Le docteur Doyen a modestement annoncé qu’il avait entrepris des recherches pour assurer à l’humanité l’éternelle jeunesse. Il ne s’agit en somme que de favoriser la multiplication des microbes bienfaisants et de leur donner le moyen de lutter victorieusement contre ceux qui tuent nos cellules. C’est encore le combat du jour et de la nuit. Mais l’éminent chirurgien n’a pas révélé au public le véritable résultat de ses expériences. Il laisse croire qu’il débute, qu’il tâtonne. En réalité, il a découvert le merveilleux élixir que possédaient jadis quelques sorciers notoires. J’ai tenu dans mes mains un flacon du liquide précieux. Il m’a suffi d’en verser quelques gouttes sur une pièce de Scribe et j’ai obtenu aussitôt un manuscrit que ne dédaigneraient pas les directeurs des théâtres les plus littéraires.
J’ai supplié l’Inventeur de livrer à ses concitoyens ce prodigieux remède contre la vieillesse. Il a souri et m’a répondu que jamais il n’y consentirait. Il ajouta que, pour démontrer l’efficacité de sa potion, il aurait peut-être la fantaisie de ne jamais disparaître ; il envisagea la possibilité de rester fort et immuable tandis que passeraient les générations. C’est en vain que je fis appel au sentiment de la fraternité.
« Je n’ignore pas, lui dis-je, que vos contemporains n’ont pas été très justes envers vous. Trop souvent vous avez eu à souffrir de leurs railleries et même de leurs attaques perfides. J’admets que vous n’arrachiez point au trépas vos confrères qui occupent des situations officielles. Mais songez à tous les malheureux qui ont peur de la déchéance et de la mort. Songez à nous. Songez à moi, surtout. »
Il m’affirma qu’il ne conservait nulle rancune contre ses détracteurs et qu’il n’était pas misanthrope.
« Je regrette, observa-t-il, de ne pas ressentir une haine implacable contre les pauvres mortels. Supposez que Timon d’Athènes eût détenu un aussi beau secret. Imaginez autour de lui tous les amis, dont il a pu apprécier la fausseté. Ils savent qu’il peut, suivant son caprice, les faire vivre ou bien les laisser tomber dans l’ombre vorace. Quel triomphe ! Cet homme, qui veut châtier la méchanceté de ses frères, se trouve le maître de leur existence, de leur avenir. Quelle ivresse ! Quel triomphe ! Que pensez-vous qu’il fera ?
– Il sauvera le monde, m’écriai-je. S’il a du génie, il a nécessairement du cœur.
– Je ne suis pas très convaincu de cette nécessité, dit-il.
– Il sera compté parmi les grands bienfaiteurs. Il sera vénéré comme Prométhée qui arracha le feu du ciel. Il sera l’homme-dieu. L’autre n’assura l’éternité qu’aux âmes ; mais celui-ci protège les corps. On lui élèvera des statues, des temples.
– Je crois en effet, me répondit-il, que Timon aurait été touché de ces basses flatteries. Il fut toujours l’esclave de sa vanité. Mais le savant qui a saisi le mystère de la destruction, qui arrête les forces mauvaises, comme Josué arrêta le soleil, sera-t-il sensible à ces vaines distinctions ? Je ne me soucie pas d’apercevoir mon image sur les places publiques. Je ne souhaite pas que des architectes médiocres élèvent à ma gloire des monuments d’un style baroque. Pourquoi ne pas m’offrir quelques mètres de ruban rouge ? J’ai le moyen de survivre à toutes les gloires, à tous les dieux et même à la Légion d’honneur.
– Que faut-il donc faire pour vous attendrir ? »
Il me remit un petit cahier et me déclara :
« Voici le secret de la vie éternelle. Je n’ai pas le courage de le divulguer. Mais vous pouvez prendre la responsabilité d’une aussi dangereuse publication. Vous direz que vous m’avez dérobé ces papiers pour le bien général ; car je ne veux pas que, bientôt, les hommes me maudissent pour n’avoir pas su garder le silence. »
Je tombai à ses pieds. Je balbutiai des actions de grâces. Il murmura :
« Nous verrons ! Nous verrons ! »
*
Quelques semaines plus tard, j’étais illustre. Ce fut en vain que le docteur m’accusa de vol et me traîna devant les tribunaux. Le président des assises lui expliqua qu’il n’avait pas le droit de conserver égoïstement une découverte qui importait au bonheur de l’humanité. Ce magistrat ne se contenta pas de m’interroger avec douceur. Il me prodigua les louanges les plus délicates. L’avocat général me félicita de n’avoir tiré nul bénéfice de ce larcin, qu’il déclara patriotique et humanitaire. Il renonça à requérir, ce qui attrista profondément mon défenseur. Il ne put en effet prononcer la plaidoirie qu’il avait préparée ; mais il la publia, le lendemain, dans tous les journaux. Quand je sortis du Palais de justice, je fus acclamé par la foule, qui poursuivit de ses cris hostiles l’inventeur et voulut même le jeter dans la Seine.
Pendant plusieurs mois, on constata une recrudescence de la gaieté publique. Dans tous les pays, des fêtes célébraient la victoire de l’homme sur la mort. Une immense fabrique expédiait dans toutes les contrées l’élixir de longue vie. Nous le vendions au prix coûtant. Nous aurions eu honte de spéculer sur la faiblesse de nos frères ; nous avions conscience d’accomplir un strict devoir de solidarité. Une détente se produisit entre tous les peuples. On n’attachait plus qu’une importance secondaire au couronnement d’un prince africain. L’existence sembla plus précieuse, puisqu’elle pouvait être éternelle, et on hésita à exposer à la mort de jeunes hommes pour conquérir des terres lointaines et fiévreuses. D’ailleurs, les citoyens mûrs et les vieillards qui gouvernent les nations n’échappaient plus aux obligations militaires, puisqu’ils conservaient toute leur vigueur. Aussi les rapports avec l’étranger devinrent plus amicaux.
