On ne la connaissait dans la ville que sous ce nom, – la Maison Morte. – De fait, avec sa haute et morne façade de vieux granit suintant une bave verte, l’herbe poussant entre les marches disjointes de son seuil, et l’énigme de ses volets éternellement clos, elle était muette ainsi qu’une tombe abandonnée, – ainsi qu’une tombe d’où ne monte aucun bruit, mais au fond de laquelle on sait que se poursuit jour à jour, heure à heure, minute à minute, un affreux, un insondable mystère.
Inhabitée ? – qui sait ? – Jamais on n’y voyait entrer, on n’en voyait sortir personne, visiteur, fournisseur, valet ou maître. Il était arrivé ce fait, pourtant : par deux fois, – à cinq ou six ans d’intervalle, – la police émue des bruits qui couraient avec persistance dans le quartier, était venue frapper à la grande porte de l’hôtel. Mais la porte ne s’était point ouverte. À travers la grille d’un judas, une voix sèche, cassée, impérieuse, avait envoyé au diable les agents indiscrets, et ceux-ci, penauds, s’étaient retirés en s’excusant. D’autre part, le facteur affirmait s’y arrêter, une fois par an, pour jeter dans la boîte aux lettres l’avertissement des contributions, au nom de M. le marquis de C. V. du H.
Habitée ? – alors, où donc l’invisible propriétaire se procurait-il sa nourriture et les choses nécessaires à son entretien ? À la vérité, les uns prétendaient savoir que les caves de l’hôtel communiquaient avec un souterrain aux ramifications multiples et lointaines ayant des issues cachées hors de la ville, dans la campagne. Mais il se débitait bien d’autres absurdités. Ne parlait-on pas encore d’un vampire hantant ce logis ? La matière était trop belle pour que la crédulité populaire ne s’y donnât pas carrière, et vous n’attendez pas de moi que je vous énumère tous les cancans et les histoires des commères inoccupées.
Je dois mentionner ceci : des anciens du quartier, des anciens dignes de foi, contaient que, jadis, au temps de leur prime jeunesse, la Maison Morte avait été une maison joyeuse, même une maison de fêtes bruyantes, devant laquelle, plusieurs fois la semaine, s’arrêtaient maintes voitures de gala. Alors, ses hautes fenêtres Renaissance curieusement sculptées, dont maintenant les trèfles et les moulures s’effritaient, jetaient, la nuit, dans la rue, tous leurs volets ouverts, des flots de lumière, des flonflons d’orchestre et des éclats de rire ; de temps à autre en sortaient, le jour, câlinement appuyés au bras l’un de l’autre, deux jeunes époux qui semblaient s’aimer tendrement, – lui, très grand, d’une taille fort au-dessus de la moyenne, elle, mignonne, frêle et si jolie ! Ils étaient charitables et donnaient beaucoup aux pauvres gens. Mais la jeune femme était morte ; alors, plus de carrosses dans la rue, plus de fêtes, plus de bruit ; les domestiques congédiés, l’hôtel avait fermé ses paupières, et sur lui, autour de lui, s’était abattu pour toujours le lourd silence des choses qui ne participent plus à la vie, – il était devenu la Maison Morte.
Elle m’intriguait, cette vieille maison, – de tout temps, elle m’avait intrigué : je devinais qu’il y avait là, jalousement gardé, le mot de quelque effrayante énigme. Or, je ne sais si vous êtes comme moi, mais moi j’adore les énigmes, par-dessus tout, les énigmes effrayantes ; le danger qui m’épouvante est celui qui m’attire le plus ; je vais à lui, j’y cours haletant, le cœur battant à rompre, avec un frisson d’agonie, comme l’oiseau fasciné se jette dans la gueule du serpent, – mais j’y cours avec une voluptueuse horreur.
Et, si elle m’intriguait tant, la Maison Morte, c’est qu’elle se trouvait justement contiguë à la nôtre, et que le mur qui séparait notre jardin de son jardin, était mitoyen.
