On a connu des saints qui ont écrit leurs autobiographies, – et les anges eux-mêmes révèlent encore, de temps à autre, dit-on, des choses curieuses en un langage tout ordinaire et fort peu grammatical. Mais moi, j’ai vu le journal d’un dieu authentique qui se promena jadis librement sur la terre et au fond de la mer.

Son récit, – le « livre » de Jim Albro, – il l’écrivit à Barange Bay, – qui est dans la Papouasie, qui est au bout du monde, et même un peu plus loin encore : ce vaste pays sombre et souriant, sur lequel aucun Blanc n’a jamais marqué une emprise conquérante, où peut arriver tout ce que vous souhaiteriez croire, et bien des faits que vous ne pourriez jamais admettre. Il oublia d’en prendre le copyright lui-même. Mais il y a fort peu de chances pour qu’il revienne jamais le réclamer. Jeckel déclare, d’ailleurs, que la vérité est moins étrange que la fiction et qu’elle est d’un moins bon rapport. Je me sens donc tout à fait autorisé à disposer librement de ce remarquable ouvrage, tel que Jim Albro l’écrivit avec une balle de plomb sur quelques bandes d’écorce.

Dans son heure la plus sombre, Jim Albro dut deviner que quelqu’un viendrait, un jour, à sa recherche. Quelqu’un partait toujours à sa recherche où qu’il fût, et quelque danger qu’il y eût à le rejoindre. Il se trouvait toujours un ami pour le dénicher et le rapatrier lorsqu’il était dans l’embarras, pour payer ses dettes ou même, si c’était nécessaire, pour faciliter, par un cautionnement, sa mise en liberté provisoire. C’était une de ces fripouilles irrésistibles que l’on aime peut-être pour leurs folies, dont les erreurs les plus insensées sont acceptées comme les manifestations d’un caprice engageant, et qui ne cessent de signer avec sérénité des chèques sans provision sur le destin.

Tout de même, il est bizarre qu’il ait dû enfin rendre ses comptes sans aide, – complètement isolé…

« Un type comme Albro ne peut pas disparaître simplement, comme vous ou moi, dit le capitaine Bartlett d’une voix réfléchie. Il s’est tiré de trop de mauvais pas. Il en a pris trop à son aise avec les hommes, – les démons et les femmes aussi… »

Nous étions appuyés, groupe silencieux, au bastingage du petit Aurora Bird qui cherchait, en tâtonnant, son chemin à travers les récifs. Les potins avaient marché bon train au cours de la longue remontée de la Mer du Corail. Sur le sort d’Albro et de ses trois compagnons blancs et celui de leur équipage indigène, toutes les hypothèses avaient été discutées, jusqu’à la lassitude. Maintenant, l’incertitude nous tenait à la gorge ; – car nous étions enfin parvenus à Barange, où nous devions débarquer.

Quelque chose encore nous tourmentait – je pourrais appeler cela enchantement, et ne pas me tromper beaucoup. La brise paresseuse, venue de terre, nous apportait ce parfum, qui ne ressemble à aucun autre au monde, de la jungle pourrissante, et du sol fertile, de végétations empoisonnées et luxuriantes, de fleurs rares, soporifiques, à la fois chargées de mort et pleines d’une ardente vitalité. C’est le Souffle de la Papouasie. On dirait que, de la terre, il s’exhale tout chaud, comme d’une bouche. Quand on en a éprouvé la tiédeur, on ne peut plus l’oublier, partagé que l’on est entre la répulsion et le désir. Cette terre attirante et dangereuse, bien des hommes l’ont connue, – des trafiquants, perliers, recruteurs, chasseurs d’or, – et ils ont ardemment cherché à la connaître davantage, et beaucoup y ont laissé leur peau. Elle s’étend là, dernière énigme, – gardant encore ses secrets au-delà de ses côtes sauvages, – et de la frange de ses forêts inexplorées, sphinx noir des mers, magnifique et cruel.

Nous avons regardé s’élargir la baie. À nos yeux s’étalait la plage aux touffes de palmiers, devant les collines boudeuses frémissant dans la brume de chaleur, et les montagnes indéfinies et sans nom qui les dominaient. Depuis plus d’une heure, les seuls bruits entendus avaient été les ordres brusques que Bartlett lançait au Canaque du gouvernail, – le doux clapotement de l’écume par-dessus le bord, – le cri musical du sondeur, – le tap-tap des pointes de récifs frôlant la quille, et le grincement des cordages quand nos voiles s’enflaient ou s’affaissaient. Chacun de nous guettait, attentif, quelque signe du désastre. Chacun de nous avait une question qui lui brûlait les lèvres, à peu près la même question, je crois. Mais nul ne voulait la formuler avant que le Capitaine parlât. Nous savions qu’il avait porté à Albro un intérêt très particulier.

« Jetez-le comme vous voulez, il retombera toujours sur ses pieds, dit-il.

– Certes ! confirma Peters, le trafiquant dégingandé qui venait de Samarai. Ou bien, s’il ne pouvait se tenir debout, la foule se battrait pour obtenir le privilège de le soutenir et pour lui payer le dernier drink de la maison.

– Vous croyez qu’il vit encore ? piailla Harris.

– Si je crois qu’il vit ? répliqua Bartlett, sans tourner sa vieille tête hirsute. Il n’était pas fait pour finir misérablement dans un trou d’enfer comme celui-ci. Je parie sur la chance de Jim Albro qui a toujours fait ce qu’il a voulu.

– Peut-être bien, dit Peters, – et il donna une chiquenaude au barillet de son Webley, en ricanant. Peut-être que nous le retrouverons assis sur un chicot et en train de pêcher au milieu de nègres accroupis autour de lui. »

Vous noterez, chose bizarre, que ceci se passait avant que nous ayons appris le premier détail certain sur l’affaire de Barange Bay.

