Après une abrupte escalade à l’aveuglette du fourré, je débouchai dans une clairière éblouie, en terrasse, émergeant des bois de mélèzes qui drapent les dernières pentes du mont Antennamare.

Le lucide panorama, de la mer Ionienne à celle de Tyrrhénie, incurvait sa fresque minutieuse et superbement immobile.

Sous l’outremer d’un ciel Angelico, les massives Calabres, bigarrées de neige, remparaient l’estuaire bleu-paon du détroit, où la blanche Messine enserrait, dans l’antique faucille de son môle, une moisson de mâtures.

Au nord, la mer, de lapis-lazuli, s’évasait brusquement, piquetée de vagues blanches comme un vol de mouettes ; et son versant colossal ascendait jusqu’à l’horizon aigu où les cônes volcaniques des îles Lipari s’effilochaient par le sommet en longues fumées traînantes.

Depuis le cap Tyndaris, opalisé de lointain, jusqu’aux noirs flots grumeleux de la forêt proche, s’accotaient, par plans azurés, glauques, cendre-verte, les monts déserts de la chaîne Péloride. Leurs profils indolents, leurs hanches bucoliques, pérennisaient le souverain paysage de la sensuelle et divine Trinacrie.

Mère des voluptés pacifiques et lumineuses ; – autre Grèce, anadyomène lascive et hâlée de soleils africains, étalant sur ses plages la sieste anonchalie de ses cités opimes, – sœur luxuriante de la spirituelle Hellade, – domaine sacré des divinités animales, où leurs jeux, longtemps après la mort du grand Pan, exubéraient encore, dans la liberté de la forêt dionysiaque… je rêvai.

Pour m’inciter à des visions plus précises, à des synthèses moins panoramiques, je m’assis au bord de la terrasse rocheuse, tirai de ma poche un Théocrite, et me mis à psalmodier, en grec, la Ve idylle.

La sonorité des syllabes doriennes, le sortilège familier de ces vers, évoquaient, aux perspectives de mon cerveau, l’enthousiaste venue des intuitions historiques, – lorsqu’un bruit de branches froissées me troubla.

« Les brigands ? » sursautai-je.

Mais, à cette grotesque supposition, – espingoles et chapeaux pointus, – je haussai les épaules : « Bah ! quelque bête. »

Et je repris ma lecture, plus attentif, rythmant les vers, qui s’enluminaient d’imageries évanescentes.

Indubitable, cette fois, un bruit – de pas menus, secs et précautionneux.

Je me retournai.

Un Satyre !

Plus forte que l’étonnement, une démesurée curiosité me tint coi : j’envisageai le fabuleux capripède qui me contemplait, l’air défiant et stupide, appuyé sur un bâton.

Une vieillesse, une caducité millénaires écrasaient ce survivant de la race semi-divine dont les marbres de nos musées commémorent l’alerte et pétulante jeunesse : de ses maigres cuisses de bouc, un abondant poil roux avait envahi son torse, ses bras trop longs ; une crinière grise, d’où pointaient des cornes ébréchées et des oreilles cicatrisées, pendait en mèches sur sa face camuse dont une bestiale dégénérescence empâtait le caractère jadis anthropoïde ; et dans les yeux atones aux pupilles horizontales vaguait une confuse tristesse, l’impuissante horreur de sentir s’user, aux veines immortelles, les gouttes restantes de son antique divinité.

Nous demeurions muets. Par contenance, enfin, je glissai le Théocrite dans la poche de mon pardessus.

Mais, à ce geste, une moue de douleur enfantine tordit les grosses lèvres pendantes du silène :

« Signor ! no ! no ! ancora !» bégaya-t-il, joignant ses doigts velus, et trépignant sur ses sabots usés.

Je compatis à sa fantaisie, et déclamai à nouveau les répliques alternées de Comatas et de Lacôn.

Un bêlement sauvage coupa le dixième vers : le silène sanglotait, le cou rentré, roulant la sclérotique verte de ses yeux révulsés dont les larmes s’agglutinaient aux poils hirsutes de sa barbiche blanche.

Cette désolation de brute assassinée me navra : je m’approchai du pauvre dieu gâteux et lui tapotai l’épaule, amicalement.

Il s’essuya, d’un revers de bras, et renifla un coup rude. Un effort d’intelligence contracta ses pupilles ; et, avec un sourire difforme, il parla, mêlant le sicilien au grec, avec des arrêts et de longs balbutiements amnésiques à la recherche des mots.

