La forêt habillait strictement la montagne ; de la tête au pied se déroulait une toison de hêtres et de bouleaux dont les saisons variaient la teinture. Çà et là, comme de fines déchirures, des ravins abrupts bossués d’énormes rochers polis par les eaux et que l’été asséchait jusqu’à la dernière goutte.

Les promeneurs aventureux les pouvaient suivre en guise de sentier, ne fût-ce que pour se prouver à eux-mêmes que la ligne droite n’est pas toujours le plus court chemin pour aller d’un point à un autre.

Sur le flanc de cette montagne, plutôt vers sa base, et à proximité d’une fontaine, avait poussé, un automne, comme un champignon géant et roux, une cabane au toit de chaume. Les bûcherons qui, chaque jour, passaient par là racontaient qu’un homme très noir, à l’aspect dur et fermé, l’avait élevée seul, puis avait disparu en laissant la place à une étonnante créature de cauchemar.

Revenant un jour de la cueillette des myrtilles, j’allais m’engager dans un espace assez aride planté de hautes fougères quand, de la masse dorée par l’automne, s’éleva une fée Carabosse : un buste bossu, un cou goitreux, ballant comme une gourde de peau brune, une tête hideuse, mais hilare. On eût dit qu’un affreux accident en avait récemment bouleversé les traits…

De la bouche édentée sortaient des cris inarticulés, peut-être des appels. Horrifiée, je me cachai et jetai un regard autour de moi, pensant qu’un animal, chien ou chèvre, allait surgir des fougères doucement agitées… La femme ne cessait de rire, ses petits yeux rouges rivés au mouvement des hautes herbes. Et, soudain, je la vis se baisser, se relever et, avec un grand rire de faunesse, élever à bout de bras jusqu’à ses épaules, où elles les assit, les deux plus radieuses petites créatures dont poète ait rêvé : deux enfantelets identiques, sous leurs boucles naissantes d’un noir d’anthracite, deux petits d’homme faits au tour et dont la chair bronzée apparaissait par plaques dans les déchirures des loques rouges.

Sans cesser de s’exprimer en son incompréhensible langage fait de cris gutturaux et de tendres roucoulements de tourterelle, la Muette – c’est ainsi que nous l’appelâmes par la suite – franchit à grandes enjambées le champ de fougères et atteignit sa masure. Sur le seuil, elle déposa les deux bébés qui s’y roulèrent aussitôt avec un chevreau accouru à leurs cris.

La mère – je sus par la suite que ces splendides enfants étaient bien nés de cette créature déchue – les contemplait dans une sorte d’extase, sa grande bouche ouverte sur des cris de bonheur…

Quel tableau ! Au premier plan, ce trio digne de l’antique et, pour fond, des frondaisons doucement agitées, piquées de hampes claires et lisses, des glissements d’ombre et de lumière, au loin le point d’or d’une clairière… Le paradis visité par la fée Carabosse !

L’année suivante, je revis les enfants sauvages : grands, râblés, suants de santé, agiles et malins comme des singes, ils grimpaient déjà aux arbres, mais ils ne parlaient pas ; habitués au langage inarticulé de leur mère, ils l’imitaient sur le mode aigu et l’on eût dit, sous la forêt, un jacassement de ouistitis.

De bonnes âmes s’émurent, qui se demandèrent si les deux sauvageons étaient vraiment muets. On doutait du moins qu’ils fussent sourds, car ils entendaient le moindre bruit et y répondaient par une fuite précipitée. Maintenant, un chien sauvage les suivait partout et on n’osait pas s’approcher d’eux.

Cependant, de braves paysannes, touchées par leur grâce et émues de leur misère, s’entendirent pour apporter à leur mère du lait et des œufs. Ces dons les apprivoisèrent un peu. Je pus à mon tour leur offrir des sucreries, à quoi ils s’habituèrent vite !

Pour obtenir un supplément de sucres d’orge, ils criaient :

« Ou-là ! Ou-là !

– Très bien!  Mais dis merci ! Dis merci et tu auras tout le paquet ! »

Ils éclataient de rire et se mettaient à cabrioler. Se pouvait-il qu’ils entendissent et fussent muets ? Ils eurent cinq ans, six ans, des culottes fantaisistes retenues par des ficelles ou des brins d’osier. Ils avaient perdu leurs fossettes, mais revêtaient la grâce de ces grands lys roux qui poussent à l’état mi-sauvage dans les jardins abandonnés. Ils ne parlaient toujours pas.