C’était maintenant le 20 avril. Le 2 novembre précédent, le schooner perlier Timothy S. avait quitté Cooktown pour Joannet Harbour, dans les Louisiades. Il n’était jamais parvenu à Joannet. En décembre, il avait été rencontré par un steamer de Sydney dans le groupe Bismarck, où il n’avait aucune raison de se trouver. Et au début de mars, sur la côte occidentale, quelques cannibales amicalement disposés, ou tout simplement vantards, avaient prévenu un missionnaire qu’un schooner britannique était échoué à Barange. C’était tout. Mais cela avait suffi pour que certains amis ou commanditaires de Cooktown nous eussent priés de nous renseigner sur place.

Jeckel renifla… Vous ne pouvez guère l’en blâmer : de nous cinq, c’était le seul qui n’eût jamais rencontré Jim Albro. D’ailleurs, c’était le rôle de Jeckel, de renifler. Vous avez dû lire ses petits articles spirituels dans le Bulletin, – ces entrefilets qui mordent et fument comme des pétards chinois. Au moment de notre départ, il prenait ses vacances, et, bien entendu, ayant eu vent de l’affaire, il s’attacha à nos pas.

« J’ai beaucoup entendu parler de cet Albro depuis que nous avons levé l’ancre, dit-il. Pourquoi tout ce bruit à son sujet ? Il ne commandait pas le Timothy S. ?

– Non ! répliqua Peters de sa voix traînante ; non, il ne le commandait pas. Mulhall était capitaine.

– Alors, peut-être est-ce Albro qui a eu l’idée de l’entreprise. Est-ce lui qui avait découvert ce merveilleux banc vierge d’huîtres perlières qu’ils se proposaient de rafler ?

– Non ! répliqua Peters. Non… on ne peut pas dire qu’il occupait un poste véritable dans l’expédition. Il s’est embarqué comme subrécargue. N’est-ce pas, capitaine Bartlett ?

– Comme garçon de cabine, sans doute, dit Bartlett, avec sa lenteur habituelle, ou comme maître d’équipage ou même comme midshipman ! »

Jeckel nous dévisagea chacun à notre tour, mais aucun de nous ne sourit.

« Vous vous payez ma tête ! dit-il. Tant pis. Seulement, vous savez, je vais écrire cette histoire. Vous feriez mieux de m’aider à choisir le héros qui convient. À quoi ressemblait votre célèbre Albro ?

– C’était le type le plus séduisant que j’aie jamais rencontré ! s’écria le jeune Harris, avec impétuosité. Absolument. Je ne l’ai vu que deux fois, – mais je me souviens exactement de ce qu’il a dit. La première fois, il était ivre, mais ça… ça n’est rien. Il chantait Folle Bess de Bedlam d’une voix fausse à vous faire dresser les cheveux sur la tête ! Et un soir à Brisbane – lorsqu’il a rencontré Castlereagh Slasher pour deux rounds…

– Six pieds d’Irlandais fou, ajoutés à trois pouces d’Espagnol rêveur… comme qui dirait pour couronner le mélange. Cheveux noirs, barbe ondulée, des yeux comme des billes en verre bleu…

– À travers lesquels brillait le soleil, intervint Harris.

– Voilà James O’Shaughnessey Albro ! (Peters s’attarda sur le nom.) Pour ce qui est de sa chance, le capitaine Bartlett ici présent a peut-être raison. Mais peut-on dire : la chance ? Albro est né trop tard. – Il aurait dû être conquistador. – Et se pavaner dans le bon vieux temps, rançonnant des rajahs, et se taillant des royaumes. Tandis qu’il n’était que Jim, – et tout ce que vous voulez entre manœuvre et millionnaire.

– Personne ne sait ce qu’il a fait chez lui (sans doute lui fallait-il plus de place). Une saison, il est apparu sur la rivière Endeavour avec un schooner à lui , – salon en érable frisé, – divans en satin, – porte-fusils aux montures d’argent ! Par Joë, on aurait cru qu’il allait trafiquer avec les chérubins pour des harpes d’or dans les îles du Paradis ! Cela ne pouvait durer longtemps – avec les risques insensés qu’il prenait. Cela dura jusqu’au jour où il perdit le navire et tout son avoir dans une course-retour de l’île de Jeudi.

– Il fit naufrage ?

– Non… il perdit au jeu navire et argent. Jimmie paya au débarcadère et remonta Charlotte Street en mendiant. Il entra dans une réunion politique qui se tenait là, fit une harangue enflammée, probablement sur la tempérance ! Et par Joë, – voilà qu’on l’élut conseiller divisionnaire le lendemain matin !

– J’ai entendu parler de ça, dit Harris en ricanant. N’est-ce pas au cours du même hiver qu’il fit pour sa santé un plongeon dans les mines d’étain ? On raconte qu’il était amoureux d’une belle veuve très riche. Et, en même temps, de sa jolie femme de chambre… C’est alors qu’il gagna le Mont Romeo en vitesse ! Ma parole ! Ce type-là transformait la plus simple affaire en roman ! On dit qu’il a gagné gros à Romeo, – pour se consoler.

– Il a fait fortune une dizaine de fois. Pourtant, je l’ai aidé à obtenir une situation de commis d’entrepôt à Samarai, alors qu’il ne portait plus de chemise sous son pardessus, et seulement des sacs en guise de culottes ! Je m’imagine que c’est là ce que le capitaine entend par sa chance… Capitaliste, mineur, politicien, arrimeur, – c’était la même chose pour un Jimmie. Voyez comment il a renfloué Greswick que personne ne voulait toucher, lorsque la barque a échoué sur Turn-again Island ; il a gagné quatre mille livres grâce au travail le plus dangereux, – et les a reperdues à la Coupe de Melbourne ! Il s’en f… pas mal. Comme vous le dites, capitaine, il ne faisait que ce qui lui plaisait. »

Jeckel fronçait les sourcils et gonflait ses lèvres minces.

« Il n’a jamais rencontré de jeu qui fût trop difficile pour lui ! dit Harris. Et il n’a jamais marchandé son poing ni son sourire !

– La geôle de Darlinghurst regorge de types de ce genre ! remarqua Jeckel sèchement.