« Étranger, écoute. Tes paroles m’ont réveillé. J’avais presque perdu mon âme ; et – tu vois – je ne connais plus la langue de ma jeunesse. – C’est ma jeunesse, que tu lisais là – ma jeunesse divine – car je suis vieux, vois-tu ! vieux ! – vieux ! »
 
 

 

Il appuya le menton sur ses mains croisées à l’extrémité du gourdin ; – et il me regardait avidement, avec des yeux de chien battu, ne sachant par où débrouiller l’écheveau de sa pensée, noué depuis des siècles.

Je l’encourageai à poursuivre.

Alors, assurant son regard sur mon attention sympathique, il reprit :

« Étranger, je veux essayer de te dire : car tu es bon ; et, malgré ta ressemblance avec les barbares, porteurs d’ombrelles vertes, qui montent parfois jusqu’ici, – tu es peut-être un dieu. Tu es peut-être immortel aussi ?

Ah ! si tu savais ! voilà des siècles que je n’ai trouvé personne qui comprenne. Les gens du pays s’enfuient à mon approche, ou me jettent des cailloux. Parfois, à la nuit tombée, je me hasarde auprès des fermes ; les serviteurs me prennent pour un contrebandier, et me donnent un pain, du fromage. Mais s’ils aperçoivent mes cornes, ou qu’ils touchent mes poils, ils s’écrient : au diable ! me pourchassent à coups de fourche, et me lancent les chiens aux sabots. J’ai failli être dévoré dix fois. Tous ont oublié les dieux…

D’ailleurs, les dieux ont déserté la Trinacrie, ou sont tombés dans les embuscades. Je crois qu’il y a encore des nymphes, à la ville ; mais je n’ose y descendre ; c’est un séjour de périls inconnus et terribles.

Et je reste, misérable, à errer, traqué, dans les montagnes, seul, toujours seul. Il me faut, de longues nuits, souvent déçu, tapi dans les haies de cactus, aux dards moins aigus que ceux du désir, guetter, à l’orée des bourgs, le passage d’une paysanne… »

Il s’interrompit ; et, plus bas, comme pour une confidence honteuse :

« Ceci même, cette dernière joie furtive m’échappe, – car un mal secret me ronge, un mal divin, qui m’est survenu après qu’un jeune berger m’eut accueilli dans sa cabane, une nuit d’hiver… »

Et, penaud, écartant ses poils, il m’exhiba sa poitrine et ses cuisses, croûtelevées de plaques cuivreuses.

« Crois-tu que je puisse guérir ? demanda-t-il, humblement.

– À la ville, dis-je, il y a de savants thérapeutes.

– Hélas ! ce mal suce les forces que m’avait laissées la vieillesse. Il ne me restera plus bientôt nul plaisir que de jouer cette flûte, rapportée de la ville par un chevrier compatissant. – Même, il m’a appris des airs. Veux-tu les entendre ?

– Certes ! » acquiesçai-je.

Le bonhomme déchevêtra de sa poitrine, où elle pendait à un bout de faveur bleue, crasseuse et tortillée, une flûte à treize sous, qu’il emboucha, avec une modestie assurée.

Abomination ! le « Viens, Poupoule » trémula son hideux refrain, suivi de « Cake-Walk, » et il me fallut subir tout le « Tararaboum » avant de pouvoir stopper la sinistre performance que le pauvre Dieu déchu sifflait avec frénésie dans son tuyau de fer-blanc crevé.

« Bien, bien ! repose-toi ! » m’écriai-je enfin.

Le malheureux suffoquait, les lèvres ardoisées d’inanition.

« Tu as soif. Allons, bois ! » Et je lui tendis une confortable gourde, pleine de mixture dynamogène : rhum, caféine et kola.
 
 

 

Il lampa goulûment une dose redoutable. Ses paupières battirent, ses yeux miroitèrent ; et, les narines gonflées, dans un gros sourire bestial et niais, il interrogea :

« C’est le Nectar ?

– Presque, dis-je. Es-tu mieux ? »

Sans répondre, il ramassa son gourdin. Et, l’échine cambrée, les jarrets fermes, tapant ses sabots sur la roche qui sonnait creux, il s’avança jusqu’à une pointe de la terrasse en surplomb sur le vertigineux dévalement des arbres.

Là, poitrinant dans l’azur, silhouette souveraine dont le contre-jour frisait en peluche d’or la pilosité rousse, d’un moulinet vigoureux et accéléré, il projeta la bâton de sa vieillesse, désormais inutile, au hasard de l’abîme.

