Depuis quelques jours, je subis certaines influences étranges… J’ai l’impression très nette que le mystère universel s’est resserré plus étroitement autour de moi… Et j’ai peur… J’ai peur de l’invisible qui nous encercle – de cet invisible psychique que vous ne pouvez plus nier, puisque vous admettez la réalité des ondes sonores que l’antenne de votre appareil de T. S. F. capte et sélectionne à votre usage.

Vous vous asseyez devant une caisse de bois verni ; vous tournez trois boutons sur leurs cadrans numérotés. Et voici que vous entendez le ténor qui s’égosille à Barcelone ou le conférencier qui salive à votre intention devant un microphone berlinois… Cela vous semble, maintenant, tout naturel… On vous a donné des explications que vous avez acceptées, sans bien les comprendre… Vous exécutez, machinalement, les gestes précis qui décèlent le passage de ces voix inconnues… Pourquoi vous arrêtez-vous à mi-chemin de la connaissance ? Pourquoi refusez-vous aux morts une action que vous admettez si facilement chez les vivants, dans le domaine mystérieux de l’invisible ?

Quoi ?… Vous trouvez qu’il n’y a aucun rapport entre ces deux genres de manifestations ?… Vous exigez des faits ?… Soit !… Rien de plus facile !… Écoutez-moi… Mais, surtout, je vous en conjure, ne riez pas de ce que je vais vous conter… Si vous êtes incrédule, repliez ce journal… Ne me suivez pas dans ma narration… À quoi bon ?… Nous ne parlons pas la même langue et nous ne pourrons jamais nous comprendre.
 

*

 

Moi non plus, je n’avais jamais songé à toutes ces choses avant mon accident… Oh ! Le plus banal de tous, un déraillement de chemin de fer… Même pas une de ces belles catastrophes dont les journaux sont pleins, durant trois jours !… Un petit accident de rien du tout : deux morts, une dizaine de blessés dont votre serviteur. Et quand je dis « blessé , » j’exagère !… Même pas !… Rien de pittoresque : pas de bras en écharpe, ni de plaie visible. Un simple ébranlement cérébral…

Il importe, tout d’abord, que je me présente à vous d’une façon précise, afin que vous ne puissiez pas mettre sur le compte d’un excès d’intellectualité le ton peut-être un peu bizarre de mon récit.

Je n’ai jamais aimé la lecture. Je ne suis même pas bachelier. J’ai fait mes études dans une école professionnelle et mes goûts m’ont toujours porté vers les sciences appliquées. Je suis sobre, de tempérament équilibré, célibataire par occasion plutôt que par vocation. Mes parents vivent encore dans une petite ville de l’Ouest où je ne manque jamais de leur rendre visite, quand mes affaires m’appellent dans la région. Vous voyez, par tous ces détails, que je ne présente aucune des tares qui caractérisent ces névropathes qu’un atavisme trouble dérègle dès leur naissance.

Mon métier m’intéresse infiniment ; je suis inspecteur général d’une importante maison de machines agricoles et je voyage, un mois sur deux, afin d’aller surveiller, sur place, nos agents et nos concessionnaires de province.

Maintenant que vous me connaissez, écoutez-moi bien. Les faits que je vais vous rapporter, avec ma sincérité habituelle, peuvent entraîner plusieurs interprétations. Ce sera à vous de choisir la plus conforme à votre sens intime des êtres et des choses.
 

*

 

Les événements remontent à deux mois.

J’étais occupé à étudier le prix de revient d’une nouvelle faucheuse-lieuse dont notre bureau d’études venait d’élaborer le projet, quand le timbre du téléphone intérieur grelotta sur sa plaque de bois.

Je pris l’écouteur sur-le-champ, et je reconnus la voix du patron qui m’interpellait :

« Allô ? C’est vous, Régut ?

– Oui, Monsieur !

– Une corvée pour vous, mon ami !

– Quoi donc, Monsieur ?

– Il faudrait que vous partiez dès ce soir pour Marseille !… Je vous ai déjà parlé, n’est-ce pas, de Peyronneau, ce colon qui possède une des exploitations agricoles les plus importantes du Sud-Algérien ?

– Oui, Monsieur !

– Peyronneau devait arriver en France, le mois prochain. Je viens de recevoir l’avis qu’il a décidé d’avancer son voyage, au dernier moment… Il importe que vous puissiez le voir en mon nom, dès sa descente du bateau… Il y a une commande de deux millions et demi en suspens… Si vous enlevez l’affaire, vous n’aurez pas perdu votre temps. »

Pourquoi M. Coutanges, mon patron, me choisit-il, pour cette mission de confiance, de préférence à M. Deville, son beau-frère, ou à M. Robin qui est depuis douze ans dans la maison ?