– Vous m’avez demandé à quoi il ressemblait ? s’écria le capitaine Bartlett, en faisant volte-face du côté du gouvernail. Je vais vous le dire. J’ai épousé une jeune fille qui était assez entichée de Jim Albro jadis ! Il n’y a pas d’homme vivant qui oserait dire un mot contre ma femme, la plus belle de Queensland. Or, je connaissais tous les potins lorsque je l’ai épousée. Et pourtant, vous me voyez ici…

– Ah ! et dans un but amical ? demanda Jeckel en le dévisageant. Ou bien pour vous assurer qu’il ne reviendra pas ? »

Je vis le sang affluer aux joues hâlées de Bartlett, puis refluer lentement.

« Par amitié, » dit-il simplement.

Jeckel fit un geste qui ressemblait à un salut, peut-être avec un soupçon de moquerie, mais il n’ajouta rien de plus. Bartlett vira de bord et mena le schooner tout droit à travers la brèche. Nous tournâmes de nouveau nos regards vers cette baie sinistre qui s’ouvrait devant nous comme la profondeur peinte d’un décor de théâtre, où nous devions découvrir et reconstituer une obscure tragédie.

Le rideau se leva brusquement. À peine étions-nous à la hauteur du promontoire le plus proche, qu’un des marins bruns bondit en avant en poussant un hurlement, et nos regards effrayés dépassèrent son index qui désignait l’épave du Timothy S. Il ne pouvait y avoir aucun doute : une coque verte avec une ligne d’eau noire, – échouée très profondément sur le côté, les écoutilles béantes un peu au-delà d’une brèche peu profonde de la côte, bien sous le vent. Nous n’avions point besoin du télescope pour lire le nom ni pour voir qu’il ne restait rien de vivant sur la coque délabrée. Elle gisait dans son dernier mouillage, dans la phase finale de la pourriture navale, dépouillée de ses agrès, – ses mâts brisés et nus comme des os blanchissants. De son bastingage s’éleva un vol de fous qui poussèrent des cris aigus comme des fantômes tristes, et disparurent.

« Aye, voilà la fin de leur croisière perlière, dit Peters sombrement. C’est bien le bateau de Mulhall, sûr et certain. Les bourrasques du sud-ouest l’ont poussé là. Ça ne m’étonnerait pas qu’il fût ancré à peu près où nous passons en ce moment.

– Sur le banc d’huîtres ? renifla Jeckel, en se penchant pour regarder l’étincelant gouffre bleu.

– Qui doit être juste sous notre quille, à mon idée. »

À un signal, la sonde avait été détachée, bien que nous eussions largement dépassé les récifs.

« Seigneur ! dix brassées ! dit Harris en répétant le cri, ça, c’est plonger ! J’avais entendu dire que c’était un banc d’eau profonde. Croyez-vous qu’ils étaient au travail lorsque les nègres les ont surpris ?

– Je le pense, dit Peters. Tu vois ce petit bout de terre broussailleux ? La pointe n’est guère à plus de cent mètres d’ici. Une dizaine de canots pourraient fort bien se masser derrière sans être vus. Par Dieu, c’est clair comme le jour. Le schooner s’est arrêté pour travailler ; le plongeur était sous l’eau sans nul doute, les pompes marchaient, toutes les mains étaient occupées à bord, et le guetteur calculait des profits à trois décimales derrière le cabestan… Un vent favorable pour pousser les canots…

– Fini ! conclut Harris brièvement. Tout fut terminé en dix minutes ! ils n’ont pas dû savoir ce qui s’abattait sur eux. Un nuage noir !… C’est tout. Un nuage noir… »

Peters avait raison. Ce n’était que trop clair. Nous avions tous entendu des histoires de ce genre. À nos esprits attentifs, ces quelques phrases évoquèrent très nettement le tableau de l’équipage insouciant que la mort guettait, et de l’horreur rapide de l’attaque. Nous avions devant les yeux l’épave et la baie vide. Le reste, nous pouvions l’imaginer.
 
 

 

« Alors, que faites-vous maintenant ? » demanda Jeckel.

Peters distribuait déjà des fusils et des cartouches près de la cabine. Bartlett, l’air hagard, ne parut pas l’entendre, mais Harris jeta une réponse par-dessus son épaule avec l’impertinence de l’émotion.

« Oh ! sait-on jamais ? Peut-être découvrirons-nous des têtes fumées que nous pourrons emporter ?… »

Quelques instants plus tard, le capitaine donnait ses dernières instructions à ceux qui devaient garder le navire, tandis que nous autres, de l’équipe de terre, nous sautions dans la grande baleinière.

« Vous ne devez pas nous suivre, quoi qu’il arrive ; entendu, n’est-ce pas ? Si vous apercevez plus de trois canots à la fois, levez l’ancre, et gagnez le large. Je vous laisse Odadiah, – c’est un bon tireur, – et quatre des meilleurs boys. »

Le jeune second hocha la tête. Il était furieux de ne pas nous accompagner. Mais Bartlett savait ce qu’il faisait. Nous-mêmes, nous prîmes nos précautions. Nous ramions lentement vers la côte, en ayant soin de nous tenir hors de portée des lances, et en surveillant avec attention le mur de la jungle. Il n’y a pas de plage à Barange. Les racines des manguiers descendent en se tordant jusqu’au bord de l’eau, comme un enchevêtrement de pythons. Tout était tranquille sous le feu du soleil ; nous avions l’impression d’être plongés dans un grand bain de vapeur. De temps à autre, nos boys Tonga s’appuyaient sur leurs rames, en roulant leurs yeux timides et limpides. Nous entendions leur respiration rapide et le bruit de l’eau qui dégouttait des rames. Rien d’autre. Nous flottions dans un mirage où chaque feuille, chaque frondaison et chaque liane palmée avec son image reflétée dans l’eau prenaient un éclat et une précision peu naturels, comme un tableau très travaillé ou un paysage vu à travers un stéréoscope.

« Je présume qu’une centaine de têtes crépues nous guettent en ce moment ! murmura tout à coup Jeckel. Pourquoi ne donnent-ils pas signe de vie ? »

II tripota son fusil nerveusement et renifla.

« Quel endroit ! L’air est mortel, pourri de fièvre. Pouah ! C’est animal. C’est comme l’haleine d’un tigre. »

Je regardai le petit homme en clignotant et, en même temps, j’aperçus Peters debout à la proue de la baleinière. Le trafiquant allumait une courte fusée de dynamite avec le bout de son cigare. Avant que j’aie pu crier gare, il l’avait lancée dans la brousse.

