Vers l’avril, il y a déjà près d’un quart de siècle, un paysagiste, alors orné de l’une de ces chevelures dont eussent été fiers les Jeunes-France célébrés par Théophile Gautier, leur maître à tous, et non moins chauve aujourd’hui que le plus cancre de ces Philistins qu’ils abhorraient ex imo, fut surpris par la nuit dans les montagnes du Rouergue, où, toute la journée, assis sous un saule ombellé comme un parasol, il avait tenté d’ébaucher un site vraiment classique lui rappelant plusieurs des vingt-deux toiles dont se compose la Vie de saint Bruno, peinte par cet Eustache Lesueur qui, selon ses biographes, mérita le surnom de Raphaël français. Imaginez une gorge farouche et déserte entre deux longues chaînes de roches aussi trouées que des madrépores d’où s’échappent, en plaintives cascatelles, maintes sources qui, se réunissant au fond d’une étroite vallée, y forment un torrent très impétueux au bord duquel croissent pêle-mêle toutes sortes d’herbes vivaces. Sur l’une des deux parois, presque à pic, séparées par la ravine, un manoir ruiné se profilait parmi des plantes aromatiques, thyms, menthes ou fenouils, et, sur l’autre, les feux obliques du couchant avivaient les mousses mortes couvrant le chaume d’une sorte d’ermitage légendaire dont le dernier hôte, quasi-centenaire, un sieur Fra Coulas, décédé sous la Restauration en odeur de sainteté, n’avait jamais eu de successeur…

« Ici, ma foi, l’on est bien ; puisque j’y suis, j’y reste ! »

Et le disciple des Millet, des Corot, des Troyon, des Dupré et des Courbet, après avoir enfermé dans sa boîte à couleurs sa palette et ses pinceaux, ne se sentant pas la force de regagner l’auberge, en laquelle il logeait depuis quelques semaines, à l’orée d’un hameau forestier sis à quatre ou cinq kilomètres de là, eut vite pris son parti :

« Le gazon frais et tendre me servira de lit, et la ramée de toit ; il y a dans mon bissac un chanteau de pain bis, la moitié d’un saucisson, une demi-bouteille du crû, des fromages secs, un flacon d’eau-de-vie de marc. Cordieu ! vraiment, en voilà plus qu’il ne m’en faut pour attendre en sybarite la nouvelle aurore et même la prochaine vesprée. »

Or, s’étant installé tranquillement entre des haies, il attaqua ses provisions et, dès qu’il se fut ravigoté, bourra sa pipe en racine de buis et fuma du caporal, les yeux emplis des agrestes et sauvages splendeurs de la nature ambiante qui s’éteignaient peu à peu…

« Quel chic, quel galbe, tout ça, nom d’un chien ! »

Ayant vu se coucher le glorieux soleil en des flots de pourpre et d’or, puis se lever la benoîte lune dont la lumière diffuse argentait les crêtes des monts et les abîmes des combes, il se disposait à ronfler sous la caresse des brises et le regard des étoiles, lorsqu’il ouït à sa droite les gammes filantes et chromatiques d’un pipeau.

« Dormir en musique, une vraie chance, oui ; mais qu’es aco ? »

Se haussant sur les coudes et tendant la tête, il aperçut un troupeau de chèvres conduites par un barbet et qui, descendues des rampes, s’apprêtaient à franchir l’eau sur un tronc d’arbre ; au loin, à travers les fougères, sonnaient des pas précipités…

« Après le bétail, le chien et puis le pâtre : c’est dans l’ordre établi depuis le commencement… »

Il n’acheva pas et se redressa très étonné ; parmi le clair-obscur, il avait distingué tout au bas des pentes une ombre singulière qui bondissait avec une rapidité vertigineuse sur les blocs de basalte chus du faîte des buttes, et ce fantôme en atteignit un autre plus léger, arrêté dans sa course par un obstacle imprévu, puis se produisit un craquement d’étoffes suivi de cris aigus, et les rayons des astres frappèrent un envolement de voiles dispersés…

« Était-ce un satyre ? et sa proie, une nymphe ? Y avait-il donc encore des faunes et des dryades en cette contrée, et le vieux Pan existait-il toujours ?… »