Le hasard, n’est-ce pas ?… Le hasard ou, peut-être, autre chose…

Quoi qu’il en fut, je m’inclinai devant l’ordre du patron. Je rentrai chez moi aussitôt, préparai mon sac de voyage, et, après un léger repas dans un restaurant voisin de la gare de Lyon, je pris, à 21 h. 20, le rapide pour Marseille.

Vous connaissez, aussi bien que moi, cet examen haineux que les voyageurs d’un même compartiment se font subir réciproquement. Chacun scrute son voisin, d’un œil implacable : Toussera-t-il ? Ronflera-t-il ? Fumera-t-il ?… Chaque nouvel arrivant semble attenter à la propriété d’autrui, car le voyageur a une propension naturelle à considérer la voiture tout entière comme son domaine exclusif et ses compagnons de route comme des intrus.

Je m’installai, pour ma part, dos à la locomotive, près de la fenêtre. Un monsignor, en bas violets, vint me faire vis-à-vis, tandis qu’une jeune femme s’installait sur la banquette opposée à la mienne, près du couloir.

Elle était blonde, mince, jolie, avec une petite bouche peinte et de longs cils raidis et agglutinés par le khôl.

Je vous ai déjà dit, au début de ce récit, que je m’étais trouvé dans un déraillement de chemin de fer. Je ne cherche pas à calculer mes effets. Ni littérature, ni cabotinage. Nous sommes au-dessus de ça, vous et moi… La seule chose qui importe, c’est que vous partagiez le frisson qui m’a labouré les mœlles, lorsque cet ingénieur, que je vous présenterai tout à l’heure, m’a suggéré…

Mais n’anticipons pas !

Je n’ai rien à vous dire sur la première partie de mon voyage. Nul incident. Le train roulait avec régularité. La dame lisait. Le monsignor somnolait.

Après la station des Laumes-Alésia, je me levai pour aller fumer une cigarette dans le couloir, afin de ne pas incommoder mes voisins.

C’est donc à ma courtoisie que je dois la vie.

En effet, à peine avais-je tiré quatre bouffées de ma cigarette que je me sentis déporté sur la gauche, avec une violence inouïe. J’eus l’impression que les dimensions du wagon se modifiaient, dans un craquement effroyable. Le plancher se déroba sous mes semelles. Je tombai ; ma nuque heurta la poignée d’une porte ; je sentis que des débris de verre m’entraient dans la peau, comme un pullulement de petites dents aiguës ; et, vaincu par le choc, je m’évanouis.

Quand je repris connaissance, quelques secondes plus tard, je jetai un coup d’œil horrifié autour de moi.

Je distinguai vaguement la robe du monsignor sous un amas de planches disloquées et de capiton crevé. Le corps était immobile et silencieux – un vrai paquet. Mais ce qui acheva de me faire perdre la tête, ce fut le hurlement de ma jolie voisine, prise au piège des deux banquettes rapprochées et délayant son fard avec ses larmes d’agonie.

Le premier mouvement d’un homme qui vient d’échapper à la mort, est de fuir. Le raisonnement disparaît, la conscience même s’abolit et l’instinct qui dirige les réflexes est le seul maître de la situation.

Je n’ai jamais su par quel miracle je parvins à m’extraire du wagon funèbre, ce soir-là, ni à la suite de quelle course insensée je me retrouvai en pleine campagne, devant une ligne de peupliers qui bordait un canal étroit, à l’eau plate, couleur de nuit.

J’avais laissé une locomotive inclinée, un attelage rompu et un wagon retourné sur le ballast. J’avais fui la couleur du sang, le cri enroué de ma voisine broyée entre les mâchoires monstrueuses des banquettes ; et, surtout, mon subconscient avait exigé que je m’éloignasse des deux rails luisants, étirés comme deux interminables serpents parallèles, sur leur lit de cailloux noircis.

Ces rails !

Il me semblait qu’ils étaient entrés dans ma pauvre tête par les yeux, qu’ils étaient ressortis par ma nuque et qu’ils me traverseraient ainsi, durant l’éternité.

J’avais la prescience que tout le mal venait de ces rails, de ces rails animés d’une force mauvaise, d’une force qui dépassait ma propre compréhension… Et les faits m’ont donné raison, par la suite.

Une herbe fraîche recouvrait la berge du canal.

Je m’y étais jeté à plat ventre et, les ongles enfoncés dans la terre grasse, la joue appuyée contre cette verdure, je m’abandonnais à un engourdissement total.

