Je regagnais mon domicile vers la douzième heure de la nuit, ainsi qu’il est dans mes habitudes et je venais de refermer sur moi la porte.

Dans l’obscurité, je perçus nettement une voix grave qui disait :

« Gobélius, mon ami, vous êtes une brute.

– Vous en êtes une autre, monsieur, » répliquai-je, et je craquai une allumette.

Comme il arrive toujours, ce n’est qu’à la dixième ou onzième que je pus obtenir de la lumière.

« Vous êtes un imbécile, » reprit la voix.

Et, prenant la lampe, je fis le tour de mon appartement, qui se compose, comme on sait, d’une seule pièce sous les combles.

Je ne vis rien d’anormal et commençai à me rassurer.

« Gobélius, mon ami, vous êtes un crétin. »

Moi ! moi, dont l’univers entier proclame le talent ; moi, l’auteur de tant de chefs-d’œuvre incontestés : c’était roide, ma foi !

« Mais, qui êtes-vous, monsieur l’invisible ?

– Je suis l’homme…

– L’homme ? Mais, quel homme ?

– L’homme qui vous parle, parbleu ! »

L’explication ne me paraissait pas suffisante ; je pris sur ma table mon revolver à vingt-cinq coups, système perfectionné ! qui ne me quitte jamais.

Comme les esprits me font parfois de mauvaises blagues, je crus avoir affaire à un mauvais esprit et, pour me protéger, j’appliquai à l’instant même mon pentacle sur ma poitrine et prononçai les paroles magiques qui devaient le mettre en fuite.

La voix continuait toujours :

« Gobélius, mon ami, vous êtes un âne ! »

Je lâchai 18 coups de revolver dans des directions différentes ; l’homme parlait toujours !

Pourtant, je percevais nettement que la voix venait de derrière moi. Donc, l’esprit se cachait derrière mon dos et suivait tous mes mouvements.

C’était un esprit malin : il fallait user de ruse avec lui.

J’usai d’un stratagème.

Braquant mon revolver sur mon larynx, je fis jouer la gâchette… et le coup partit.

Je tombai sur le parquet, absolument mort.

Mais j’étais vengé. La voix avait cessé de vomir ses paroles injurieuses. Il s’était fait dans la chambre un grand calme.

Alors, lorsque mon âme s’évada de mon corps, elle fit cette étrange découverte :
 

J’ÉTAIS VENTRILOQUE !

 

Et je ne m’en étais jamais aperçu !

Or, ayant évoqué mon esprit, au moyen d’une table tournante, celui-ci écrivit cette navrante histoire que vous venez de lire et dont vous n’auriez jamais eu connaissance sans cela.
 
 

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(Gobélius [Isidore Boulnois], « Fantaisie, » in L’Observateur français, dixième année, n° 7, dimanche 16 février 1896 ; Gustave Courbet, « L’Homme rendu fou par la peur, » gouache sur papier inachevée, 1843-1844)