étranger

 
 

Un beau jour, les sept pères et les sept mères des sept familles décidèrent d’envoyer leurs enfants à la découverte du monde.

Ils les firent donc venir tous ensemble et leur donnèrent à chacun huit shillings et quelque bon conseil, quelques pastilles de chocolat et un petit agenda de maroquin vert pour y inscrire leurs dépenses.

Puis il les conjurèrent tout particulièrement de ne point se quereller et tous les parents expédièrent leurs enfants avec une dernière injonction.

« Si, dirent les vieux perroquets, si vous trouvez une cerise, ne vous battez pas à qui l’aura. »

« Et, dirent les vieilles cigognes, si vous trouvez une grenouille, partagez-la soigneusement en sept morceaux, et, sous aucun prétexte, ne vous querellez pour cela. »

Et les vieilles oies dirent aux sept petites oies : « Quoi que vous fassiez, soyez sûres que jamais vous ne parviendrez à atteindre une Puce Plum-pudding. »

Et les vieux hiboux dirent : « Si vous trouvez une souris, découpez-la en sept tranches et mangez-la joyeusement, mais sans dispute. »

Et les vieux cochons d’Inde dirent : « Ayez soin de manger vos laitues, si vous en trouvez, sans voracité et dans le calme. »

Et les vieux chats dirent : « Surtout, ne vous mêlez pas des affaires d’un Clangle-Wangle, si jamais vous en voyez un. »

Et les vieux poissons dirent : « Par-dessus tout, évitez de manger un Boss-Woss bleu, car ils sont brouillés avec les poissons et leur donnent mal aux orteils. »

Les enfants de chaque famille remercièrent alors leurs parents et, après un total de quarante-neuf révérences fort polies, les voilà lancés par le vaste monde.
 
 

CHAPITRE V

 

Histoire des sept petits perroquets

 
 

Les sept petits perroquets s’étaient à peine éloignés qu’ils avisèrent un arbre porteur d’une unique cerise. L’aîné la cueillit immédiatement, mais les six autres, terriblement affamés, se mirent en tête de l’avoir aussi. Là-dessus, tous les sept commencèrent à se battre et ils bataillaient et
     s’emportaient et
         s’ébouriffaient et
            s’emmêlaient et
               se gonflaient et
                  s’enveloppaient et
                    s’embufflaient et
                       s’endufflaient et
                          s’enflufflaient et
                              s’engufflaient et
                                s’embrufflaient et

hurlaient et criaient et braillaient et grinçaient et griffaient et mordaient et frappaient et cognaient et boumaient et fonffaient les uns sur les autres, tant qu’ils se trouvèrent tous réduits en petits morceaux et qu’il ne resta plus, à la fin, pour rappeler ce regrettable incident, que la cerise et sept petites plumes vertes.

Ainsi finirent, dans le désordre et la volubilité, les sept petits perroquets.
 
 

 
 

CHAPITRE VI

 

Histoire des sept petites cigognes

 
 

Quand les sept petites cigognes furent parties, elles marchèrent et volèrent pendant quatorze semaines en ligne droite, et encore pendant six semaines en ligne courbe, après quoi elles se mirent à courir aussi vite qu’elles purent pendant cent huit miles et ensuite elles s’arrêtèrent et firent un bruit luifondanieux en claque-flaque-battant avec leur bec.

Au même instant, elles aperçurent une grosse grenouille, tachetée de vert, portant une raie bleu ciel sous chaque oreille. Affamées comme elles étaient, elles foncèrent immédiatement sur elle et s’apprêtaient à en faire sept parts, quand une dispute s’éleva sur la question de savoir laquelle de ses pattes serait détachée la première. L’une disait noir, l’autre blanc, et la grenouille profita de la querelle pour s’échapper. Quand elles s’aperçurent de sa fuite, les petites cigognes se mirent à
     claque-flaquer
         battre-platter
            pattre-battre
               matte-flaquer
                  flatte-quattrer plus violemment que jamais.

Et, après s’être battues toute une semaine, elles se mirent en pièces à coups de bec si bien qu’à la fin, il ne resta rien d’aucune, que le bec.

Ainsi finirent les sept petites cigognes.
 
 

 
 

CHAPITRE VII

 

Histoire des sept petites oies

 
 

Au début de leur voyage, les petites oies passèrent par une vaste plaine où il n’y avait qu’un arbre, d’ailleurs fort mal en point.

Quatre d’entre elles montèrent au faîte pour observer les alentours tandis que les trois autres allaient se dandinant, récitant des poésies et leurs six dernières leçons d’arithmétique, de géographie et de cuisine.

Elles aperçurent bientôt, dans le lointain, un objet d’allure étrange, tout à fait obèse, doué d’un corps rigoureusement sphérique, image frappante d’un plum-pudding bouilli, avec deux petites ailes, un bec, trois plumes dressées sur la tête et une seule patte.

