Ce n’était qu’une petite pelote de duvets lorsque je lui donnai asile, qu’une petite pelote hostile d’où sortaient, furieux, des claquements de bec. Je l’emportais au creux de mon chapeau et, chemin faisant, je sentais sous mes doigts la moiteur de son mince corps brûlant que secouait une fringale inextinguible. Chez moi, je procédai à son installation. Une poignée de foin volée à la chèvre et une boîte à souliers constituèrent un nid somptueux que mon poing, imprimé au creux, rendait à la fois vraisemblable et confortable. D’abord, monsieur l’oiseau ne voulait pas s’y mettre. Il préféra se percher sur le bastingage de carton, me regardant de ses yeux immenses et profonds aux paupières lourdes.
Ce n’était alors qu’une bête maladroite, ne possédant pas la science du vol rapide et soyeux qui tamise l’air du soir aux senteurs de meule séchée. Non, il ne savait que happer, d’une façon gloutonne, les petits morceaux de chair crue que je lui tendais du bout d’une brindille en forme de fourchette.
Ce fut lui qui me confia son nom : un soir que je travaillais solitaire, il se dressa en un invraisemblable haut-le-corps et lança aux échos étonnés de ma chambre une manière de cocorico lugubre : « Hou houhoule ! » Dès lors, pour moi, ce fut Houhoule.
Pauvre hibou ! tu n’étais qu’une bête bien innocente, et pourtant, malgré tout, tu m’inspirais une sorte de crainte superstitieuse. C’était l’époque où celle que j’aimais plus que tout au monde achevait sa vie gâchée, où je la voyais errer comme un fantôme, déjà, dans le grand jardin sombre embaumé par juin torride…
*
Cependant, Houhoule grandissait ; aux derniers duvets avaient succédé les premières plumes : gris-rosé avec des hachures brunes. Houhoule s’était acheté de beaux gants imbriqués d’un vert tirant sur le jaune, et il avait mis autour de ses yeux, enfoncés dans leur double cratère de plumes rayonnantes, une paire de splendides besicles.
Je crois le sentir encore, tout frémissant, dans un pose qu’il affectionnait, ses serres profondément enfoncées dans mon vêtement, ses larges ailes étendues sur ma poitrine, me regardant fixement de ses yeux énigmatiques faits pour les crépuscules.
Houhoule grandissait libre, dans ma chambre. Le soir, il faisait preuve d’une activité mystérieuse. Brusquement, du haut d’un meuble où il était embusqué, je le voyais foncer dans un coin ténébreux. Là, j’entendais de violents coups d’ailes et des chocs durs suivis d’un hululement triste. Réminiscences ancestrales de chasse ?
Souvent aussi, le prisonnier s’accrochait en palpitant aux rideaux de la fenêtre et restait là, immobile, de longues minutes à contempler le ciel du soir avec regret.
Outre son grand cri de chasse, Houhoule faisait souvent entendre un soupir assourdi, une sorte de soupir bizarre qui évoquait les nuits d’angoisse et d’insomnie d’un malade.
« Entends-tu ? Il chante ma mort, disait mon amie lorsqu’elle écoutait son chant crépusculaire. – Va, donne-lui la liberté, l’ennui le tue. Nous n’avons pas le droit de le faire souffrir ! »
Houhoule se précipitait maintenant, furieusement, contre la croisée, refusait toute nourriture et ne faisait plus sa toilette.
Sa mise en liberté fut décidée.
Nous attendîmes le soir.
L’heure vint où les jardins sentent la terre chaude, où les roses pâmées de chaleur livrent des parfums langoureux au vent qui brûle.
Les belles-de-nuit ouvrent leurs corolles safranées et les pivoines penchent au bord des massifs leurs grosses têtes épuisées.
Houhoule palpitait entre mes mains crispées, mais, avant de le livrer à la grande nature qui se refermerait sur lui, nous posâmes tour à tour nos lèvres sur sa tête mœlleuse de petite bête cruelle et puis mes mains s’ouvrirent…
L’oiseau chancela comme éperdu et fut un moment perché sur mon poignet, ses deux belles ailes demi-ouvertes. Puis, brusquement, il m’enfonça ses griffes dans la chair et disparut pour toujours dans la feuilleraie profonde…
Pour toujours aussi mourut celle que j’aimais et, dans mes pensées mornes, je n’arrive pas, quel que soit l’effort que je fasse, à séparer ces deux visions également aiguës : Houhoule crucifié sur ma poitrine et la malheureuse condamnée nous souriant d’un sourire navrant.
Signes mystérieux ? Simple coïncidence ? Qui sait !
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(Lucien Brives, « Les Contes de l’Intransigeant, » in L’Intransigeant, quarante-septième année, n° 16813, mardi 17 août 1926 ; illustrations de Charles G. Leland pour Johnnykin and the Goblins, Londres : Macmillan & Co., 1877)