Se croyant le jouet de son imagination, évoquant malgré lui les êtres dont étaient peuplées les campagnes antiques auxquelles ressemblait en quelque sorte le paysage dont il était environné, l’artiste se frottait les yeux ; une plainte déchirante lui prouva qu’il rêvait point, et voici qu’il reconnut une blanche épigie entre les bras velus du chèvre-pied, qui, l’ayant emportée vers une fissure oblongue, béante à la base de l’une des deux montagnes, s’y engouffra violemment et disparut avec sa victime, ce noir ravisseur !

« Ha, par exemple, ça, c’est trop fort, et j’en suis bleu ! »

Bouleversé par cette vision, lui, si brave, nullement superstitieux et que n’avaient jamais hanté les souvenirs mythologiques dont il se moquait naguère avec ses camarades d’atelier, le peintre trembla durant toute la nuit, et, dès l’aube, tout son courage lui étant revenu, il explora les alentours. Aucun indice de rapt, aucune trace des spectres nocturnes ; seulement, à l’extrémité du pertuis, il découvrit au milieu d’un taillis une houlette brisée en plusieurs morceaux et, plus loin, une agrafe à laquelle adhéraient des lambeaux de toile écrue pareille à celle dont se vêtent en la belle saison les terriennes des environs ; enfin, sur le seuil de la grotte, il trébucha contre un sabot en noyer trop petit pour le pied d’un homme, et même pour celui d’une femme mûre. Il voulut mais ne put entrer dans la crypte, qui s’ouvrait devant lui. Des âniers qui passaient avec leurs bêtes, de rudes mules catalanes, chargées de sacs de farine, l’avisèrent qui se demandait debout à l’orifice de la caverne, si, dans cette région, occupée jadis par des Ruthènes, il y avait aussi des Troglodytes…

« Ohé ! gens, est-ce que quelqu’un habite ici, par hasard ? »

Au lieu de répondre, ils se signèrent de haut en bas à diverses reprises, et ce n’est que de très loin que l’un d’eux, épouvanté, cria :

« Dieu vous garde ! écartez-vous de là, c’est le trou des Esprits !… »

Il se retira fort préoccupé ; de retour au village, il questionna d’abord divers artisans à peine moins illettrés que les rustres du district et qui cependant tombèrent des nues après s’être ébaudis de son aventure, ensuite quelques bourgeois assez érudits, entre autres le pharmacien de la localité, membre de plusieurs sociétés savantes, auteur de brochures appréciées des antiquaires et des historiens de la province, ex-vice président des comités d’apiculture et de taxidermie, etc. Les admirateurs de l’apothicaire et ce phénix lui-même, le prenant pour un fou, l’engagèrent ironiquement à consulter l’Aigle du Sud-Ouest, un certain bibliophile de Rodez, qui savait sur le bout du doigt tous les faits et gestes de la Guyenne, de la Gascogne et de tout le Midi, depuis la création de notre ère, inclusivement. Très mécontent de son enquête, et d’ailleurs médiocrement flatté d’être en butte à la fausse commisération de ces villageois aussi sots que narquois, il ne souffla plus mot de ses prétendues lubies, le Parisien, et, tout en maugréant en son for intérieur, il continua comme devant à brosser par monts et par vaux les innombrables beautés de leur âpre et magique pays. Oui, mais, soit en amont, soit en aval du torrentueux et sinueux Aveyron, au bord des gouffres ou sur les aires, ici, là, partout et toujours, il n’en fut pas moins harcelé par le souvenir de l’étrange apparition, au cours de cette nuit par lui passée en plein vent, tantôt admettant que ses sens l’avaient induit en erreur, tantôt concluant, au contraire, qu’ils ne l’avaient nullement abusé.

Le hasard, enfin, eut pitié de ses tannantes incertitudes et l’en débarrassa. Son sac sur le dos et son épieu à la main, il dévalait un soir le pic de Jeül, lorsque, de la route enroulée aux flancs de ce gigantesque mamelon de gneiss quartzeux, une colonne de poussière s’éleva tout à coup et, bientôt, agitant des fourches et des faux, une caravane de campagnards défila devant lui.