La femme d’un bûcheron réussit à amener la mère devant l’école du village proche et, par signes, tenta de lui faire comprendre que la place des jumeaux était là ; la Muette se contenta de rire, puis elle mima une grande tristesse, souleva sa vieille jupe à montrer ses genoux, frappa sur son havre-sac, et… elle repartit chargée de vêtements et de victuailles. Les enfants ne furent pas envoyés à l’école.

On ne les rencontrait jamais au village où la mère ne les envoyait pas, comme si elle eût jugé que la forêt constituait un asile plus sûr. Là, elle les laissait vagabonder, permettant même qu’ils se joignissent parfois aux bûcherons qui leur donnaient la becquée à l’heure de leur frugal repas. Le chien, hirsute et vigilant, demeurait auprès d’eux, prompt à les inciter à rentrer au moindre cri de la Muette. Si les enfants résistaient, la bête les harcelait sans arrêt, tirait un pan de culotte, léchait une main, en mordillait une autre ; bref, elle finissait par se faire obéir.

Une nouvelle année passa. Pour insérer les sauvageons dans la vie sociale, les bonnes âmes du pays choisirent la porte du plaisir et le jour de la fête locale. Exprimée par une éloquente mimique, la promesse d’un bon repas décida la Muette à amener les jumeaux à la fête. On les avait débarbouillés, chaussés, habillés de frais. Le zèle des charitables personnes était même allé si loin qu’elles avaient réussi à sacrifier les boucles noires, souples comme les vrilles de la vigne, à une trop stricte hygiène : rasés, correctement habillés, les deux petits faunes avaient perdu leur plus grande beauté… Mais ils n’en avaient cure.

Les flonflons de la fête s’entendaient de la lisière de la forêt, rythmant la marche des sauvageons et de leurs bienfaitrices. Parleraient-ils, ne fût-ce que pour demander des sucreries, ou ne parleraient-ils pas ? En attendant le baptême du plaisir, ils échangeaient leurs impressions au moyen de leur langage à eux, fait de cris inarticulés, que ponctuait le geste.

« Comment se fait-il, dit quelqu’un, qu’ils ne prononcent pas un mot alors que nous nous tuons à leur en apprendre quelques-uns et qu’ils ne sont pas sourds ? Leur langue, ou leur gorge, serait-elle mal conformée ? »

Le mystère allait être éclairci. Le village apparut couché sur la colline, dévalant avec mollesse vers la petite rivière redoutable au printemps, mais assagie par l’été. Il était trois heures de l’après-midi et bien des familles restaient encore autour du festin traditionnel, avec leurs « roumious, » vieux nom que portent en Ariège les invités. Les portes ouvertes soufflaient une odeur de ripaille et de café. On entendait sauter les bouchons et éclater les rires que provoque ce genre d’événement. Surpris, inquiets, les sauvageons ne parlaient plus entre eux et leur mère ne les quittait pas du regard.

« Nous allons les conduire sur la place, proposa quelqu’un ; là, ils verront d’autres enfants et peut-être consentiront-ils à jouer avec eux.

– Quand ils verront les chevaux de bois, répondit une voix, ils n’y tiendront plus et s’élanceront avec les autres ! »

La place s’ouvrit soudain sur le tournoiement des manèges. Je vis les enfants sauvages arrêter net leur élan, rougir, puis s’élancer sans qu’il fût possible de les retenir. Derrière eux, la Muette courait, courait avec de grands cris, son goitre secoué comme une bourse pleine… Et voici qu’arrivés devant le plus beau manège, celui qui offrait aux jeunes cavaliers des chevaux blancs et des cochons roses cravatés de bleu pâle, les enfants s’arrêtèrent de nouveau. Et, de l’une de ces bouches muettes, jaillit le cri qui avait soulagé l’héroïsme bougon d’un général de l’Empire :

« Ah ! m… »

Parfaitement ! les cinq lettres ! Le mot type de la langue verte apprise des rudes bûcherons au fond des taillis…

Le premier moment de surprise passé, vingt bras se tendirent vers les petits faunes, et, au milieu des rires, on criait :

« Allons ! Puisque vous savez parler, on vous récompense ! Montez tous les deux ! »

Et je vis ceci : lesdits faunes répondre à cette sollicitude par une bordée d’injures et s’enfuir, suivis de leur mère sauvage, vers la forêt profonde où toute musique dépendait des sources et du vent…
 
 

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(Isabelle Sandy, « Le Conte du Journal, » in Le Journal, n° 15776, vendredi 27 décembre 1935 ; « L’Homme sauvage ou l’état de nature, » enluminure pour Les Quatre États de la Société de Jean Bourdichon, c. 1505-1510)