La fusée tomba avec un fracas de catastrophe dans ce silence absolu. Les arbres bondirent vers nous et les rochers furieux renvoyèrent le rugissement. Pareille à la poussière multicolore de l’explosion, une myriade d’oiseaux brillants jaillit brusquement : loris, perruches, martins-pêcheurs, – atomes étincelants, verts, bleus et écarlates dans le soleil. Ils tournoyèrent et disparurent. Les échos s’apaisèrent. La fumée s’éloigna, et le mur vert se referma sans une cicatrice ; le silence engloutit de nouveau les envahisseurs futiles, qui assaillaient son immense énigme avec un pétard !

« Ils n’ont pas l’air de s’en soucier beaucoup ! » ricana Jeckel.

Mais Bartlett leva un doigt. Quelque chose bougea très loin dans les bois. Cela s’approcha avec de longues pauses ; on entendit des pas de plus en plus pressés et enfin un bruit de charge à fond de train à travers la brousse. Nous tenions l’endroit sous la menace de six fusils ; de la lisière surgit une créature qui bondit et s’accrocha parmi les lianes.

« Maître ! cria-t-elle. Maître ! »
 
 

 

Un homme qui ressemblait plutôt à un singe nu et affamé, avec ses jointures cagneuses et les os saillant sous sa peau noire, tremblant de peur. Ce ne devait pas être nous qu’il redoutait. Il affrontait les fusils sans broncher. Mais ses yeux de jais se tournaient sans cesse pour regarder derrière lui, comme s’il s’attendait à voir une main redoutable surgir du bois pour l’y entraîner de nouveau. La jungle, le pays : voilà ce qu’il craignait.

« Maître ! cria-t-il. Prends-moi avec toi dans ce bateau. Moi suis un bon boy ; beaucoup trop bon !

– Ton nom ? lança Peters. Ton bateau ? »

Dans la réponse bredouillée, nous perçûmes un mot qui nous fit tressaillir.

« Sacrebleu, c’est un de leurs boys. Approchons, capitaine. »

Nous approchâmes jusqu’à ce que Peters pût traîner le nègre tremblant par-dessus bord, et nous nous éloignâmes vivement de l’ombre des manguiers vers la sécurité, tandis que le fugitif racontait en bredouillant son histoire. C’était vrai ! Nous avions découvert un survivant du Timothy S. Il s’appelait Kakwe, disait-il, et il était venu à Barange « beaucoup longtemps avant ! » Au moins deux mois plus tôt. Lors de l’attaque contre le schooner, il s’était échappé à la nage. Papou lui-même, d’une tribu et d’une religion différentes, – les hommes-singes peints des Détroits de la Princesse Marianne, – il s’était réfugié sur le faîte des arbres. Cela lui avait sauvé la vie. Depuis lors, il avait vécu de fruits et de noix, ignoré parmi les cacatoès.

C’est du moins ce que nous comprîmes dans ses bavardages. Peters l’interrompit :

« Mais les autres ? Les hommes blancs ?

– Tous finis ! répondit Kakwe, laconique.

– Comment ?

– Moi pas savoir. Trop peur, marché dans l’eau salée, fichu le camp le long de la plage, jusqu’à arbre ! Moi peur comme diable ! »

Son récit s’accordait avec notre théorie du massacre, mais il n’avait pas vu de cadavres apportés à terre, – ne pouvait pas identifier les assassins, – ne pouvait dire où se trouvait le village indigène ni comment y parvenir, et refusait tout net de nous guider dans la brousse. Du reste, il assurait qu’il fallait s’éloigner aussi vite que possible de cet endroit.

« Ah ! dit Jeckel, d’un ton approbateur. Il a raison. »

Soudain, nous étions prêts à tout abandonner. Oui, nous fûmes vraiment tout près. Nous flottâmes vers le mouillage et jetâmes autour de nous des regards impuissants. L’endroit était si immense, si déroutant. Inutile de chercher davantage parmi les marécages et les forêts vides, ni d’avancer à tâtons dans cette désolation silencieuse. Inutile de vouloir contraindre la jungle. Les capitaines de croiseurs, qui ont bombardé ces mêmes côtes au cours de plus d’un raid de répression, savent comme il est vain de lutter contre la Papouasie, – qui garde ses secrets.

Nous devions être à mi-chemin du Aurora Bird, lorsque Bartlett, qui était assis à l’avant, fit un signe qui nous arrêta tous net.

« Il ment ! » dit-il tranquillement.

Jeckel sursauta et protesta :

« Qui ? Le Noir ? Il a tout simplement la frousse. On ne peut pas le blâmer de vouloir s’échapper de ce piège ! J’y aspire moi-même !

– Il n’a pas pu vivre tout ce temps dans l’île sans apprendre, ni voir quelque chose, déclara Bartlett.

– Pourquoi mentirait-il ? »

Mais Peters s’était levé, les traits brusquement animés.

« Par Joë… tu me le rappelles à point. Lorsqu’on en est arrivé à se demander pourquoi un indigène de ce pays mentirait, on fait joliment fausse route ! Quant à sa frousse, que croyez-vous qu’il a dû voir pour l’épouvanter ainsi ? »

Ici, il courba notre homme-singe par-dessus un des bancs de l’embarcation, et lui présenta affectueusement le revolver Webley.

« Espèce de Kakwe, dit-il, mon joyau survivant, j’avais oublié à quelle race tu appartiens. J’aurais dû commencer par cogner ta tête noire ! Maintenant, n’essaie pas de me rouler ! Tu vas montrer ce que tu m’as caché ! Tu piges ? Et si tu ne me le montres pas, – eh bien… »

Et Kakwe obtempéra ! Avec toute la docilité du Noir soumis à une menace immédiate, il s’effondra au simple contact de l’acier et il montra le renfoncement où une petite crique cachée s’ouvrait parmi les manguiers, il montra le cours sinueux qui menait le long du marécage à travers des étendues sombres et humides jusqu’à une rive de boue piétinée et jusqu’au village de Barange, enfoui là comme des niches géantes dans une arrière-cour. Cette fois, nous ne nous attardâmes pas à la moindre manœuvre. Jeckel lui-même saisit une gaffe et nous frayâmes notre chemin, avides d’aboutir enfin.