« Ce loup-garou, on le tient, grondait-on, et le voilà !… »

Le piéton invectivé de la sorte marchait, enchaîné, la corde au cou, entre deux gendarmes à cheval, le pistolet au poing et le sabre au clair. Rien de plus extraordinaire que cette espèce d’homme, et l’on hésitait même à croire qu’il en fût un. Affublé d’une peau de bélier, dont la laine teinte en bleue, lui collant au corps, se mêlait à la toison de sa poitrine osseuse, et de chausses en crins tissés sous lesquels s’irritait sa chair gonflée, il portait en bandoulière, au bout d’une courroie et par-dessus sa saye, un assemblage de petits tuyaux en bois d’inégale longueur et munis d’anches métalliques. Sa structure, encore plus insolite et plus sauvage que son accoutrement, terrifiait. Au milieu d’une longue face blême et curviligne hérissée de poils drus et fauves se divisant en deux touffes flasques, au-dessous d’un menton très bref, un grand nez busqué s’étendait tout frémissant, à peine interrompu par d’épaisses lèvres bombées et recouvrant des dents convexes, enchâssées en de saignantes gencives ; ensuite, sous un béret béarnais, rouge écarlate, enveloppant un front fuyant, étoilé d’yeux glauques sans cils ni sourcils, pointaient, une de chaque côté, comme des cornes, deux protubérances s’effilant et saillant au-dessus d’étroites oreilles molles ; et ce bipède anormal aux bras rudimentaires, fort courts, et dont les narines sécrétaient une bave visqueuse telle qu’il en jaillit du mufle des ruminants ; cet être inouï qui n’avait pas d’âge appréciable, perché sur deux jambes torses renflées aux jarrets, déprimées aux genoux et se terminant par des pieds bots fourchus sans aucune apparence d’orteils, s’avançait avec l’allure d’un quadrupède dressé sur son train de derrière et la hardiesse de cette bête entre toutes salace : le bouc !…

« Où diable ai-je déjà vu ce museau ? murmura l’élève des premiers maîtres de l’époque en l’art qu’il apprenait, où donc, où donc ? »

À ce moment, le sylvain tourna ses regards vitreux vers une blondine accroupie sur un monceau de grès concassés à la lisière du chemin et s’élança. N’eussent été ses liens fixés aux pommeaux des selles et qui le retinrent, il se fût abattu sur elle. Impuissant et presque étranglé, de plus piqué par les bancals des cavaliers, il rugit, effrayant les chevaux, et formidablement bêla…

« Lui, lui, lui-même ! alors s’écria le paysagiste au paroxysme de la joie ; oh ! je me doutais un peu que je n’avais pas eu d’hallucination, à la brune, en forêt, il y a quelques semaines : un visionnaire, moi, jamais ; oh ! sacrebleu ! c’est bien lui, mon Ægipan ! »

Et, tandis qu’on se racontait à l’envi comme quoi ce monstre rugueux et pileux, issu d’on ne sait quels êtres anthropomorphes, avait été pincé la nuit dans une carrière souterraine, en train de forcer deux fillettes, aussi belles que le jour, il tailla vite ses crayons et non loin de là, dans un bourg où l’on faisait halte, il croqua vivement ce dernier fils du dieu des bois, et ce sont ces notes rapides qui, plus tard, devaient lui fournir les principales lignes de son inoubliable tableau connu dans le public artistique et littéraire sous le nom dont est intitulé ce très véridique récit que j’écrivis sous les yeux du peintre en face de sa magnifique toile, à laquelle il devra peut-être une immortalité plus durable que celle de feu monsieur X… et de tant d’autres, académiciens, si bien morts aujourd’hui que l’on ignore en France, et même à Paris, s’ils ont vécu.
 

Septembre 1882
 
 

 

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(Léon Cladel, in Quelques Sires, Paris : Paul Ollendorff, 1885. Arthur Fischer, « Satyr and Nymph, » huile sur toile, 1900 ; Julian Russell Story, « Nymph and Satyr, » huile sur toile, c. 1892)