BROUILLARD EN MER
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C’était la troisième fois que je passais l’Atlantique à bord de la Vendée. Je m’étais fait presque un ami du vieux commandant Croisette, à qui, dès ma première traversée, le directeur de la compagnie m’avait aimablement recommandé. J’avais l’honneur de manger à sa table et nous causions souvent, le soir, après dîner. Un très charmant homme. Il se laissait complaisamment interroger sur toutes ces choses de la mer dont l’inconnu redoutable passionne toujours les gens de terre. Certes, le commandant Croisette préférait parler de son métier ou des curiosités qu’il avait vues de ses yeux, au cours de ses voyages ; mais quand j’abordais le chapitre des légendes, si sa bouche fine et un peu sévère esquissait un indulgent sourire, il ne m’en répondait pas moins obligeamment.
Or, il advint que je l’entrepris sur le sujet d’une croyance fort belle, à mon avis, l’une de ces admirables superstitions qui ne peuvent naître – comme celle du vaisseau fantôme – que dans l’esprit mystique et rêveur des marins.
« J’ai lu quelque part, lui dis-je, que, lorsqu’un navire, mis hors service et détruit, est remplacé par un autre, l’âme du premier, si l’on peut dire, se plaît à hanter le second ; que cette âme du vieux bateau mort accompagne partout le bateau vivant comme une sorte de génie nostalgique et tutélaire… »
Je me tus, présumant que mon invitation à discourir susciterait seulement, de la part de mon interlocuteur, des remarques impersonnelles et, plutôt que des élans poétiques, quelques considérations bien positives touchant la longévité des navires, le nombre de milles qu’ils peuvent parcourir durant leur vie, les raisons pour lesquelles l’armateur les condamne à mort, le processus de leur destruction…
À ma grande surprise, le commandant Croisette garda le silence pendant quelques instants, comme si mes paroles l’eussent jeté dans quelque étrange méditation. Et enfin, sans le moindre apprêt, il commença :
« C’était en novembre, vers cinq heures du soir, un peu avant la tombée de la nuit. Nous entrâmes dans un brouillard qui s’épaissit rapidement. Nous, c’est-à-dire l’Atlantide, tout son monde et moi, qui commandait le paquebot. Nous faisions route, comme à présent, vers New-York. La latitude et la longitude ne vous diraient rien ; qu’il vous suffise de savoir que nous étions à mi-chemin, en plein océan.
J’étais souffrant, par hasard, moi qui suis solide comme un roc. Je m’étais réveillé fiévreux, la tête brûlante, les tempes martelées. Toute la journée, j’avais somnolé. Mais quand je vis ce brouillard, je remontai au poste de la passerelle, et je repris la direction de toutes choses.
La nuit et le brouillard. Une obscurité totale. On ne fait pas mieux. Cela ne me troublait pas. Ce n’était pas de la veille que je bourlinguais sur la mare aux harengs, comme vous dites. Seulement, toute ma vigilance était tendue, et je m’aperçus qu’il n’y avait pas de meilleur remède contre une indisposition sans doute passagère. Treize cents existences à bord – et le brouillard ! Je vous assure que tous les cachets pharmaceutiques du monde ne sont pas d’un effet plus souverain pour combattre la migraine !
Nous avancions à vitesse réduite, et la sirène fonctionnait régulièrement, avec des arrêts périodiques qui me permettaient d’écouter, dans les ténèbres, la sirène possible des autres.
Je ne vous dirai pas que je suis musicien. Mais, quand on a parcouru, un grand nombre de fois, la même ligne, et que le brouillard fait, par-ci par-là, chanter les bateaux, on acquiert un peu « d’oreille. » C’est ainsi que j’entendis très bien la voix toujours enrouée du Franklin, sans le voir. Il passait au loin. Je me rappelle l’heure : 7 h. 15. Vous me direz que je ne pouvais pas ignorer que le Franklin était parti de New-York, tel jour, à telle heure, et que, par conséquent, il devait, ce soir-là, se croiser avec l’Atlantide. Je vous l’accorde et je reconnais que cela réduit considérablement le mérite de mon repérage par le son. Mais attendez la suite.