Au bout d’un instant, les sept petites oies dirent entre elles : « Pas de doute ! Cette bête doit être une Puce Plum-pudding ! » Sur quoi, elles se mirent imprudemment à chanter :
 

Puce Plum-pudding, eh !

Puce Plum-pudding, eh !

En quelque lieu que vous soyez

O, près de notre arbre venez.

Écoutez-nous, ô écoutez, ô écoutez !
 

À peine avaient-elles chanté le dernier vers, que la Puce Plum-pudding se mit à sauter et à bondir sur son unique patte avec une vélocité terrifiante et vint droit sur l’arbre où elle s’arrêta, regardant autour d’elle avec autant d’indifférence que de volume.

Là-dessus, les sept petites oies se trouvèrent fort alarmées et tremblantes : l’une d’elles allongea son long cou jusqu’à l’effleurer du bout du bec, mais aussitôt la Puce Plum-pudding bondit et se mit à sauter çà et là de plus en plus fort et de plus en plus haut, après quoi elle ouvrit le bec et, à la grande surprise et à l’indignation des sept petites oies, aboya si haut et si furieusement et si terriblement qu’elles se trouvèrent tout à fait incapables de supporter tant de bruit et, les unes après les autres, s’écroulèrent par terre, raides mortes.
Ainsi finirent les sept petites oies.
 
 

 
 

CHAPITRE VIII

 

Histoire des sept petits hiboux

 
 

Après leur départ, les petits hiboux se posèrent de temps en temps sur les branches de vieux arbres sans jamais fournir une longue étape.

Une nuit qu’il faisait très noir, ils crurent entendre une souris, mais, comme les becs de gaz n’étaient pas allumés, ils ne pouvaient pas la voir.

Alors ils crièrent : « Est-ce une souris ? »

À quoi la souris répondit : « Cri-gri-fri, c’en est une. »

Aussitôt, tous les petits hiboux se jetèrent du haut de l’arbre, pour descendre à terre ; mais ils n’aperçurent pas sous eux un grand bassin dans lequel ils tombèrent tous superficiellement et se noyèrent en moins d’une demi-minute.

Ainsi finirent les sept petits hiboux.
 
 

 
 

CHAPITRE IX

 

Histoire des sept petits cochons d’Inde

 
 

Les sept petits cochons d’Inde allèrent dans un jardin plein de groseilliers et de figriers et s’endormirent sous l’un d’eux. Quand ils s’éveillèrent, ils virent une énorme laitue qui avait poussé pendant leur sommeil et qui portait une extraordinaire quantité de feuilles vertes. À ce spectacle, ils s’écrièrent tous :
 

Laitue ! oh, laitue !

n’es-tu, oh, n’es-tu

laitue, prête à nous laisser

lâcher les perches où nous perchons

pour lécher, laitue, tes chères feuilles !
 

Et, sans plus attendre, les sept petits cochons d’Inde se précipitèrent avec la dernière énergie contre le pied de laitue et se cognèrent si brutalement la tête contre sa tige que le choc provoqua immédiatement une inflammation naissante et transitionnelle de leurs nez qui empira et empira et empira et empira, tant qu’elle les tua tous les sept de mort accidentelle.

Ainsi finirent les sept petits cochons d’Inde.
 
 

 
 

CHAPITRE X

 

Histoire des sept petits chats

 
 

Les sept petits chats partirent en grande allégresse et rapacité. Mais, comme ils atteignaient le sommet d’une haute colline, ils aperçurent au loin un Clangle-Wangle (ou, pour être exact : un Clangel-Wangel) et, en dépit des avertissements qu’ils avaient reçus, ils coururent droit sur lui.

(Or, le Clangle-Wangle est une bête extrêmement dangereuse et fourbe qu’on ne rencontre pas couramment. Ils vivent dans l’eau aussi bien que sur terre, se servant, dans le premier élément, de leur longue queue comme d’une voile. Leur rapidité est extraordinaire, mais leurs mœurs, domestiques et superflues, et leur maintien ordinaire, pensif et transparent. Par les soirs d’été, parfois, on peut les voir près du lac Pipple-Popple, debout sur la tête et fredonnant leurs mélodies nationales ; ils vivent uniquement de légumes, à moins qu’ils ne mangent du veau, ou du mouton ou du porc ou du bœuf ou du poisson ou du salpêtre).

Dès que le Clangle-Wangle vit s’approcher les sept petits chats, il s’enfuit et courut d’une traite pendant quatre mois ; les chats eurent beau s’essouffler à sa poursuite, ils ne parvinrent jamais à le rejoindre et tous, les uns après les autres, moururent de fatigue et d’épuisement et jamais ne s’en relevèrent.

