C’était autrefois un paradoxe – aujourd’hui, c’est une vérité. Hamlet l’a dit, lui qui à force de contrefaire la folie devint fou. Hier, j’ai voulu visiter un hôpital d’aliénés. J’étais sûr que, là-dedans, la vie se passe mieux que dans le monde de la raison, où la plupart des hommes vivent comme des fous. Maint ami m’a trahi ; d’autres, méchants et pervers, ont failli souiller toute une vie de sacrifices et de générosité. Il me tardait de voir comment la couardise, l’orgueil des humains foudroyés, expie ses fautes ou les fautes d’autrui. Un fou s’offrit à m’accompagner. Il me faisait tout bonnement, chemin faisant, une histoire rationnelle de la folie des aliénés chez lesquels la joie, la colère, le rire, les larmes se succédaient sans motif et d’une manière saccadée. Il y en avait de ceux qui m’étonnaient par des pensées profondément philosophiques, et d’autres parlaient sans cesse, se frappant de temps à autre – leurs idées devaient se succéder tumultueusement, car ils tombaient presque étouffés sous ce ruissellement de mots incohérents. Je demandai à mon guide si un célèbre sculpteur napolitain était encore vivant. Il me fit signe de le suivre ; nous entrâmes dans une chambrette où un homme à la barbe longue crayonnait fiévreusement. Dès son début, on dut reconnaître qu’il possédait le secret du génie. Mais il avait épousé une femme très coquette, et cætera. Le jeune sculpteur me reconnut, m’embrassa et me dit : « J’ai ce matin des idées sublimes. Vois-tu cette fosse profonde là-devant ? n’y aperçois-tu pas une foule immense, agitée ?… Vois, ce sont des groupes gigantesques… Au fond de cet abîme, j’entrevois le Génie. Mais toutes les fois que je veux le saisir par sa longue chevelure, qu’est-ce que je reconnais ? Ma femme ! »

« Voilà un original, s’écria mon guide me désignant un maniaque qui sautillait sur une jambe. Ce farceur-là s’est fourré dans la tête qu’on lui a coupé une jambe. Oh ! oh ! il pirouette sur le talon comme un dindon ! Vous verrez ailleurs un gaillard qui vous demandera de l’eau sous prétexte qu’il a les intestins collés pour avoir avalé de la gomme. C’est drôle, ah ! que voulez-vous ? C’est un fou ! »

En ce moment passa devant nous un maniaque atteint d’un délire érotique, gesticulant d’une façon indécente ; il portait les stigmates de dégénérence, les yeux cernés, les joues creusées et des rides précoces. Il passa sous l’hilarité moqueuse de plusieurs toqués – les candidats à la folie – et disparut.

« Et pourquoi a-t-on barré cette fenêtre ?

– Un extravagant là-dedans se croit des ailes. Il prétend être descendu du Ciel sur la Terre. C’est un habitant de dame Lune. »

Aussitôt entrés, un individu de haute taille s’avança tout droit comme un pigeon – les bras étendus.

« Ah, vous voilà ! vous êtes l’homme de Mars… Je dois vous avoir remarqué de la Lune. En voici un autre qui croit que la Lune est inhabitée ! Ah ! vous ne savez pas que nous sommes les citoyens les plus anciens de l’univers. Nous possédons des lunettes qui nous grossissent les fruits mêmes de vos arbres. Nous n’avons pas d’autre spectacle vraiment théâtral et plus amusant que votre vie en plein air. Ainsi voyons-nous votre population telle que les habitants d’une goutte d’eau. Dans notre Lune, nous n’avons ni printemps ni automne. Le jour c’est l’été, la nuit c’est l’hiver, ce qui nous porte à travailler pendant douze jours, sans relâche, et à nous reposer et à nous préparer mentalement aux dix jours de ténèbres glaciales. Les hommes de la Terre nous contemplent sans apercevoir nos signes d’intelligence. Terre impuissante, va ! »

Et là-dessus, écartant les bras, le sélénite fit un demi-tour, se cogna contre son lit et tomba.

Je voyais, non sans inquiétude, que mon étrange compagnon commençait à rouler, à écarquiller les yeux. Sa raison allait fléchir et, quoique toujours sur mes gardes, je guettais le moment pour l’écarter. J’eus honte de cette faiblesse. Peut-être devina-t-il mon trouble, car il me dit en souriant : « Vous voyez que je vous parle comme un esprit sain… Il vous reste encore à étudier les alcooliques, les lypémaniaques, les épileptiques, les paralytiques. »

Une lueur mourante éclairait encore les couloirs, les chambrées. Ce spectacle moitié bouffon, moitié terrible, commençait insidieusement à m’égarer.

Comme j’allais sortir, mon cicérone me poussa dans une chambrette où se tenait un homme à la barbe nazaréenne, qui faisait sans cesse le signe de la croix en guise de bénédiction, en s’écriant tout doucement :

« Tes péchés sont pardonnés.

– Voyez le grand fou, fit mon cicérone ; il prétend qu’il est le Christ. Et que devrais-je dire, moi qui suis le Tout-Puissant ? »

Et aussitôt d’éclater d’un fou rire.
 

Naples.
 
 

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(Giuseppe Gramegna, in Arte : revista internacional, tome I, n° 4, février 1896 ; gravure d’Alfred Kubin, « Der Narr, » 1918-1919)