Nous naviguâmes jusqu’à 9 heures dans les mêmes conditions. Visibilité absolument nulle. Brouillard à couper au couteau. Froid assez intense et silence complet autour de nous ; rien que le bruit des vagues et le cri de notre sirène : un beau mugissement net et grave. Les mille lumières de l’Atlantide éclairaient les ténèbres blanchâtres, comme une muraille d’ouate impénétrable.
Puis, à 9 heures, une chose se passa qui me donne le frisson quand je me la rappelle… Notre sirène, après un silence réglementaire, ne reprit pas.
Réalisez cela. Au moment où je m’attendais à la réentendre : rien ! Nous étions devenus muets… Une « panne » si vous voulez. Pas grave et des plus réparables ; mais, avant que nous eussions recouvré le pouvoir de hurler, un certain temps s’écoulerait ; et, je le confesse, la perspective de glisser, sans voix comme sans yeux, dans la « purée de pois » qui nous enveloppait, n’était pas réjouissante. Je sus alors ce que c’est qu’écouter ! Pour laisser à l’ouïe la disposition de toute sa force, mes autres sens, me semblait-il, s’effaçaient, et je ne vivais plus que par les oreilles.
Soudain, mes nerfs furent secoués d’une angoisse violente. Un son puissant, un meuglement rauque éclata sur la mer, dans l’espace, si près de nous, par tribord avant, que je crus tout perdu. Presque aussitôt, apparut, courant sur nous, la silhouette géante d’un navire dont, jusqu’ici, rien n’avait annoncé l’approche.
Machinalement, j’avait lancé mon ordre à la timonerie. Seul, un coup de barre immédiat pouvait éviter la collision. L’autre manœuvra de même. Les deux paquebots passèrent à se toucher. J’aperçus, comme une vision fuyante, la coque immense, les vastes superstructures, les trois cheminées inclinées vomissant des torrents de fumée… et toujours retentissait, lugubre, la sirène rauque qui s’était fait entendre si brusquement et grâce à laquelle une catastrophe effroyable ne s’était pas produite.
Mon second, auprès de moi, tremblait d’émotion. Il dit cependant :
« C’est la Floriana. »
Oui, c’était bien la Floriana, le nouveau liner de la Panamerican, le magnifique paquebot dont nous connaissions forcément la présence dans ces parages, la Floriana qui accomplissait sa cinquième traversée.
« Eux aussi, reprit mon second, ils auront eu quelque chose à leur sirène. On parle toujours de sabotages sur ces beaux bateaux neufs… Quelle fichue coïncidence : eux et nous réduits au mutisme, à la même heure ! Mais c’est une vraie veine qu’ils aient pu réparer juste à temps, ce qui nous a permis de gouverner. Il s’en est fallu d’une demi-seconde. J’appelle cela providentiel !
– Êtes-vous sûr, lui dis-je, qu’ils aient pu « réparer juste à temps » leur sirène ?
– Qu’entendez-vous par là, commandant ? me demanda-t-il en me considérant avec curiosité.
– Leur sirène, mon cher, leur sirène… »
Je n’osai pas continuer. Ce que j’allais dire m’effrayait. Peut-être était-il prudent de le garder pour moi. Mon second savait que j’étais mal en point. Qui sait s’il n’attribuerait pas à la fièvre la bizarrerie de mes propos ? Qui sait si, ayant reçu ma confidence, il ne songerait pas : « Le commandant a été le jouet d’une hallucination de l’ouïe ?… »
Car, monsieur, ce n’est pas la sirène de la Floriana que j’avais entendue, moi, avec mes bonnes oreilles. C’est celle de l’Altona. Et savez-vous ce qu’était l’Altona, monsieur ? Plus rien. Un vaisseau mort. L’Altona était démolie depuis un an. Et c’est la Floriana qui l’avait remplacée sur la ligne.