De tout temps, ai-je dit. Oui, bien avant, bien des années avant l’incroyable aventure que je vais essayer de vous raconter, aussi loin que remontent mes souvenirs, dès ma jeunesse, et dès mon enfance, son mystère avait agi sur moi. Et puis, à cette époque, notre bonne, Clémentine, stupide comme elles le sont toutes avec les enfants, n’avait-elle pas la malencontreuse idée, quand « je faisais le méchant, » de me menacer de la Bête qui habitait la Maison Morte ? Il va de soi que je l’interrogeais avidement sur cette Bête. Alors, elle me la décrivait minutieusement, l’agrémentant, chaque fois, de quelque attribut nouveau, – un monstre, une sorte d’araignée-homme, avec des pattes immenses, des pattes velues, gluantes, dont elle étouffait ses victimes, lentement, par une pression insensible, avec des raffinements de cruauté ; sa bouche distillait du venin, et ses yeux, – ses yeux étaient quelque chose de si véritablement terrifiant qu’on ne pouvait les fixer une seconde, sans, sur-le-champ, expirer de dégoût. Cette Bête, naturellement, était une buveuse de sang humain, mais elle buvait, de préférence, le sang des enfants méchants… Oh ! dans mon imagination de tout petit, l’attouchement glacé de ce monstre, le contact ignoble de cette bouche, l’étreinte de ces tentacules suceurs, et ces yeux, – surtout ces yeux !… On ne se fait pas idée des désordres que ces inventions idiotes peuvent amener dans cet organisme si délicat qu’est le système nerveux d’un enfant, – « Tais-toi au je vais appeler la Bête !… » Oh ! la stupide fille, la stupide fille ! – Cette Bête occupait mes jours, emplissait mes rêves, hantait mes nuits.
Un matin, pourtant, – j’avais quinze ans, je crois, – un matin de clair soleil, honteux de mes terreurs, j’allai prendre sous le hangar l’échelle du jardinier, je la dressai contre le fameux mur, – oh ! si haut, ce mur ! – et j’osai jeter un coup d’œil dans l’autre jardin.
Vision étrange, bien faite pour attiser ma curiosité.
Ce n’était plus un jardin, mais une sorte de parc vierge, un encombrement d’arbres revenus à l’état de nature, un dévergondage de branches poussées au hasard, enlacées, emmêlées, enchevêtrées de sauvageons, de ronces, d’un indescriptible fouillis de végétations parasites. À travers les ramures, je n’entrevoyais qu’un pan étroit de la façade intérieure – non moins morne que celle donnant sur la rue, avec sa lèpre de mousses, ses tons de rouille de vieux granit, – et deux immenses fenêtres, avec, ici encore, leurs volets lugubrement clos ; – et personne dans le parc.
Plusieurs fois, à partir de ce jour, je recommençai mon équipée, et à des intervalles différents, mais jamais je ne vis errer dans le parc Celui que j’y cherchais avec l’appréhension de l’y découvrir, ni Lui, ni un être vivant, – pas même un oiseau, – voyons, était-ce naturel, cela ? – non, là-dedans, pas un chant, pas un nid ! telle était l’ambiance désolée de ce logis, tel, si je puis m’exprimer ainsi, le rayonnement de tristesse qu’il dégageait !