La brousse nous réservait une surprise : le village était silencieux, abandonné, vide.

Nous débarquâmes sur la place, si on peut appeler ainsi la clairière sur laquelle donnaient quelques maisons, – ces spacieuses demeures communales très étendues, palais au milieu des huttes qui surprennent parfois l’explorateur le long de la côte occidentale. Personne ne se montra. Un insecte bourdonna dans le soleil avec un sifflement de balle, et j’avoue sans honte que je fis un plongeon pour l’éviter. Mais ce fut tout. L’abject Kakwe nous conduisit devant une haute plate-forme qui courait à hauteur d’homme le long de la plus grande demeure ; nous nous arrêtâmes, les fusils dressés, le pouls battant.

Nous ne vîmes qu’une boîte placée au centre de la plate-forme, à l’ombre de la haute chaume, un petit coffre bordé de cuivre, comme ceux qu’aiment les matelots, et qu’on trouve sur tous les navires.

« Du butin ! dit Jeckel. Eh bien… »

Mais le capitaine Bartlett avait déjà fait main basse sur un autre trésor, un câble de tube de caoutchouc proprement enroulé autour du coffre.

« Qu’est-ce que cela ?

– Le tuyau d’aération d’un plongeur, déclara le capitaine.

– Eh bien, et après ?

– Il a été tranché en haut et en bas ! »

Nous nous approchâmes pour regarder, et je vis que le poing hâlé du capitaine tremblait légèrement.

« Un tuyau de plongeur, répéta-t-il. Ils avaient un plongeur… et, suivant votre idée, Peters… »

Il prit une lente respiration.

« Hein ? Le plongeur se trouvait sous l’eau peut-être, au moment où l’attaque s’est déclenchée… »

Alors, la voix de Peters s’éleva, froide, traînante :

« Quelqu’un a laissé un message sur le coffre… »

Comme nous faisions volte-face, il souleva un peu le coffre de côté, afin que nous pussions tous lire les lettres de cette légende laconique, – tous, sauf Bartlett qui fouillait dans ses poches, cherchant ses lunettes.

« Ce fut écrit avec une balle Snider, à mon avis ! continua le trafiquant. Une de ces balles dont on fournit les peuplades païennes au nom de la civilisation.

– Voulez-vous nous le lire ? » supplia le capitaine.

Et voici la notice que Jeckel lut :
 
 

Ce 22 janvier 19..
 

Membres de l’Equipage du schooner Timothy S. de Cooktown qui misèrent sur la fortune et perdirent. Baie de Barange.
 

J. Mulhall, maître.                                                                                 Babba, Koho.

B. Smythe, second.                                                                                Kakwe, Jack-Jack.

Henry New.                                                                                              Manomi, Frank.
 

Hic finis fandi.
 
 

Le capitaine Bartlett enleva sa casquette et essuya lentement la sueur qui inondait son front, avec un mouchoir rouge quadrillé.

« Cela paraît naturel, dit-il en toussotant un peu. J’ai jamais été calé dans ce langage hic !

– Cela veut dire « J’ai fini la conversation » ou quelque chose d’approchant, expliqua Jeckel. Mais la liste n’est cependant pas encore complète. Où est votre ami Albro ? »

Peters roula vers lui un œil blanc.

« C’est-y votre idée, dit-il, que des nègres écrivent des épitaphes ? ou des livres ? »

Il leva devant nos regards l’objet qu’il avait trouvé en soulevant le couvercle du coffre : un paquet de minces bandes d’écorces couvert de signes grossiers et relié par un lien de fibre qu’il délia afin de parcourir les feuillets.

« Je savais qu’il était vivant, » dit le capitaine Bartlett simplement.

Et c’est ainsi que nous connûmes l’histoire de James O’Shaughnessey Albro. Aujourd’hui encore, je peux me souvenir de chacun de nos gestes à ce moment, de chaque détail du groupe que nous formions dans le village désert de Barange ; – la voix traînante du trafiquant, – ses interruptions tandis qu’il lisait une ligne ou deux, puis se tournait vers Kakwe avec un juron, ou bien intercalait quelque commentaire personnel fort réaliste ; – le visage sérieux de Bartlett ; – le reniflement incrédule du petit Jeckel, toujours indomptable, qui fouinait partout ; – les silhouettes de nos boys Tonga, appuyés patiemment sur leurs fusils tels des statues de bronze, attendant le prochain caprice de leur maître ; – le cercle dense de la jungle ; les bizarres maisons pointues avec leurs façades caverneuses, béantes comme des auditeurs ébaubis et ricaneurs ; – les lances de soleil qui commençaient à se planter parmi les ombres allongées sur le pays.
 

« En cherchant la richesse, j’ai trouvé la gloire. Je suis descendu dans la mer comme plongeur amateur, et j’en suis remonté dieu professionnel. Mais je voudrais bien savoir quel est le fils de chien qui a coupé mon tuyau. Je l’excommunierais sur l’autel même. »
 

Voilà un fragment du « livre » de Jim Albro, – et cela le révèle tel qu’il vécut. Les notes suivantes ne sont pas aussi claires et loin d’être aussi gaies, et certaines sont même, en vérité, fort pitoyables. Il dut noter cela dans les premières heures de son règne, – alors qu’il était encore dans tout le rayonnement de son aventure stupéfiante, avant qu’il n’eût commencé à comprendre ce qui l’attendait.

Comme Peters l’avait deviné, l’attaque du Timothy S. avait pris au dépourvu les chasseurs de perles. Ils n’avaient aperçu aucun indigène à Barange, – ils ne se tenaient donc pas sur leurs gardes, et, lorsque Albro entra dans la mer le matin du 22 janvier, il laissa tous ses compagnons tranquillement occupés à bord. Il ne devait en revoir aucun. Pendant qu’il descendait jusqu’au banc de perles, les maraudeurs noirs s’abattaient sur le schooner.