À l’exception de quelques malheureux qui furent victimes d’assassinats ou d’accidents, personne ne mourait plus. Les cerveaux ne perdaient plus leurs facultés. Un journaliste fit remarquer, dans un article très gai, que les gens qui occupaient de bonnes places les garderaient pendant plusieurs siècles, et il les félicitait de s’en être emparé avant la découverte de la bienfaisante liqueur. Cette chronique fantaisiste fut très lue et très commentée. Les jeunes se groupèrent. Ils tenaient des réunions secrètes. Dans une feuille qu’ils avaient créée, ils dénoncèrent l’avidité des ancêtres qui jouissaient sans scrupule de situations rémunératrices et honorifiques. Puisqu’ils ne pouvaient plus compter sur l’affaiblissement graduel des intelligences ni sur les trous que fait la mort, les ambitieux réclamaient un roulement. Ils voulaient que les fonctions ne fussent données que pour deux ou trois années. Mais ceux qui avaient le pouvoir s’opposèrent à cette réforme. En un mois, on apprit avec stupeur le meurtre de trois académiciens, de treize contrôleurs généraux, de vingt-sept chefs de bureaux, de trois cent douze percepteurs et d’un député. On dut s’habituer à cette manière un peu brutale de favoriser l’avancement.
Cependant, la population augmentait. Le chiffre des naissances était sensiblement supérieur au chiffre des décès, puisqu’on ne mourait plus guère. Les amateurs de statistique se réjouirent de cette ligne ascendante. Deux siècles plus tard, la terre suffisait à peine aux besoins de l’humanité. Les blancs avaient réuni une conférence pour interdire la vente de l’élixir aux races de couleur. Ils organisèrent des expéditions pour s’emparer de tout le sol que pouvaient posséder les noirs et les rouges. Ils laissèrent en paix les jaunes, qui savaient le secret de la liqueur de longue vie et qui leur auraient opposé des armées vaillantes.
Bientôt il n’y eut plus, dans l’Afrique et dans l’Australie, un lopin de terre qui ne fût la propriété des blancs. Mais les récoltes étaient trop faibles pour nourrir les centaines de millions d’individus. On espéra pendant quelques années que l’alimentation chimique sauverait l’humanité. Poussés par la faim, les peuples se jetèrent enfin les uns contre les autres. Ils ne disputaient plus la suprématie politique, mais des champs fertiles. Aussi ils luttaient avec sauvagerie, et les vaincus étaient égorgés pour que leurs nouveaux maîtres ne fussent pas obligés de leur abandonner, chaque jour, quelques grains de blé.
On ne songeait plus au luxe et la question sociale était résolue. L’égalité si longtemps espérée régnait enfin sur le monde : la misère était universelle. On avait abattu les usines et les maisons pour labourer le terrain qu’elles occupaient, pour faire sortir du sol quelques herbes. Les mortels, qui étaient devenus éternels, vivaient dans des huttes. Depuis longtemps, ils avaient massacré, pour les manger, tous les animaux. Il n’y avait plus un seul oiseau.
Seule, dominant les cabanes, la distillerie dans laquelle on obtenait l’élixir subsistait. Les guerres, les révolutions l’avaient respectée. Les champs immenses qui portaient les plantes nécessaires à cette liqueur n’avaient jamais été saccagés. Réduits aux plus atroces souffrances, les hommes craignaient encore de mourir. Ils sacrifiaient tout à l’espoir d’échapper à l’anéantissement. Un moment vint cependant où il fallut prendre un morceau de ce territoire sacré. Avant de s’y décider, les chefs avaient promulgué une loi qui autorisait les parents à tuer les nouveau-nés. Mais on ne profita pas de cette permission.
Un décret fut alors rendu qui limitait la durée de l’existence humaine, et un grand nombre de vieillards furent assassinés. Cependant, peu à peu, les herbes qui donnent l’éternité devaient céder la place au blé qui assure la vie. Il ne resta bientôt que quelques flacons d’élixir. Les hommes les plus forts se les disputèrent follement. Ils échangeaient des coups de couteau. Ils tombaient sans lâcher la bouteille que brisait leur chute. Ils expiraient en souriant parce qu’ils ne laissaient pas à leurs adversaires le moyen d’échapper à la mort.
Quand l’humanité ne posséda plus le secret redoutable, quand elle redevint mortelle, elle connut de nouveau les vertus qui font sa grandeur. Pour être belle, il faut qu’elle perde des paradis. Les foyers se reconstituèrent. Les parents se penchèrent en tremblant sur les berceaux et les enfants observèrent avec une tendre inquiétude les visages ridés des vieillards. Car nous aimons les nôtres parce que nous les sentons fragiles. Si les liens de la famille sont doux, c’est que c’est une réunion passagère. Déjà les regards des hommes et des femmes se voilaient de pitié : ils avaient repris conscience de leur faiblesse et ils se résignaient à la fin inévitable. Ils levaient les yeux vers le ciel, cherchant un dieu, – et il virent une colombe qui volait et qui portait dans son bec un rameau d’olivier.
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(« Nozière » [Fernand Nozière], « À Bâtons rompus, » in Le Temps, quarante-huitième année, n° 17252, samedi 19 septembre 1908 ; illustration de Linley Sambourne pour The Water-Babies, A Fairy Tale for a Land Baby, de Charles Kingsley, 1863)