La serveuse déposa la petite bouteille de stout sur la table, devant le voyageur et se retira avec indifférence.
Un homme, qui se tenait debout près du comptoir, se rapprocha alors de Pierre Buffières.
« Vous êtes étranger ? lui demanda-t-il.
– Oui ! » répondit le Français.
L’inconnu hocha la tête.
« C’est bien ce que je pensais ! »
Une chique gonflait sa joue creuse. Ses paupières clignotaient, brûlées par le sel marin, sous sa casquette de long-courrier. Et il faisait craquer, d’un geste machinal, ses doigts maigres dont des tatouages cernaient les phalanges, en guise de bagues.
Pierre désigna la bière épaisse :
« Stout ? » proposa-t-il.
L’homme accepta d’un signe de tête et se laissa tomber lourdement sur des tabourets, en face du Français.
Dehors, une pluie longue giflait les petits carreaux de la fenêtre qui encadraient un paysage de fumée et d’eau rayé de vergues. Les lames courtes de l’Escaut balançaient les navires ancrés et le port déléguait dans l’estaminet ses personnages essentiels : un soutier ivre, un Génois joueur d’accordéon et un nègre gigantesque dont un perroquet rouge, bleu et jaune becquetait, avec sympathie, la nuque laineuse et la formidable épaule.
Quand l’homme eut vidé son gobelet, il se pencha vers Pierre Buffières et il lui demanda sur un ton de confidence :
« Il y a longtemps que vous êtes à Anvers ?
– Trois jours.
– Quand repartez-vous ?
– Ce soir. J’ai vu tout ce qu’il y avait d’intéressant ici. »
L’inconnu spécifia avec un sourire ambigu :
« Oui. Tout ce qu’il y a de signalé sur le guide ! »
Le ton de son interlocuteur surprit Buffières qui s’exclama :
« Que voulez-vous dire ?
– Ah ! voilà ! » répliqua le marin.
Il laissa sa phrase en suspens durant quelques secondes, puis il reprit, en baissant la voix :
« Vous n’êtes pas fier, monsieur, et l’on voit tout de suite que vous aimez les choses de la mer. Aussi, pour peu que cela puisse vous intéresser, je suis tout prêt à vous donner l’adresse…
– L’adresse de qui ? »
L’homme eut une brève hésitation. Puis il articula, dans un souffle :
« D’une sirène ! »
Pierre Buffières eut un sursaut.
« Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? Une sirène ?…
– Parfaitement ! continua l’autre à mi-voix. Une sirène qu’un dragueur de mines a relevée dans ses filets au large de Zeebrugge, quelques semaines après l’armistice, et que le capitaine conserve, depuis ce moment-là, dans une maison que je sais, à la Tête de Flandres. »
Le Français haussa les épaules.
« Je connais le truquage ! On ajuste un petit buste de cire sur une queue de poisson séché ; de longs cheveux cachent le visage de la poupée et, en présentant le tout dans une demi-obscurité, on arrive à tromper les poires ! »
L’homme alors affirma :
« La sirène dont je vous parle est vivante !
– Vivante ? s’exclama Buffières.
– Et si vous me payez une bouteille de genièvre à emporter, je vous donne l’adresse de la maison ! »
Buffières, du geste, appela la serveuse et lui ordonna :
« Prenez la commande de Monsieur !
– Ah ! vous, au moins, vous êtes un homme ! » reconnut le long-courrier.
Et quand il eut glissé la bouteille sous sa vareuse :
« Vous prenez le bac au quai Van-Dyck et vous débarquez au hameau de Sainte-Anne. Vous trouvez ensuite une ruelle, à main droite, après un estaminet peint en rouge. La maison de la sirène est la troisième, alors, sur votre gauche. Vous la reconnaîtrez facilement : elle a un petit quatre-mâts en verre filé, entre deux vases d’opaline, dans son « devant de fenêtre. » Il n’y a pas moyen de s’y tromper. »
*
Pierre Buffières n’eut pas de peine à découvrir la maison que le long-courrier lui avait décrite, à proximité de ces vastes terres inondables qui servent à la défense de la ville.
La pluie avait cessé et de lourdes fumées immobiles embuaient un couchant de cuivre éteint et de plâtre moisi.
Le Français commença par examiner la maison. Rien ne la signalait spécialement à l’attention des passants, hormis ce voilier fragile, captif derrière une vitre pure, entre deux vases couleur de lait.
Pierre hésita, avant de soulever le heurtoir sur la porte cloutée. Puis il se décida, brusquement.
« On verra bien ! Qu’est-ce que je risque, après tout ? » pensa-t-il.
Au bruit, une vieille femme vint lui ouvrir la porte. Elle apparaissait toute courbée, un peu gâteuse, et ses gencives édentées mâchouillaient des paroles incompréhensibles, derrière ses lèvres bleuâtres.
Sans paraître le moins du monde étonnée à la vue de ce visiteur inconnu, elle fit signe à Pierre Buffières de la suivre dans une sorte de parloir, meublé de velours d’Utrecht et de bois fruitier. Puis elle l’abandonna à ses réflexions et elle ressortit, en traînant les pieds.
Quelques secondes s’écoulèrent, dans un silence absolu. La porte s’ouvrit ensuite à nouveau et une femme en peignoir de satin bleu parut sur le seuil du petit salon.
« Vous désirez, monsieur ? » demanda-t-elle à Pierre Buffières, d’une voix chantante.
Le col, largement échancré, dénudait l’amorce de sa gorge et de ses épaules. Une lourde chevelure dorée s’écroulait sur sa nuque étroite et elle plantait dans les prunelles de son visiteur son clair regard, doux et hardi, pareil à ceux dont Rubens a fixé l’éclat immatériel sur certaines de ses toiles.
Le Français éprouva aussitôt tout le ridicule de sa situation.
« Madame, je vous supplie de m’excuser, balbutia-t-il. Je vois que j’ai fait erreur et je vais me retirer.
– Que cherchiez-vous donc ? » demanda la jeune femme, d’un air engageant.
Pierre Buffières rougit, sans répondre.
« Allons ! N’ayez pas peur ! » insista la maîtresse du logis.
Le visiteur alors se rapprocha de cette femme inconnue et qui lui souriait.
« Imaginez-vous, madame… » commença-t-il.
*
Ce fut devant le Marché-aux-Gants que le hasard remit Pierre Buffières en présence du long-courrier trompeur, le lendemain matin.
« Je ne suis pas fâché de vous retrouver ! s’exclama le Français.
– Et pourquoi donc ? répliqua le marin avec calme.
– Je n’aime pas beaucoup que l’on se fiche de moi ! »
Le long-courrier saisit alors avec précaution entre le pouce et l’index un long cheveu doré et souple, qui était demeuré accroché à l’épaule de Pierre Buffières.
« De quoi vous plaignez-vous ? demanda-t-il au voyageur. Vous cherchiez une sirène. Voilà la preuve très nette que vous l’avez trouvée ! »
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(Albert-Jean, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, quarante-huitième année, n° 17431, jeudi 10 décembre 1931 ; caricature, « Sirena şi Rechinul, » in Victor Eftimiu, Jos laba de pe tricolor! c. 1935)