Des paysans, attirés par le fracas de l’accident, me tirèrent de ma torpeur, au bout d’un temps indéfinissable.

Leurs voix se croisaient au-dessus de ma tête que j’aurais voulu soulever, si ces rails, ces maudits rails, ne l’avaient pas appesantie, d’une façon insurmontable.
 
 

 

« Il faut le conduire à l’hospice ! Vite ! Vite ! disait un homme dont je n’apercevais que les pieds chaussés de souliers à clous et le bas du pantalon de velours.

– Faudrait une civière ! répliquait une voix plus grêle.

– Une civière ? Puis quoi, encore ?… On ne va pas le laisser crever là, tout de même !… Prends-le par les pieds ; moi, je vais le lever par les épaules ! »

Et je pensais, à la même seconde :

« Ils ne savent pas que j’ai les rails dans la tête !… Sans ça, ils n’essaieraient même pas de m’emporter ! »

Mais, à ma grande surprise, je sentis qu’une force irrésistible m’arrachait du sol et je me laissai aller à un balancement que je jugeais, à cet instant, inexplicable.

Je repris définitivement le sens de la réalité à l’hospice d’une petite ville dont j’ai oublié le nom. Et, le lendemain de l’accident, un des ingénieurs, chargés de l’enquête par la Compagnie, vint m’interroger.

Je reverrai toujours cet homme que je ne connaissais pas et dont les yeux brûlaient au creux plein d’ombre des orbites : des yeux qui voyaient loin, très loin, plus loin que moi.

Je lui dis le peu que je savais et, tandis que je parlais, j’avais l’impression très nette qu’il ne m’écoutait pas et que sa pensée se détachait de lui et s’enfonçait dans l’invisible, dans l’inconnu.

À la fin, quand je me tus, il me saisit les mains et il me dit, d’une voix qui haletait un peu :

« C’est étrange !

– Quoi ? Qu’est-ce qui est étrange ? »

Il me regarda avec une telle acuité que je ne pus m’empêcher de frissonner sous mon drap d’hôpital.

Je vis que son visage se crispait affreusement ; et c’est d’une voix toute changée, humble, presque plaintive, qu’il me dit alors :

« Monsieur, j’ai examiné la locomotive… interrogé les deux hommes qui la conduisaient et qui ont échappé, par miracle, à l’accident… Tout a fonctionné régulièrement… À cet endroit, la voie est droite. Un passage à niveau la coupe… J’ai questionné la garde-barrière… Cette femme m’a juré qu’elle n’avait rien remarqué d’anormal, ce soir-là… »

Je murmurai, alors, d’une voix faible :

« Vous dites que la garde n’a rien remarqué…
 ce soir-là !… Est-ce que, d’autres soirs ?… »

Je n’eus pas le temps d’achever ma phrase.

L’ingénieur s’était courbé sur mon lit, au point que je sentais son souffle brûlant sur ma joue râpeuse.

« Hé bien !… Oui ! avoua-t-il.

– Oui… quoi ?

– Il y a déjà eu trois accidents mortels à cet endroit ! continua l’ingénieur, en pinçant la couverture entre ses doigts maigres… Le premier remonte à six mois : le maire d’une localité des environs a été écrasé, un soir qu’il revenait d’une foire, avec sa carriole… Puis, ça été le tour d’une jeune fille… On a déplacé, alors, la garde-barrière qu’on accusait de négligence… Mais la nouvelle n’était pas en service depuis huit jours, qu’un marchand de bestiaux était broyé par un train de marchandises.

– Le passage à niveau n’était donc pas fermé ?


– Si !… Mais le malheureux était passé par le portillon… Le train n’était pas en vue. Il avait tout le temps de traverser les voies… Le talon de sa chaussure s’est pris, paraît-il, dans le rail… »

À ce mot de rail, je portai, malgré moi, de nouveau, la main à mon crâne douloureux.

« Il n’a pas eu le temps de se dégager ! Et il
 est mort, comme les autres ! » conclut l’ingénieur,
 en tirant un carnet hors de sa poche.

Il prit ensuite quelques notes, hâtivement, et il me déclara, en haussant les épaules :

« Je vais faire un rapport à la Compagnie. Il faut toujours faire un rapport. Je suis là pour ça.

– Et la cause de l’accident ? suppliai-je… Me l’expliquerez-vous ?

Il me regarda fixement. Il dut sentir que mon esprit était proche du sien et que, moi non plus, je ne niais pas certaines choses…, car, brusquement, il me répondit :

« Soit ! Quand j’aurai acquis une certitude, je vous dirai tout ; je vous le promets ! »

Il nota mon nom et mon adresse ; puis il repartit, en me laissant tout alourdi sur mon lit, avec ces rails invisibles qui me traversaient la tête.
 