« Hé-âh ! guttura-t-il, sauvage, les poings brandis, étiré vers la lumière. Hé-âh ! – Et son thorax se gonflait, craquant comme du cuir neuf. – Hé-âh ! »

Il se tourna vers moi, le visage tumultueux, les lèvres luisantes, couleur de myrtilles écrasées.

« Ami, oui, tu es un Dieu ! Donne-moi encore le Nectar ! »

Il empoigna le flacon, déglutit une large gorgée ; puis, arrachant de son cou la flûte de fer-blanc, il l’envoya voltiger, faveur bleue et tout, par-dessus son épaule.

« Je me rappelle. Je ferai une syrinx. Tu verras. Comment donc avais-je oublié ? »

Il parlait grec, maintenant, d’une voix grave et chantante, un peu rauque.

« Marchons ! » Et, par un chemin s’amorçant au bout de la terrasse, il m’entraîna, rapide, impératif, irrésistible.

Nous courions, aux flancs du mont, sous le couvert de la forêt. Çà et là, de tièdes trouées bleues crevaient la fraîcheur des feuillages. Puis, dans la demi-obscurité des tunnels de verdure, une fluorescence verte illuminait les prunelles de mon compagnon. Chaque fois qu’elles me fixaient, un spasme de vigueur me soulevait : nous galopions, frénétiques, à travers les casse-cous de l’absurde sentier ; nous aurions, par Hercule ! bondi sur les cimes des mélèzes et des pins.

« Vois-tu ! je me rappelle. C’était avant la subversion de l’ordre lumineux des choses. C’était avant les Arabes stupides, avant les Chrétiens contempteurs de la vie. Aux temps qui, seuls, furent. Dans les radieuses torridités de la Sicile antique, j’étais dieu. Aux jours de tramontane, ivre de soleil cru et de rafale têtue, je dominais les flots des montagnes. Leur âme verte et voluptueuse filtrait par tous les pores de ma peau – nue, alors, et belle ! – et fluait dans mes jeunes artères. Le cœur universel battait en ma poitrine. Écoute. Aux larges nuits d’été pâmées de sirocco, j’ai pénétré l’essence de la Force panique.

– Hé-âh ! Je sais encore ! Je te dirai – sur la syrinx. »

Il se tut, les mains crispées aux pectoraux, la tête renversée dans l’œstre d’une joie dionysiaque, savourant l’inexprimable tumulte de son enthousiasme qui m’induisait contagieusement – moi, suscitateur d’un dieu !

Il allait. Ses pas somnambuliques lançaient des cailloux qui rebondissaient aux précipices. Sa chevelure, assouplie, s’aérait ; sa toison, défeutrée, flottait comme un vêtement, rythmait son allure sèche, pareille à une danse rapide que menaient d’intérieures harmonies.

Nous descendions, cependant. Une vallée apparut, enclose de crêtes onduleuses et cernées de pins-parasols, – et les grands pans vert-bouteille des contreforts s’échelonnaient, par le bas, en terrasse d’oliviers, jusqu’au toit rouge d’une métairie.

Plus loin, dans un autre ravin stérile, où la montagne se crevait d’éboulis fauves, les lacets blancs de la grand-route apparurent, tout au fond. Minuscules, les clochettes d’un troupeau tintinnabulaient, – festons musicaux sur le silence.

Les oreilles du satyre pointèrent, ses naseaux reniflèrent. Il siffla à travers ses incisives et m’empoigna l’épaule, montrant : là-bas, de son index velu.

« Les chèvres ! les vois-tu ? Sur le dos pelé de la montagne, les chèvres noires, comme des poux. Eâh ! »

Le souffle saccadé, trottant sec sur le long éperon de granit, il me tira vers le troupeau qui broutait, plus bas, dans une boucle du sentier, l’herbe des pentes impraticables.

Brusquement, le capripède me lâcha, et, à bonds exorbitants, dévala par au travers des éboulis. Le petit chevrier, culotté de peau de bique, nu-pieds, se mit à fuir, vainement agile, le pourchas foudroyant du satyre. Mais le chien ne bronchait pas, et les chèvres, mâchant des herbes qui pendillaient dans leur barbiche, regardèrent, placides, passer l’aigipan : – il disparut derrière un amas de rochers où venait de se réfugier sa victime.

Je galopais sur le long détour de la route, haletant, angoissé du drame qui se perpétrait derrière le monticule, d’où jaillirent bientôt les triomphales onomatopées d’un hymne incohérent.