C’était avant la T. S. F. Avant bien d’autres inventions…
Moquez-vous de moi ; je n’ai jamais cherché à savoir la vérité au siège de la Panamerican. La vérité, ce n’est pas qu’elle me fasse peur. Non. Mais j’aime mieux, – comprenez-vous ? – j’aime mieux croire qu’une nuit de brouillard, en mer, j’ai vécu deux minutes de légende. »
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(Maurice Renard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-deuxième année, n° 18797, samedi 7 septembre 1935 ; Robert Spence, « The Flying Dutchman, » gravure, c. 1886-1906)
LE HOLLANDAIS VOLANT
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Un fait certain, c’est que jamais, au grand jamais, sur aucun des navires où j’avais pris passage, les gens ne s’étaient livrés à tant de causeries, commentaires et discussions concernant les légendes de la mer. À table, vous aviez beau faire, la conversation retombait toujours sur ces damnées histoires qui se terminent fatalement assez mal pour les marins ou même pour les passagers qui ont été soi-disant témoins des faits. J’avais pour voisine une grande et grosse dame de nationalité suisse, craintive comme pas une, et je l’entends encore murmurer avec frayeur : « Mon Dieu ! Encore ces choses ! » lorsque quelqu’un revenait sur le chapitre en question. Le plus singulier, c’est qu’elle-même, cette grande et grosse dame, se mit tout à coup à parler du « Hollandais volant » un soir que chacun avait très gaiement donné son avis à propos du Carnaval de Nice, que tout le monde connaissait, bien entendu. Un silence s’était établi après cela, et cette excellente grande et grosse dame si craintive avait pris la parole d’une façon des plus bizarres, à croire qu’il lui semblait impérieusement nécessaire de rompre ce silence. Et néanmoins, tout en parlant, elle écarquillait des yeux tout ronds et effarés, comme si elle eût parlé contre son gré et qu’elle eût été non seulement stupéfaite, mais épouvantée, de s’entendre dire tout ce qu’elle disait sur le vaisseau fantôme.
Elle en demeura hébétée tout le restant de la soirée et toute la journée du lendemain, sans d’ailleurs confesser à aucun d’entre nous la raison de son hébétement. Mais je lisais dans sa pensée comme dans un livre écrit pour les enfants, et ayant moi-même succombé plusieurs fois à l’irrésistible tentation de mêler des fantômes ruisselants à l’existence du bord, je savais bien qu’une obscure puissance nous obligeait à évoquer ainsi, tour à tour, les sinistres figures légendaires de l’océan.
Oh ! C’était mauvais signe. Très mauvais signe. Nous en avions conscience, allez ! Mais c’était, aussi, diablement instructif, et je pense que si j’avais retenu seulement la moitié de tout ce qui s’est raconté au cours de cette traversée, j’aurais pu faire éditer un bouquin tout à fait intéressant sur les épouvantails que le commerce de la mer engendre chez les hommes, et les multiples formes que chaque légende revêt selon les pays.
Ce qui, peut-être, me frappa le plus, ce fut, du « Hollandais volant, » l’admirable et saisissante variation qui représente le vaisseau fantôme comme étant, en effet, un vaisseau volant, – non pas naviguant sur les flots nocturnes, gigantesque trois-mâts ne cessant de grandir et de se développer en tout sens au cours des siècles, comme une créature terriblement vivante, – mais je dis bien : un vaisseau fendant les nuées, passant dans le ciel des catastrophes, toutes ses voiles gonflées d’ouragan et ses cordages sifflant jusqu’à hurler.
Rien, je l’avoue, ne me semblait plus propre à faire se hérisser les cheveux sur le crâne de nos grands-pères – rien comme la vision du bâtiment maudit, traînant mille lambeaux allumés d’étincelles et montrant aux matelots en perdition le dessous effrayant de sa carène monstrueuse, avec sa quille marquée d’un trait phosphorescent. Comme cela, je comprenais mieux, je réalisais dans toute sa force l’épouvantement que le vaisseau fantôme avait entretenu jadis chez les gens de mer et dont, peut-être, il les glaçait encore parfois.
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Lorsque, tout près des côtes de Bretagne, les flots commencèrent à se soulever, lorsque les officiers nous prévinrent gentiment que nous allions essuyer un assez gros temps, je ne pus m’empêcher de me rappeler toutes nos conversations et d’y voir plus que jamais un funeste présage. Impossible d’échapper à cette hantise.