D’ordinaire, les impressions d’enfance vont s’affaiblissant avec le temps : pour moi, à peine se modifièrent-elles, du moins en ce qui concernait la Maison Morte. Certes, je ne croyais plus à la Bête, mais, bien après que j’eus dépassé l’âge de raison, le soir, je ne pouvais encore, sans frissonner, jeter les yeux sur le mur mitoyen ; même mon mariage, même une longue absence, six années passées à Paris, dans le tourbillon d’affaires et de plaisirs de la grande ville, n’eurent pas le pouvoir d’abolir la mystérieuse attraction qu’exerçait sur moi la Maison Morte. On ne m’ôtera jamais de l’idée qu’entre elle et moi un lien existait, un lien de fatalité : j’avais, oui, le pressentiment de ce qui devait se passer dans cette nuit… Mais j’arrive au récit de mon aventure, si peu croyable, je le répète, que beaucoup, non, je l’avoue, sans apparence de raison, me traiteront d’halluciné ou d’imposteur, – et pourtant !…
C’est par une sombre et froide nuit de janvier. Il pouvait être la demie après onze heures. On se couche tôt en province. Nul bruit dans le quartier. Ma femme, en venant me souhaiter le bonsoir, m’avait dérangé de mon travail, et je m’étais levé de mon fauteuil. Le front collé aux vitres de la fenêtre de mon cabinet, qui donne sur le jardin, je rêvassais, les yeux perdus dans le noir. Du ciel, voilé par un impénétrable rideau de nuées, pas la moindre clarté ne filtrait ; c’était, partout, devant moi, un abîme insondable de ténèbres. L’heure avancée, la solitude, l’obscurité, le silence, – fatalement ma rêverie dévia vers la Maison Morte, et le mur mitoyen qui abritait son irritant mystère. Je l’avais devant moi, ce mur, je ne pouvais le voir, mais je le devinais.
Soudain, je tressaillis.
Voici en effet que, sur l’écran opaque de la nuit, à partir de la ligne de faîte se silhouettaient, éclairées en dessous faiblement, les têtes des arbres du parc maudit. Ce n’était point une illusion : mes pupilles dilatées perçurent fort bien l’arachnéenne complication des branches et des brindilles, liserées d’un pâle reflet. La source de lumière qui me les rendait distinctes se déplaçait lentement. Puis elle finit par s’arrêter.
Il y avait quelqu’un dans le jardin, – et ce quelqu’un attendait – attendait qui ?…
Un frisson violent me secoua ; ma vieille curiosité se réveilla, plus obstinée que jamais, un désir de Le voir, un désir pervers, obsédant, terrible, que je caractériserai d’un mot, – une possession : une force invincible agissait sur moi, m’attirait comme le fer attire l’aimant, là-bas, de l’autre côté, là où Celui que je devais voir m’attendait, car – c’était moi, je le savais bien, qu’Il attendait.
Un bon feu de bûches flambait gaiement dans ma cheminée ; ma lampe tamisait sa douce lueur dans mon cabinet bien clos ; en prêtant l’oreille, je pouvais entendre la respiration paisible de ma femme dans la chambre voisine… Quelle insigne folie de s’éloigner de cette chaude, de cette enveloppante atmosphère d’intimité et de bien-être, pour courir les aventures, – et quelles aventures !… Oui, là-bas, c’était la nuit, c’était le froid, c’était, je le pressentais, un danger, – quelque chose de pire qu’un danger de mort. – N’importe, je n’hésitai pas. Sans prendre le soin de m’armer ni de me couvrir, je descendis au jardin, je trouvai, sans tâtonner, l’échelle sous le hangar, je la dressai fébrilement contre le mur, et, en quelques secondes, j’en eus enjambé le chaperon… Ce que j’aperçus alors me cloua sur place.
Il devait y avoir là, posée à terre, une lanterne ; mais entre elle et moi s’interposait, – son ombre démesurément grandie et déformée, – un homme, un homme prosterné devant une sorte de tertre allongé comme ceux qui bombent le sol des cimetières, signalant une tombe fraîchement comblée ; mais, celui-là, un épais tapis de mousses le recouvrait. De l’homme, qui se présentait à moi de dos, je ne distinguais rien, car sa tête, d’ailleurs revêtue d’un capuchon, plongeait vers la terre, et une mante espagnole l’enveloppait en entier, descendant en cascade de plis amples depuis sa nuque jusqu’à ses talons.
Je n’osais bouger, dans la crainte que le moindre bruit de mon côté n’attirât sur moi son attention, et j’avais – attribuez cet état d’esprit, si vous voulez au ressouvenir des stupides inventions de mon ancienne bonne, – j’avais l’intuition nette, évidente, absolue, que s’il tournait vers moi SES YEUX, j’étais perdu.