Ainsi finirent les sept petits chats.
 
 

 
 

CHAPITRE XI

 

Histoire des sept petits poissons

 
 

Les sept petits poissons s’en furent à la nage à travers le lac Pipple-Popple et, de là, dans la rivière et, de là, dans l’océan où, malheureusement pour eux, ils rencontrèrent, le quinzième jour de leur voyage, un Boss-Woss bleu ciel, à la poursuite duquel ils se lancèrent immédiatement. Mais le Boss-Woss bleu plongea dans les profondeurs
          perpendiculaires,
                   spiraculaires,
                           orbiculaires,
                                  quadrangulaires,
                                        circulaires de vase molle où il avait en effet sa demeure.

Les sept petits poissons, nageant avec une extrême et inconfortable vélocité, plongèrent dans la vase à sa suite, tout à fait contre leur gré, et, faute d’habitude, ils étouffèrent tous en peu d’instants.

Ainsi finirent les sept petits poissons.
 
 

 
 

CHAPITRE XII

 

De ce qu’il advint ensuite

 
 

Quand il fut reconnu que les

               sept petits perroquets et

         les sept petites cigognes et

les sept petites oies et

les sept petits hiboux et

les sept petits cochons d’Inde et

les sept petits chats et

les sept petits poissons

étaient tous morts, alors la Grenouille, la Puce Plum-pudding, la Souris, le Clangel-Wangel et le Boss-Woss bleu se réunirent pour célébrer leur bonne fortune. Ils recueillirent les sept plumes des sept petits perroquets, les sept becs des sept petites cigognes, la laitue et la cerise et, après avoir disposé cette dernière sur la laitue et les autres objets en cercle à sa base, ils dansèrent une anglaise autour de ces trophées jusqu’à tomber de fatigue ; puis ils donnèrent un thé, une garden-party, un bal et un concert ; après quoi, ils retournèrent à leurs domiciles respectifs, pleins d’allégresse et de considération, de sympathie, de contentement et de dégoût.
 
 

 
 

CHAPITRE XIII

 

De ce qu’il advint ensuite des parents

des quarante-neuf enfants

 
 

Mais quand les deux vieux perroquets,

                         les deux vieilles cigognes,

                         les deux vieilles oies,

                         les deux vieux hiboux,

                         les deux vieux cochons d’Inde,

                         les deux vieux chats,

                         les deux vieux poissons

furent instruits, par la lecture des journaux, de la calamiteuse et totale extinction de leur progéniture, ils décidèrent de refuser désormais toute nourriture et, s’adressant aux magasins de toute espèce, ils se procurèrent en grandes quantités du poivre de Cayenne, de l’eau-de-vie, du vinaigre, de la cire-à-cacheter bleue et sept grands bocaux à couvercles étanches. Cela fait, ils mangèrent un léger potage au pain bis et aux artichauts de Jérusalem et prirent un pathétique et solennel congé de leurs relations, qui étaient très nombreuses et distinguées, choisies, solvables et ridicules.
 
 

CHAPITRE XIII

 

Conclusion

 
 

Après quoi, ils remplirent les bocaux des ingrédients requis pour la marinade et chaque couple sauta dans son bocal particulier, effort dont, naturellement, ils moururent sur le coup. En quelques minutes, ils étaient parfaitement marinés. Ils avaient auparavant fait leur testament (avec l’assistance des hommes de loi les plus éminents du district), dans lequel ils laissaient des instructions précises : les couvercles des bocaux devaient être soigneusement scellés avec la cire-à-cacheter bleue qu’ils avaient achetée, et eux-mêmes, dans les bocaux, devaient être présentés au musée municipal de la ville de Tosh pour y être étiquetés de parchemin, ou de quelqu’autre succédané antipathique, et exposés sur une table de marbre à pieds de vermeil au quotidien examen, à la quotidienne contemplation et pour le profit perpétuel du public pusillanime.

Si, par hasard, vous allez à Gramblamble et que vous visitiez le musée de la ville de Tosh, cherchez-les sur la quatre-vingt-dix-huitième table dans la quatre cent vingt-septième salle du couloir de droite de l’aile gauche du quadrangle central de ce magnifique édifice ; car, si vous ne le faites pas, comment voulez-vous les voir ?
 
 

 
 

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(Edward Lear, « The History of the Seven Families of the Lake Pipple-popple, » traduction non attribuée, in Réalités secrètes, cahiers trimestriels dirigés par Marcel Béalu et René Rougerie, n° XIX, mai 1964, Paris : Rougerie/Librairie Le Pont Traversé ; les illustrations d’Edward Lear sont tirées de l’édition originale, Nonsense Songs, Stories, Botany and Alphabets, Aylesbury, 1871)