Voici du nouveau et du beau ! Le positivisme sort des cabinets et des laboratoires : il se proclame religion. Et, pour mieux se faire accepter sous cette forme, il a recours aux tournures de langage employées dans la Genèse. Le livre aura pour titre la Bible de l’Avenir. Un journal de Cincinnati donne un spécimen de cette singerie de Moïse, et nous nous empressons de la mettre en français, afin d’aider, dans la faible mesure de nos forces, à la diffusion des lumières.
Genèse. – CHAPITRE I.
1. Au commencement, l’inconnaissable se mut sur le cosmos et développa le protoplasme.
2. Et le protoplasme était inorganique et neutralisé, contenant toutes choses à l’état d’énergie virtuelle ; et un esprit d’évolution se mut sur la masse fluide.
3. Et l’inconnaissable dit : « Que les atomes se réunissent » ; et leur contact engendra la lumière, la chaleur et l’électricité.
4. Et l’absolu (unconditioned) différencia les atomes chacun d’après son aspect ; et leurs combinaisons engendrèrent les rochers, l’air et l’eau.
5. Et un esprit d’évolution sortit de l’absolu et, travaillant dans le protoplasme, il produisit, par accroissement et absorption, la cellule organique.
6. Et, à l’aide de la nutrition, la cellule développa le germe primordial, et le germe développa « le protogène, et le protogène engendra l’eozoon, » et l’eozoon engendra la monade, et la monade engendra l’animalcule.
7. Et l’animalcule engendra l’éphémère ; alors, les choses rampantes commencèrent à se multiplier sur la face de la terre.
8. Et chaque atome terrestre engendra la molécule dans le protoplasme végétal, et de là vinrent toutes les herbes de la terre.
9. Et l’animalcule développa dans l’eau les nageoires, les queues, les griffes et les écailles ; et dans l’air, les ailes et les becs ; et sur la terre les organes nécessaires pour résister à « l’environnant. »
10. Et par l’accroissement et l’absorption vinrent le radiata (1) et le mollusque ; et le mollusque engendra les articulations, et les articulations engendrèrent les vertèbres.
11. Telle est la génération des vertébrés, les plus perfectionnés en cette période cosmique où l’inconnaissable développe les mammifères bipédales ;
12. Et l’homme de la terre alors qu’il était encore un singe, et le cheval alors qu’il était un hipparion, et l’hipparion avant qu’il ne fût un orédon.
13. De l’ascidian vinrent les amphibies, qui engendrèrent les pentadactyles ; et les pentadactyles, par héritage et sélection, produisirent les hylobates, desquelles sont sortis les simiadaques en toutes leurs tribus.
14. Et parmi les sémiadaques le lémur l’emporta sur ses congénères, et il produisit le singe platyrhine.
15. Et le platyrhine engendra le catarrhine, et le catarrhine engendra le singe anthropoïde, et l’anthropoïde engendra l’orang aux longues mains, et l’orang engendra le chimpanzé, et le chimpanzé devint le qu’est-ce que cela ?
16. Et le qu’est-ce que cela ? se rendit dans la terre du Nord et prit une femelle des gibbons aux longues mains.
17. Et dans la suite de la période cosmique naquirent d’eux et de leurs enfants les types primordiaux anthropomorphiques.
18. L’homunculus, le prognathus, le troglodyte, l’autochtone, le terragème, telles sont les générations de l’homme primitif.
19. Et l’homme primitif était nu, et il n’était pas honteux de sa nudité, et il vivait dans l’innocence « quadrumaneuse, » et il luttait puissamment pour s’harmoniser avec l’environnant.
20. Et, par héritage et sélection naturelle, il progressa du stable et de l’homogène au complexe et à l’hétérogène : car les plus faibles moururent et les plus forts crurent et multiplièrent.
21. Et l’homme s’accrut d’un pouce, et ses facultés pour saisir sa proie se développèrent.
22. Les hommes les plus agiles attrapèrent le plus d’animaux, et les animaux les plus agiles évitèrent l’homme ; c’est pourquoi les animaux à mouvements lents furent mangés et les hommes à mouvements lents moururent de faim.
23. Et comme les types furent différenciés, les types les plus faibles disparurent continuellement.
24. Et la terre fut remplie de violences ; l’homme lutta contre l’homme, la tribu contre la tribu : les plus faibles et les moins intelligents furent tués, et les plus dignes furent assurés de vivre.
Eh bien, cette Bible de l’Avenir distance d’une assez jolie longueur la Bible de l’Humanité de feu M. Michelet. Nous nageons en plein dans l’extravagance de la sottise. La fière raison humaine s’est presque ravalée au-delà du possible. À quand des autels en l’honneur de ces héroïques singes qui se sont dépêtrés de « l’environnant, » et, de sélection en sélection, ont fini par pondre l’homme !… Ce serait un noble spectacle de voir l’académicien Littré en robe de grand-prêtre, faisant fumer l’encens devant leurs images vénérées !
Nous demanderions pardon à nos lecteurs d’avoir traduit ce jargon abominable et sacrilège, s’il n’était bon de mettre au jour de telles productions pour mieux inspirer l’horreur et le mépris des prétendus savants qui se réfugient dans ces inepties pour échapper à Dieu.
_____
(1) L’un des royaumes inférieurs du règne animal dans lequel toutes les parties sont arrangées uniformément autour de l’axe longitudinal du corps.
_____
(A. D., in L’Univers, n° 2706, mardi 16 février 1875. Cet article, dont l’intention parodique a manifestement échappé à son adaptateur, a été repris plusieurs fois, notamment dans les Annales de philosophie chrétienne, sous la direction de M. A. Bonnety, quarante-cinquième année, sixième série, tome IX, 1875 ; L’Univers israëlite, sous la direction de S. Bloch, trentième année, n° 13, 1er mars, 1875 ; les Conférences de Notre-Dame de Paris, exposition du dogme catholique, par le R. P. J.-M.-L. Monsabré : J. Albanel et Baltenweck, 1875 ; le Grand Catéchisme de la persévérance chrétienne, de P. Grenet : Vivès, 1880 ; Le Caducée, volume 9, 1885. Caricature d’Edward Linley Sambourne, parue dans Punch or the London Charivari, 11 décembre 1875)
(in The Cincinnati Medical News, vol. VIII, n° 86, février 1875)
« L’Homme n’est qu’un ver, »
caricature d’Edward Linley Sambourne, parue dans Punch or the London Charivari,
6 décembre 1881