Pendant un laps de temps que je ne saurais apprécier, – peut-être un quart d’heure, mais aussi bien une heure, deux heures, trois heures peut-être, mon Dieu que ce temps me parut long ! – Il demeura ainsi immobile et prostré. Puis, à un nouveau frisson de tout mon être, je devinai qu’Il allait se lever.
Effectivement, Il se dressa de toute sa hauteur. Il était d’une taille anormale, mais aussi, je pus en juger d’après les plis de sa cape serrée autour de son corps et le dessinant en arêtes vives, – d’une effrayante maigreur.
Il ne ramassa point sa lanterne. Il n’en avait pas besoin ; pourquoi, je le sus depuis, et vous l’apprendrez aussi plus tard. – Il ne l’avait apportée, le misérable, que dans le dessein criminel de m’attirer à Lui. – Il l’abandonna sur le tertre, et, à travers l’obscurité, se dirigea d’un pas léger et sûr vers le perron intérieur de son logis.
Alors, s’exerça sur moi à nouveau la possession dont j’ai parlé. Machinalement, inconsciemment, malgré moi, j’attirai à moi l’échelle dont les pieds reposaient sur l’une des plates-bandes de notre jardin, et, l’ayant passée de l’autre côté du mur, dans le parc maudit, j’y descendis en hâte, et je courus plutôt que je ne marchai à sa suite.
Le sol était jonché, comme feutré d’un amas de branches mortes, de feuilles pourries, de mousses et de végétations diverses, formant une épaisse et spongieuse couche d’humus où j’enfonçais jusque par-dessus les chevilles. Tout cela craquait sous mon poids ; Il devait m’entendre. – Mais non. Bien que je L’eusse rejoint, bien que séparés l’un de l’autre de quelques mètres à peine, Il ne m’entendait point, – Il ne voulait pas m’entendre.
Je gravis un perron aux pierres branlantes, et je franchis le seuil sur ses talons.
Nous pénétrâmes dans une pièce – quelque vestibule – immense, à en juger par l’écho épouvantable qu’y éveillait le choc de mes talons sur les dalles, malgré le soin que j’apportais à assourdir le bruit de mes pas ; les siens étaient ceux d’un fantôme : à peine si mon oreille, exaspérément tendue, en percevait le glissement muet – mon seul guide dans ces ténèbres.
… Une lourde porte se referme derrière nous, d’elle-même, avec un claquement sec… La retraite m’est coupée, – un ricanement étouffé m’en avertit, – je suis prisonnier ! Je frémis jusqu’au plus intime de mes mœlles, – mais je ne suis pas étonné. En vérité, il ne me paraît pas que les choses puissent être autrement.
… Il va et je Le suis.
Une porte s’ouvre, et, derrière moi, se referme… Des marches, des marches… Nous suivons un escalier étroit, bas de voûte, une sorte de boyau descendant creusé à même le calcaire – mes mains tâtonnantes me l’ont révélé… Une autre porte… puis d’autres portes… Et des marches… toujours des marches… Et, chaque porte sitôt franchie, sitôt refermée… par qui ?… Oh ! ces portes ! – j’en ai palpé une au passage, – des portes que le canon seul aurait le pouvoir d’enfoncer, – autant d’indestructibles barrières élevées entre moi et l’air libre, l’air que respire le monde des vivants !… Moi, de plus en plus, et sans espoir de retour, je m’enfonce dans les épouvantements de la mort…
Il continue d’aller devant moi, de son pas glissant et muet de fantôme, sans hésiter à travers ces ténèbres étouffantes, dont rien, aucune comparaison, ne peut faire concevoir l’affreuse opacité… Il va, sans se retourner – heureusement ! – Car je n’ai pas d’autre peur, non, sur ma parole, pas d’autre peur que celle-ci, savoir, qu’Il ne se retourne, et ne dirige vers moi ses yeux…
Encore des marches !… Et toujours ces maudites portes !…
Oh ! la douce lueur de ma lampe, le brasillement des bûches mourantes dans le foyer, la tiédeur envahissante de mon cabinet bien clos, et tout contre, le souffle paisible de mon aimée !…
Hélas ! hélas !… Mais non ! je veux savoir, et dût-il, oui, dût-il fixer sur moi ses yeux abominables, – ses yeux !… je saurai !…
Encore des marches !… Et encore des portes !… Est-ce que cela ne va pas bientôt finir ?…
Une dernière porte, – plus de marches, – la voûte s’élève, le couloir s’élargit, dévale en une pente raide jonchée de cailloux, qui roulent sous mes pieds et me font trébucher, – mais Lui ne bronche pas…
Oh ! oh ! – qu’est-ce ?…
Des bouffées d’air me prennent à la gorge, des bouffées d’air humide, de vieil air de cave, sentant le renfermé, le moisi, le fade, l’haleine des hideux parasites tapis dans les recoins.