Cinq minutes plus tard, au lieu d’une catastrophe, je surpris, ébahi, une scène bucolique : sur les genoux du capripède, le petit chevrier, tout rouge encore d’avoir couru, câlin et jacassant, jouait avec sa barbiche, tirait, à son cou de bouc, les deux petits appendices mous et duveteux ; et le dieu, chatouillé, pâmait d’un rire éclatant, dans la pose du satyre ivre de Pompéi… Mais l’enfant, effarouché à ma vue, déguerpit soudain.

Irrité de ma sotte inquiétude, j’interpellai le vieil aigipan.

« Me diras-tu, au moins…

– Sur la syrinx ! s’écria-t-il. Sur la syrinx ! Viens ! »

Et, dix pas plus loin, d’un coup, il déracina une botte de roseaux, dont il choisit les meilleurs. Je lui passai mon canif, et, tout en marchant, il taillait ses tuyaux, dont il éprouvait à mesure la sonorité.

Puis, il me fixa, ironique, et me ricana au nez, effrontément :

« Tu sais, il n’a pas eu peur de moi. Il m’a reconnu. Tu verras, dieu-du-nectar : je te dirai. – Sur la syrinx.

Eâh ! je suis toujours un Dieu !

De Déprane à Syracuse, la Trinacrie était à nous. Les gens des campagnes nous portaient des offrandes, et nous invoquaient dans leurs chansons.

Au versant des allées, dans l’ombre ronde des pins-parasols, je m’asseyais auprès des jeunes pâtres. Je leur enseignais des airs nouveaux, sur la flûte ; et je me penchais, frôlant leurs cheveux qui sentaient bon le foin frais, pour voir leurs lèvres rouges glisser au tranchant des chalumeaux, où elles se coupaient, parfois, et saignaient – de petites gouttes salées.

Dans les grands midis torrides de canicule, où les paysages fluidement tremblotent, embusqué au bord des routes, j’attendais les filles qui reviennent de porter à boire aux moissonneurs ; – et sous le silence ardent de la sieste, je faisais gicler le cri pointu des virginités transfixées.

Je guettais, dans le jour vert des forêts, l’heure où les mignonnes hamadryades passent leurs têtes hors des arbres, précautionneuses, écartent leur gaine vivante d’écorce, et sautent à terre, souples nudités vertes. – Celles-là aussi étaient à moi.
 
 

 

Et les nymphes, blanches et froides comme la chair des nénuphars, qui se renversent en silence, les yeux fermés, sur l’herbe humide, avec un roucoulement doux, pareil au murmure glougloussant de l’eau voisine… et puis, seul, je me penchais sur la source pour tirer la langue à mon reflet, grimaçant encore de leur plongeon.

J’allais, sur la lisière des forêts, m’asseoir devant la mer, au coucher du soleil, et peigner de mes doigts les longs poils de mes cuisses, où, la nuit venue, pétillaient des étincelles – jusqu’à l’heure lunaire des sirènes.

Les sirènes, elles sont toutes bleues. – Sais-tu ? C’est emmaillotées d’un fourreau en nacre squameuse qu’elles batifolent avec les gros tritons à queues de langouste. Pauvres tritons ! – Mais c’est nues, en leur vrai corps d’azur, qu’elles s’aiment deux à deux, les sirènes, dans les grottes illuminées. Eâh ! j’ai violé deux sirènes, toutes nues, devant la mer phosphorescente, une nuit d’équinoxe.

Je te dirai, sur la syrinx…

As-tu de la cire ? s’avisa-t-il tout à coup.

– Nous achèterons de la colle-forte à la ville, en allant voir le médecin. »

Une terreur subite l’immobilisa.

« Non ! non ! pas à la ville… je suis guéri !

– Comme tu veux. Nous demanderons de la cire, dans une ferme. »

Cependant, son exaltation s’affaissait ; ses traits se décomposèrent, une sueur mouilla les rides épaisses de son front. Il titubait.

« Tu es fatigué, dis-je. Repose-toi. »

Le pauvre dieu s’assit sur un mètre de cailloux. Il croisa les jambes, et, regardant avec un sourire triste ses sabots usés :

« Dis ? Il faudra que je me fasse ferrer. »

Sa tête ballottait comme celle des gens qui sommeillent en wagon. J’allai pour le soutenir. Mais, brusquement crispé d’une résolution farouche, il se dressa.