Il est probable que les sauvages prirent le tuyau d’aération du plongeur pour un câble d’ancre, il est certain qu’ils ne savaient absolument rien de l’appareil, et le premier avertissement qu’Albro reçut de l’aventure fut, lorsque, le tuyau tranché, il sentit la pression disparaître et l’eau filtrer par la valve d’aération. Heureusement, il se disposait à remonter, et avait resserré son tuyau d’écoulement pour gonfler son appareil. Heureusement aussi, son casque était pourvu d’une valve d’aération ajustable, et il put rapidement fermer les deux valves.

Il tira sur la ligne de sauvetage, mais elle fila molle entre ses doigts. Il se coucha sur le côté pour regarder au-dessus de lui, mais il ne put rien distinguer dans le vague crépuscule bleu à travers lequel les bouts de son tuyau d’aération coupé pendaient inertes. Alors, il comprit qu’il n’avait plus de communications avec le bateau, et il fut étreint par cette terreur hideuse qui guette tous les plongeurs parmi les périls et la solitude du fond de la mer. Il aurait pu remonter à la surface en rejetant ses poids de quarante livres, mais il se rendit compte qu’aucun accident imprévu ne pouvait être à l’origine de sa situation présente, et son instinct le poussa à s’éloigner du schooner vers le rivage. Il avait encore quelques minutes à vivre sous l’eau, quatre ou cinq peut-être, grâce à sa réserve d’air. Il se dirigea promptement vers la plage, cédant à une panique momentanée qui allait lui coûter cher… En essayant de trancher le tuyau désormais inutile, il perdit son couteau de plongeur…

Le corail pourri éclatait et s’effritait sous ses pas. Des lianes l’entravaient et le retenaient dans une étreinte redoutable. Un tridacna (1) ouvrit sa coquille immense devant ses pas, et il faillit tomber dans ce piège des abîmes. Il continua à remonter la pente, se ressaisissant peu à peu. Il surgit enfin hors des vagues sur une pointe de rochers en dehors de la baie où il put s’agripper et ouvrit le robinet de secours de son casque. L’appareil se dégonfla et l’homme aspira une vie nouvelle. Mais ici advint sa deuxième mésaventure : tandis qu’il se remettait debout, il fut saisi par un vertige ; glissant, il tomba lourdement en avant, et, avec un grand fracas d’armes, le dieu s’écroula, évanoui sur le seuil de son royaume.
 

« Me suis cassé le bras en gagnant le rivage. Je remontai la plage lorsque j’ai rencontré les Nègres. Ils sont tombés sur leurs visages et je vis que j’étais élu. »
 
 

 

Voilà les paroles que Jim Albro choisit pour raconter une scène qui n’a sans doute pas eu de précédent dans l’expérience humaine. Deux douzaines de mots, – pas plus. Vous vous l’imaginez, colosse emmitouflé dont l’immense casque de cuivre lance des reflets rouges, – son monstrueux regard de cyclope scintillant, – sortant de la mer au pied des collines hostiles et vertes de la Papouasie. Vous le voyez surgir, – incroyable apparition de puissance et de majesté, à la vue des cannibales, et se dresser, triomphant, au-dessus de leurs rangées prosternées. Mais tout le récit d’Albro n’est qu’une succession de visions de ce genre, – certaines fixées avec une netteté effrayante, – d’autres nuageuses, confuses et trop brèves.
 

« J’ai choisi le médecin-sorcier en chef, et l’ai élevé à de grandes dignités. Vieil Œil-de-Gomme. Un de mes copains. »
 

Des chapitres entiers ne sauraient fournir une preuve plus claire de l’intrépidité de cet homme. Il sut trouver le meilleur moyen qui fût pour accentuer le rôle qui lui avait été attribué de façon si surprenante, et pour établir sa divinité. Déjà, il appréciait clairement la situation dont il avait écarté le premier risque. L’inscription sur le coffre est la seule allusion au sort du schooner et de l’équipage. À première vue, ceci pourrait dénoter un certain manque de sensibilité, mais ne nous y trompons pas. Albro était d’une nature prompte à s’adapter aux circonstances. Le fait était accompli : à quoi bon pleurer ? Les Noirs avaient agi selon leur inspiration, et il lui fallait agir très rapidement selon la sienne. Ils lui avaient soufflé son rôle. Nous ne pouvons que deviner de quelle façon il le remplit. Car, le soir venu, il avait été installé dans une espèce de temple ou de « maison de diables », en qualité de dieu attitré des tribus de Barange.
 

Ici se termine la première partie « du livre, » si toutefois on peut donner ce nom à cet assemblage de griffonnages incohérents, – la première partie et la seule qui fût tout à fait intelligible, avant que la brume de l’inquiétude et de la détresse n’eût terni l’image de ce dieu étrange et mortel, hélas ! Il en commença la composition le soir même, ayant ramassé une cartouche Snider et les bandes d’écorce alors qu’il jouissait encore d’une liberté relative. Peut-être prévoyait-il. Peut-être cherchait-il simplement à détourner sa pensée des périls qui l’entouraient.

Accroupi au-dessus de son propre autel, il prépara sa propre louange. Autour de son sanctuaire dormait une garde de médecins-démons, de prêtres, de sorciers, – il emploie les trois termes. Mais, pour Albro, point de sommeil. Tandis qu’il luttait là, seul, pendant les longues heures de la nuit, il trouva le courage d’écrire ces premières notes à la lumière vacillante d’une torche, calmant ainsi la douleur de son bras cassé, et la terreur nouvelle qui renaissait rapidement en lui.