D’où montent ces sons grêles, ténus, trémolants, comme filés par un violon invisible au fond d’une vertigineuse crevasse d’abîme ?
Il presse le pas, les sons se précisent – ô l’inquiétant orchestre ! ne dirait-on pas d’une ménagerie de sabbat ? – Dominant de leurs notes aiguës la basse formidable des fauves, il y a là des chats qui miaulent, des enfants qui vagissent, des chiens qui hurlent à la mort ; et aussi les ricanements des hyènes, le glapissement des bêtes puantes, et des sanglots de vieilles, et des hoquets d’agonisants…
Il court maintenant… Le souterrain s’évase, soutenu par de massifs piliers auxquels, par deux fois, je me suis heurté.
Sourdant des replis d’ombre, la plainte, – car je me rends compte à présent que c’est une plainte, un chœur de voix implorantes et désolées, la plainte, grandit, s’enfle, houle, gronde, tonne, déferle en vagues mugissantes contre le sol, contre la voûte, contre les piliers, se propage en ondes tragiques là-bas… là-bas… tout là-bas, dans l’infini des noires profondeurs.
« Silence ! »
Tout se tait, et la même voix – est-ce enfin Lui qui a parlé ? – ô la vieille petite voix cassée, mais combien sérieuse et cruelle ! – la même voix articule :
« Il est venu ! »
Alors, c’est comme un froufou soyeux, étrange, de chuchotements :
« Il est venu !… Il est venu !… »
Cela voltige, tombe, rebondit, retombe, s’entre-heurte, tournoie et papillote autour de mes oreilles, avec des attouchements frôleurs d’ailes de chauves-souris.
« Il est venu !… Il est venu !… »
Puis, c’est une tempête effroyable de rires… de rires – oh ! ne vous moquez pas ! de rires muets…
« Ah ! ah ! ah !… ah ! ah ! ah !… »
… Et des yeux s’allument, des yeux bleus, des yeux orange, des yeux verts, des yeux jaunes, des yeux violets, – des yeux qui sont des braises rougeoyantes, d’ondoyantes flammes de punch, des chatoiements de phosphore, et des pourpres de fournaise, et d’aveuglantes coulées de métal, et des sourcillements d’éclairs… et leurs lueurs s’avivent, s’irradient, fulgurent d’un intense, d’un insoutenable éclat…
Et, à la clarté formidable jaillie de ces yeux, les ténèbres vaincues, je vois… oh !…
… Là… creusées aux flancs d’une grotte cyclopéenne… des niches, garnies de monstrueux barreaux de fer… dans ces niches, derrière ces barreaux de fer, – des hommes, enchaînés par le cou, par la ceinture, par les chevilles, par les poignets, – des hommes demi-nus, décharnés, noirs, souillés d’immondices, un feu sombre brûlant au fond de leurs orbites caves, – les uns, passifs, soumis, dans une attitude humiliée d’esclaves ; d’autres accroupis, sombres et dignes, affectant une impassibilité indomptable ; d’autres enfin, ramassés sur eux-mêmes, grinçant des dents, hurlant, se tordant les bras de désespoir, ou, dressés de toute leur hauteur et révoltés contre leur destinée imméritée, rugissant, montrant le poing, secouant leurs chaînes, se ruant contre les barreaux de leur cage, avec l’espoir de les ébranler du choc de leur robuste corps.