« Le Nectar ! »

Cette fois, il téta l’élixir vital jusqu’à la dernière goutte, puis lança le flacon dans la haie de cactus.

« À présent, je vais te dire… »

Fébrile, ajustant sa syrinx, il préluda. Mais, faute de cire, les tuyaux fuyaient.

« Soit, Dieu du nectar ; descendons à la ville ! »

Nous repartîmes. Il allait, le cou raidi, la tête dressée, en une sérénité sombre, sous la formidable poigne des Destins imminents. Sa parole volubile embrouillait des récits fragmentaires, fulgurant parfois de visions farouches et grotesques.

« J’étais jeune et agile ! Avec les centaures, je faisais des courses à travers les forêts – les crottes de centaures, mêlées aux cailloux, rebondissaient, comme des balles de fronde, sur le tronc des yeuses et des caroubiers ; – les centaures, sans s’arrêter, dardaient leurs flèches à l’œil rouge du soleil qui crevait, polyphémique, entre les paupières des nuages horizontaux – et le galop de nos randonnées dionysiaques parcourait la Trinacrie, d’une mer à l’autre.

J’étais jeune, et beau ! Les faunes et les silènes… »

Il s’exalta, en des histoires où la liberté antique se doublait de celle d’un satyre : et, à le voir, les yeux fous, danser avec des hennissements hystériques, je commençais à redouter l’approche des faubourgs, dont apparaissaient les premières maisons.

Évidemment, le demi-litre de caféine, rhum et kola, ingéré par le dieu, outrait sa jouvence intégrale, et il fallait, avant tout, le munir, chez un pharmacien, de quelque antidote.

Sur la rédhibitoire indécence de mon compagnon, je boutonnai mon propre pardessus.

« Pour entrer en ville, » soufflai-je. Et je complétai d’un cap de poche cet accoutrement plausible d’étranger.

Nous passâmes à l’octroi. Les gabelous sourirent bénévolement du « forestiere, » qu’ils estimèrent un Anglais excentrique.

Je le poussai dans une rue déserte, et l’entraînai, rapidement.

Mais, tout à coup, une petite fille, en jupe et corset rouges, s’avança d’une encoignure, un bouquet de roses à la main.

« Un soldo, signori, un soldo. »

Ce fut la catastrophe.

Mon satyre stoppa net, en arrêt devant la petite qui lui souriait. Puis, subit, avec un « Eâh ! » de joie frénétique, il s’élança, happant à pleines dents le bouquet, à pleins bras la gosse épouvantée.

Je me précipitai. Il me mordit, crachant les roses, se débattant ; et, ivre, furieux, épileptique, s’échappa, emportant la fillette qui hurlait aigrement.

Tandis qu’horrifié, je laissais l’invraisemblable viol se consommer dans cette fuite, dionysiaque quand même, du dieu lâché, d’une rue latérale deux carabiniers débusquèrent, dont l’habile croc-en-jambe abattit le capripède.

Alors, ce ne fut pas long. Les deux vengeurs de la morale outragée dégagèrent la petite, pleurnichante, et mirent les menottes à son odieux ravisseur. Lui, navré, décrépit, vidé, retombé des siècles divins – passé à tabac ! – me regarda, stupide et sans reproche, regarda, épars sur la chaussée, les tuyaux de sa syrinx à jamais imparfaite ; – et, silhouette ridicule : pardessus flasque et cap dansant sur ses cornes, mon pauvre bougre de satyre disparut, tandis que je me répétais la phrase inepte, mais cette fois intégrale, qui l’épitapherait, le lendemain, dans les gazettes de la ville : « enfin, l’immonde satyre fut conduit au poste. »
 

 

_____

 
 

(Théo Varlet, in Le Beffroi, sixième année, n° 60, novembre 1905 ; repris dans La Bella Venere, contes, Amiens : « Bibliothèque du Hérisson, » Librairie Edgar Malfère, 1920, puis dans Le Dernier Satyre, même éditeur, 1922. Illustrations : Pierre Paul Rubens, « Deux Satyres, » huile sur toile, 1618-1619 ;  Sebastiano Ricci, « Nymphe endormie avec deux satyres, » huile sur toile, c. 1712-1716 ; Edith Aimée Hope, « Fauns Drinking, » lithographie, 1924 ; Agostino Carracci, deux gravures de la série « Les Lascives, » c. 1590-1595)

 
 

_____

 

(in L’Esprit français, cinquième année, tome VIII, nouvelle série, n° 78, 10 janvier 1933)