Ces mots, tracés le lendemain, jaillissent tels des scintillements d’éclair hors d’un nuage :
 

« Quarante heures maintenant : je m’affaiblis. Mon bras – (mot biffé). Ai dû renoncer à essayer de dévisser le verre de mon casque. Ne puis le bouger. »
 

Quelques heures plus tard, un autre passage dans le même ton :
 

« Ai essayé de m’enfuir ce matin ! Mais les prêtres sont trop soupçonneux. J’ai pensé à briser le verre sur un rocher. »
 

Et plus loin :
 

« Si je pouvais seulement me procurer un couteau pour trois minutes. Une tige de bambou (plusieurs mots illisibles). Ne puis déchirer la toile vulcanisée. Inutile… »
 

« Grands dieux ! murmura Bartlett. Il ne pouvait pas sortir de l’appareil ! »

La certitude de l’état pitoyable d’Albro nous apparut par cette seule phrase, et je vous laisse à imaginer de notre angoisse. Nous n’avions pas soupçonné cela. Le journal était devant nous. Nous nous attendions simplement à découvrir quelques renseignements sur la position présente de l’aventurier. Pendant la lecture, jusqu’à cette damnée phrase, nous avions été sereins, et même ravis, comme des enfants qui suivent les tribulations de leur héros favori, certains de la solution heureuse.

« Il ne pouvait pas sortir ? cria Jeckel d’une voix aiguë. Que voulez-vous dire ?

– Il était vissé dans ce sacré appareil de scaphandrier.

– Vissé ?

– Oui, vissé, cousu ! répéta Peters pesamment. Il parle de toile vulcanisée, mais, en fait, il s’agit de croisé tanné, – de croisé doublé de caoutchouc. Qu’il n’ait pu l’arracher avec un bâton, c’est pas étonnant ! Parlez-moi d’une camisole de force !

– Mais, – mais pourquoi n’enlève-t-il pas le casque ? »

Peters fixait sans le voir le paquet qu’il tenait à la main.

« Crébleu ! Quel pétrin ! murmura-t-il. Quel effrayant pétrin ! Dites donc, savez-vous ce qu’est un appareil de scaphandrier ? D’abord une collerette en cuivre qu’on ajuste aux épaules. Puis le casque qui s’adapte à la collerette et se visse solidement à un quart de tour. Or, la seule prise possible pour dévisser le casque se trouve hors de portée de la main du scaphandrier. Car aucun plongeur n’a jamais été appelé à enlever son propre casque. »

Nous ne pouvions que le regarder, muets, les yeux écarquillés.

« Albro ne pouvait pas retirer son casque. Bien entendu, s’il avait réussi à arracher la toile des oreillères, il était sauvé ; il ne lui restait plus qu’à soulever la partie supérieure du casque.

– Il y a le verre… »

Peters tendit le journal.

« Que dit-il lui-même ? Il n’y a qu’un verre démontable dans un casque, placé devant, d’un pouce d’épaisseur et qui se visse solidement dans une douille. Ce verre est protégé par un grillage en fer, ainsi que les deux verres latéraux. Albro veut le briser mais ne peut pas. Il veut le dévisser, mais il ne réussit pas non plus. Il veut taillader le revêtement, mais il n’a pas de couteau. Le voyez-vous, – crébleu ! le voyez-vous qui se tord et lutte pour la vie là-dedans, – avec son seul bras valide !

– Mais, s’écria Jeckel, d’une voix où perçait l’épouvante, il ne pouvait même pas manger ! Il a dû mourir de faim dans cet appareil !

– De faim ? répéta Bartlett, les lèvres exsangues. C’est pire ! De soif. »

Je ne sais ce qu’éprouva Jeckel, mais il me sembla qu’un nuage voilait brusquement le soleil.

« Continuez ! implora Bartlett. Continuez ! »

Mais ce ne fut pas facile de continuer. Des fragments entiers de cet étrange « livre » devenaient impossibles à déchiffrer. Parfois, ce n’était plus qu’un griffonnage de caractères entremêlés. Ailleurs, le plomb mou était brouillé, effacé. Peters parcourut rapidement ces feuilles d’écorce tandis que nous attendions, anxieux.
 

« … dieu inquiet. Ils m’ont attaché un instant pour me garder en sécurité. (Mots illisibles.) Mourir ici comme un rat sous une cloche de cristal… Non, pas moi ! Je n’en ai pas l’intention ! »
 

Curieux. Lorsque Peters reprit le fil, lorsqu’il lut cette phrase significative, ceux d’entre nous qui avions connu Jim Albro hochâmes solennellement la tête, comme si nous accueillions un frémissement profond et secret. Là était le véritable triomphe de cet homme, – et nous le devinâmes alors, – quelle que pût être l’issue de cette affreuse lutte. Seul, sans espoir d’être secouru, pour la première fois de sa vie, muet, impuissant, au bout de tous les stratagèmes aimables qui lui avaient si souvent réussi auprès des hommes… et des femmes aussi, – Jim Albro demeurait toujours l’« invincible. »

Son corps se consumait et se recroquevillait dans sa propre chaleur. Il devait réfléchir à chaque courte respiration qu’il prenait, dilatant le vêtement et le dégonflant à de courts intervalles afin de renouveler l’air vicié ! Il devait contempler les offrandes tentatrices posées sur l’autel, mangues juteuses, figues et canne à sucre, fruits sauvages et noix de coco fraîchement ouvertes où bouillonnait le lait frais et nouveau. Il devait recevoir l’hommage d’un peuple, – et compter en même temps combien d’heures de tourment lui restaient encore à vivre. Et, – supplice plus insupportable que les autres, – il devait surmonter cette ironie impitoyable, ce ricanement moqueur du destin qui rend les hommes fous. Il ne voulut pas céder.

Le deuxième jour, les tribus accoururent lui rendre hommage. Il y eut un grand rassemblement sur la place. Une pantomime très réaliste fut jouée devant le temple, où résonnaient les flûtes de bambous et les tambours ; les médecins-sorciers portaient leurs perruques vermillon et leurs masques de cérémonie, et des rondes de danseurs nus piétinaient et tournoyaient au rythme du chant. Jim Albro regarda tout cela, toutes les scènes qu’il suivait, derrière son verre épais, sans s’abandonner passivement au destin, mais en observant tout avec une attention soutenue. Certes, ce dieu prenait intérêt au bien-être de son peuple.