Mais tous évitent le regard de Celui qui m’a conduit sur ses pas dans cet antre de l’Horreur. Il passe en revue chacune de ces cages, et chacun de ses habitants, – et, à chacun de ceux-là, Il pose une question différente.
Mais, au cours de cette revue rapide, sa voix, sa vieille petite voix cassée, aux notes impérieuses, sa voix s’est faite étrangement douce, nuancée de supplications touchantes et d’une indéfinissable angoisse.
« Qu’as-tu fait des yeux de Rosalinde, ma femme bien-aimée, de ses beaux yeux si purs où se miraient mes yeux ?
– Et toi, qu’as-tu fait de sa gorge incomparable, dont l’éclat effaçait la blancheur de la nacre, et la finesse le satin du lotus ?
– Toi, du précieux écrin que furent ses lèvres ?
– Toi, de l’arc d’ébène de ses sourcils ?
– Toi, du rayonnement de son front ?
– Toi, de la grâce de son sourire ?
– Toi, de sa taille frêle et souple ainsi que le fût gracile d’un jeune palmier ?… »
Il allait ainsi. Et, à chacun, Il demandait compte d’une des perfections de sa femme bien-aimée, fauchée dans la fleur de sa jeunesse, et je compris qu’il rendait ces infortunés solidairement responsables de la perte prématurée de cette femme, et que tous expiaient son incurable folie. Mais tous, et les humbles, et les fiers, et jusqu’aux révoltés, tous, sans distinction, détournaient craintivement la tête et baissaient leurs paupières vers le sol, pour éviter le regard de ses yeux.
Et quand tous, l’un après l’autre, tous Il les eut interrogés inutilement, sa voix peu à peu montée au diapason de la colère, le front chargé d’orage, Il s’arrêta devant une dernière cage, qui était vide, et, étendant le bras vers les captifs, dans un geste d’implacable malédiction :
« Misérables ! cria-t-il. Jusqu’à présent, vous avez refusé de me répondre, parce que je n’avais pu encore amener parmi vous le plus criminel de vous tous, celui qui lui avait volé le souffle de la vie, mais aujourd’hui tremblez !… Il est venu !… »
Les chuchotements reprirent :
« Il est venu!… Il est venu !… »
Puis les rires :
« Ah ! ah ! ah !… Ah ! ah ! ah !…
– Il est venu ! Il parlera, lui ! il faudra bien qu’il parle ! – et vous, vous parlerez à votre tour ! »
Le chœur chuchota de nouveau :
« Oui, oui, oui !… Oui, oui, oui !… »
Et, au hérissement de ma chair, je sentis que pour moi avait sonné l’heure fatale, l’heure de l’Épreuve suprême, l’heure d’indicible horreur !…
Alors, s’étant tourné vers moi, dont les plantes, attachées au sol, séchaient de terreur, – brusquement, Il rejeta son capuchon en arrière, – et je vis…
Ah !… Dans sa face ravagée, je vis deux trous, deux orbites vides suintant une sanie rouge…
… Hallucination ? – Cauchemar ? – Je doute encore parfois, – ne riez pas ! – en vérité, je doute, car, – écoutez ceci, je vous prie.
Le lendemain, dès l’aube, ne voulant mettre personne dans le secret de cette aventure, je descendis moi-même chercher l’échelle là où je l’avais laissée la veille au soir, – elle n’était plus sous le hangar.
Or, cette échelle, savez-vous où, enfin, je la retrouvai ?
Au pied du mur mitoyen, – mais de l’autre côté. – Ah ! ah ! vous ne riez plus.
Par qui avait-elle donc été transportée, cette nuit, dans le parc de la Maison Morte ?
*
(Maxime Audouin, in Contes fantastiques ; nouvelles et récits illustrés de nombreuses gravures originales, Paris : Vermot Éditeur, s.d. [1896])