*

 

Je devais le revoir trois semaines plus tard.

Il arriva chez moi, au crépuscule. Je le trouvai maigri et exalté. Sa voix était encore plus rauque et des tics ravageaient sa face.

Il me dit :

« Je viens d’adresser ma démission à mes chefs. Ils n’auraient pas admis les conclusions de mon enquête… Vous seul êtes susceptible de me comprendre… Écoutez-moi !

Cette série d’accidents mystérieux m’avait 
profondément troublé ! À tout prix, j’ai voulu en avoir le cœur net !… J’ai pu, à force de recherches, 
découvrir la date de livraison des rails utilisés dans ce secteur, ainsi que l’adresse de la maison
 qui les avait fournis…

Je me suis rendu dans cette usine… J’ai longuement causé avec le directeur technique et nous sommes arrivés à situer exactement dans le temps la coulée d’acier d’où provenaient ces rails.

11 mars 1926.

J’ai demandé, alors, au directeur :

« Vous n’avez rien remarqué de suspect, à 
cette date, dans l’usine ? »

Je l’ai vu qui blêmissait brusquement :

« Non ! Non ! Il n’y a rien eu de particulier ! »

Je l’ai empoigné par le revers de son veston et je l’ai secoué avec rage, en lui criant dans la figure :

« Vous mentez !… Vous mentez ! »

Alors, il a hoché la tête et il m’a répondu, dans un souffle :

« Soit ! Je vais tout vous dire !… Mais, pour l’amour de Dieu, ne répétez rien de tout ceci !… Vous me couvririez de ridicule et vous me feriez perdre ma place ! »

Je l’ai rassuré aussitôt sur ce point, et voici ce qu’il m’a confié :

La veille de ce 11 mars 1926, il avait dû intervenir, personnellement, pour expulser de l’usine un de ses ouvriers… Oui, une forte tête, un garçon buveur et paresseux dont l’exemple était déplorable.

Cet homme avait proféré des injures épouvantables à son égard et menacé de flanquer le feu aux bâtiments.

Le lendemain matin, coup de surprise : un contremaître vint avertir le directeur, en toute hâte, que l’individu en question avait été vu dans l’atelier des machines… Comment s’était-il introduit dans l’usine ?… Mystère !… Une complaisance du concierge, sans doute…

L’homme avait apporté des outils dans sa musette et on l’avait surpris, une clé anglaise au poing, devant une des machines.

La tentative de sabotage était flagrante.

Le temps de prendre son pistolet automatique dans le tiroir de son bureau… et le directeur se trouva dans la cour qu’il traversa, en courant, en compagnie du contremaître.

L’homme ne les avait pas attendus.

Pourchassé par les ouvriers, il avait foncé, droit devant lui, et le directeur l’aperçut qui entrait sous le hall principal de l’usine.

Le saboteur découvrit son chef à son tour, et, traqué de tous les côtés, il se mit à grimper au long d’une échelle qui conduisait à une passerelle horizontale, barrant le hall d’un bout à l’autre.

Tous s’élancèrent à sa suite.

L’homme courut, glissa… Le destin voulut qu’à cet instant précis, une des machines inclinées répandît sa coulée d’acier en fusion au-dessous de lui… L’homme roula dans cette nappe incandescente où, littéralement, il se volatilisa… »
 

*

 

« Et alors ? demandai-je, avec angoisse, à
 l’ingénieur.

– Je vous répète ce que mon collègue m’a raconté… Les restes de ce malheureux n’ont jamais pu être retrouvés… Ils s’étaient incorporés, pour l’éternité, à cette matière ignée d’où les rails – les fameux rails – allaient sortir…

– Et l’âme de cet homme ? hurlai-je, alors… Son âme de révolté, de destructeur ?… Croyez-vous, véritablement, que son influence néfaste ait pu provoquer ?…

– Je ne crois rien. Je ne sais rien. Je ne puis affirmer qu’une chose : rien dans l’ordre matériel ne peut expliquer la série d’accidents qui a ensanglanté la ligne à cet endroit… »
 
 

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(Albert-Jean, « Les Rails, » dessin de Rudis, in Détective, le grand hebdomadaire des faits-divers, première année, n° 8, jeudi 20 décembre 1928 ; collage de Jacques Carelman, « Son nom devenait synonyme de catastrophe, » pour illustrer Saroka la géante, Paris : « Le Terrain vague, » Éric Losfeld, 1965)