Mais, la nuit étant venue sur une mer démontée, je ne me penchai pas pour y chercher du regard l’ombre tordue des êtres mythologiques, ou bien un pâle surgissement de spectres, ou bien l’entrevision d’une cité engloutie et pourtant illuminée. Je levai les yeux, au contraire, vers les nuages, et, moitié par jeu, moitié sous l’empire d’une appréhension grandissante, c’est au vaisseau fantôme, au « Hollandais volant » que je pensais.
Je ne le vis pas avant notre naufrage, ainsi qu’il eût été classique qu’il m’apparût. Je le vis après. Et ce ne fut ni un rêve, ni même – mon Dieu, non – ni même une hallucination. Ce fut… Mais si je vous le révèle, la suite n’aura plus pour vous aucun sel.
Notre paquebot s’ouvrit sur des écueils où la tempête l’avait poussé. Je vous fais grâce du récit de mes émotions, qui ne furent pas, pourtant, insignifiantes, je vous l’assure.
Ayant perdu connaissance lorsque notre canot de sauvetage, trop chargé, se retourna, je revins à moi, très faiblement, pour me sentir étendu sur le dos. Je n’avais qu’une sensation presque inexistante du monde extérieur. Cependant, la certitude s’imposait à moi que je venais d’être jeté par les lames sur quelque rocher ou quelque banc de sable. Je ne pouvais remuer le petit doigt. Je me sentais anéanti. Un vent violent passait sur ma figure, des éclairs fulguraient à tout instant, créant des alternatives de ténèbres et de lumière. Les coups de bourrasque charriaient l’odeur puissamment iodée de la mer. Mes yeux, à peine entrouverts, n’apercevaient que l’immensité indistincte.
Et, tout à coup, je le vis.
Énorme et sombre, il planait au-dessus de moi. Il semblait s’être arrêté un instant dans son éternelle et infernale traversée, afin que son équipage d’horreur put contempler notre désastre et s’en réjouir lugubrement. Il tanguait et roulait dans l’espace aérien, comme sur l’eau furieuse un navire ordinaire. Et j’apercevais, comme prévu, le dessous effrayant de sa coque, avec sa quille soulignée d’une lueur spectrale.
L’effroi du surnaturel me procura une vigueur soudaine. Je fis un effort surhumain pour me soustraire à la menace indicible qui surplombait mon impuissance comme une malédiction du ciel et de l’enfer. Je me dressai sur mon séant avec une clameur étouffée que j’entendis…
J’entendis non moins, aussitôt, une voix de femme, apaisante, qui caressa mon oreille, tandis que des mains me recouchaient avec douceur.
« Le « Hollandais volant ! » fis-je en gémissant, les yeux toujours levés vers l’abomination.
Quelqu’un se mit à rire. Très peu. À rire, cependant.
Et le vaisseau fantôme disparut alors.
Ce n’était qu’un vieux trois-mâts pas plus grand qu’un jouet, un ancien ex-voto d’église, suspendu dans le hall d’une villa très élégante, juste au-dessus du divan où l’on m’avait porté après mon sauvetage. Des femmes m’entouraient. L’une d’elle m’éventait vigoureusement à l’aide d’une serviette qui masquait et démasquait la lumière atténuée d’une lampe et dont le souffle faisait bouger le petit trois-mâts au bout de ses fils. On venait de badigeonner à la teinture d’iode une blessure légère que j’avais au front.
Je pourrais vous dire que l’une de ces femmes était charmante et qu’elle épiait avec un délicieux émoi mon retour à la vie. Par malheur, il n’en fut rien, et l’histoire de ma rencontre avec le « Hollandais volant » se termina prosaïquement, à la minute même où, par bonté, quelqu’un décrocha le sujet dérisoire de ma grande terreur.
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(Maurice Renard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-troisième année, samedi 8 août 1936 ; gravure de Hugo L. Braune pour « Der Fliegende Holländer, » de Richard Wagner, 1906)