Qui sait ce qu’il vit chez les Papous de Barange ? On les dit féroces. Leur peau est d’un beau noir de prune ; leur taille moyenne est de six pieds et leur plat préféré est une oreille humaine bien grillée. C’est ce que rapportent les vieux trafiquants, – et nul explorateur n’a jamais contredit ces affirmations. Il fallait quelqu’un qui pût rester parmi eux sans perdre la tête, au sens littéral du mot, pour en apprendre davantage sur leurs mœurs. Albro fut, par force, celui-là. Il n’avait rien à faire qu’à demeurer assis. Il dut faire effort pour mettre de l’ordre dans ses pensées. Mais il y a dans ses notes un passage qui demeure bien énigmatique.
 

« Une grande quantité de matière première. Pourquoi ment-on toujours au sujet des Nègres ? Intact (illisible) à l’œuvre. Ils m’ont fait comprendre par des mimiques (mots qui manquent) derrière les collines… (plusieurs lignes qui manquent). Merveilleux… »
 

Il dit « merveilleux. » Qu’est-ce qui était merveilleux ? Jim Albro, mort vivant dans son linceul de caoutchouc et de fer, venait-il enfin de percer quelque mystère de la Papouasie ? C’est possible. Le fait demeure que, tout torturé, tout brûlé par la fièvre qu’il fût, brûlant de soif et de douleur, il vit quelque chose qui le lança de nouveau dans l’action.
 

« … supposer que je participe moi-même à cette pantomime. Je pourrais le faire. Je le sais ! Je vais me fier au vieil Œil-de-Gomme. Et ensuite… »
 

Peters leva les yeux du dernier feuillet.

« Eh bien ? demanda Jeckel avec impatience.

– C’est tout, » annonça Peters.

Je ne saurais dire ce que notre groupe haletant avait espéré. Peut-être le récit d’un miracle nous eût-il satisfaits, ou bien les confessions déchirantes, et les dernières recommandations du moribond. Mais ce brusque arrêt du journal nous laissa stupéfaits.

« Ce n’est pas possible, cria Jeckel. Comment cela pourrait-il se terminer ainsi ? Que lui est-il arrivé ? Où est-il ? »

Peters balaya du regard la clairière vide et la palissade impénétrable de la forêt.

« N’oubliez pas que ceci fut écrit il y a près de trois mois, dit-il.

– Mais il avait un plan ! insista Jeckel. Il avait sûrement un plan. Il dit qu’il va tenter quelque chose. »

Le capitaine Bartlett se secoua comme quelqu’un qui se réveille d’un songe.

« Et vous oubliez de nouveau le boy du navire. »

Avec un juron saccadé, Peters bondit sur l’infortuné Kakwe qui tremblait à ses côtés. Mais le Noir n’avait rien à dire. Il ne pouvait jeter aucune lumière sur les événements.

Du faîte des arbres, il avait seulement vu l’endroit où le « maître plongeur blanc » s’était mêlé à tous les démons de l’enfer. Après quoi, plein de peur, il s’était enfoncé dans la forêt. Kakwe nous montra la plate-forme de la maison près de laquelle nous nous tenions. Nous pénétrâmes furtivement par l’entrée barrée, traversâmes un sol de nattes de bambou et nous nous trouvâmes devant un rideau de pandanus. Nous avions depuis longtemps dépassé toute faculté d’étonnement, mais Jeckel, arrêtant un geste commencé, laissa tomber sa main.

« Je n’ose pas, » dit-il.

Ce fut Bartlett qui tira le rideau. Et là, dans le crépuscule, nous aperçûmes le dieu. Sa grande tête de cuivre brillait à l’arrière d’une niche peu profonde. La gaucherie raide, emmitouflée, de son costume de scaphandrier révélait une forme héroïque, encore disposée dans l’attitude d’un Bouddha assis, les souliers aux semelles de plomb formant une saillie à côté de chaque genou. Un immense œil nous fixait par-dessus l’autel, tandis que nous demeurions, anéantis par sa présence.

« Et c’est ainsi qu’il est parti ! » dit Jeckel.

Quelque chose avait frappé le visage vif de Peters. Horrifiés, nous le vîmes faire un pas en avant et poser une main vigoureuse et sacrilège sur la divinité. Nous vîmes la forme tressaillir et trembler comme animée par la vie ; nous la vîmes frémir et ballotter, puis s’effondrer, flasque et vide.

« Oui, dit Peters, il est parti, en effet. Du moins d’ici… Il est parti… et en avant. Et très facilement. Regardez ces déchirures… »

Le costume de scaphandrier était ouvert comme une plaie ; on y avait fait de longues incisions au moyen d’une lame tranchante. L’une traversait les épaules, les autres descendaient le long de chaque membre jusqu’aux poignets et jusqu’aux chevilles.

« Parti !

– Parti ! confirma Peters. Soit que les Nègres l’aient extrait morceau par morceau comme le pépin d’une noix ; soit qu’on l’ait aidé à s’en libérer complètement. Faites votre choix. Dans tous les cas, il est parti, et cette fois pour de bon.

– Mais… il n’y a pas trace de sang ! » cria Jeckel.

Le capitaine Bartlett avait enlevé sa casquette pour s’essuyer le front avec son mouchoir de couleur, et il dirigeait un regard apaisé, par-dessus le faîte des arbres, vers les lointaines montagnes de la Papouasie.

« Vous pouvez toujours vous fier à la chance de Jim O’Shaughnessey Albro, dit-il simplement. Je savais qu’il était encore vivant. »

Mais Jeckel chancelait encore.

« Je… je n’écrirai pas cette histoire, nous assura-t-il très sérieusement. C’est trop… trop… et d’ailleurs, elle n’a pas de fin.

– Hic finis fandi, » suggéra Peters.
 
 

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(1) Mollusque bivalve, peigne gigantesque, qui, avec sa coquille, pèse parfois jusqu’à cinq cents livres.
 

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(John Russel, « The Lost God, » traduit par Marc logé, in La Revue de Paris, n° 5, 1er mars 1934 ; nouvelle reprise dans le recueil Aventuriers des Tropiques, Paris : Denoël et Steele, 1934. Paru initialement dans Collier’s, The National Weekly, le 18 août 1917, « The Lost God, » a été repris dans Where the Pavement Ends, New York : Grosset & Dunlap, 1919. Les illustrations de W. H. D. Koerner sont celles de la publication originale en revue)