Mme Galitcheff s’ennuyait prodigieusement. Elle jeta le livre qu’elle lisait dans un buisson d’hortensias et se laissa retomber dans son rocking-chair, les bras derrière la tête, les reins cambrés, les seins tendus.
« Qu’est-ce que j’ai, mais qu’est-ce que j’ai ? »
Elle se posait cette question sans aucune conviction.
En réalité, elle savait parfaitement que ses sens étaient révolutionnés par une trop grande sagesse. Ce n’est pas drôle, à vingt-huit ans, pour une femme voluptueuse, de passer des journées entières seule et des nuits à côté d’un mari qui a besoin de sommeil et qui considère que l’amour physique est une source de fatigues inutiles. M. Galitcheff était inventeur, un inventeur illuminé. Une fois sorti de son laboratoire ou de son atelier, rien n’existait pour lui. Il avait une tendre affection pour sa femme, mais l’origine de cette tendre affection venait surtout de ce qu’elle le déchargeait des petits soucis matériels de la vie quotidienne, tels que les rapports avec les fournisseurs, le propriétaire et le percepteur. Avant d’être Mme Galitcheff, Paule avait été la secrétaire de son mari. Il l’avait engagée par le truchement des petites annonces, et puis, comme elle était agréable et qu’elle faisait parfaitement son affaire, il l’avait épousée pour plus de commodités. Le mariage avait été presque blanc. M. Galitcheff n’avait été et ne serait jamais amoureux que de ses recherches. C’était une petite nature.
Paule soupira. Elle soupirait souvent. C’étaient des soupirs qui montaient du plus profond d’elle-même, des appels ardents à des caresses inconnues. Paule était jeune fille quand elle s’était mariée et, ma foi, on pouvait dire qu’il n’y avait pas grand-chose de changé, ou si peu. Elle avait pourtant tout essayé. Les déshabillés les plus « sex-appeal » laissaient son mari totalement inattentif. Ses initiatives sensuelles, les caresses qu’elle avait osées, la lampe éteinte, avaient été repoussées sans ménagements. M. Galitcheff lui avait fait un sermon accompagné de blâmes vertueux et d’appels à la décence. C’était vraiment décourageant. Paule Galitcheff s’était tournée vers l’extérieur. L’extérieur, c’était un petit village où l’on allait aux provisions. Les gars du pays n’étaient vraiment pas séduisants. Le temps passait, et la Nature, cruelle, tourmentait la chair avide de Paule. Elle s’était fait envoyer de Paris des livres licencieux et avait fait ainsi des études platoniques sur la technique de l’Amour, mais cela n’avait fait que l’embraser d’ardeurs nouvelles, que des satisfactions personnelles étaient bien impuissantes à calmer.
Elle avait eu un espoir, le jour où elle s’était liée avec la femme du maire. Une belle blonde fondante qui était devenue une tendre confidente. Elle aussi se plaignait des absences de M. le Maire.
« Un vrai fantôme, » disait-elle.
Un après-midi que les deux femmes étaient seules, attristées par leurs confidences, Lucie, Mme la Mairesse, avait étreint Paule contre elle plus tendrement que de coutume. Ses yeux brillaient, sa respiration était oppressée. Ses mains étaient devenues frileuses, sa bouche conquérante. Paule s’était abandonnée et avait rendu caresse pour caresse. Si Lucie avait été tant soit peu virile, peut-être que Paule aurait enfin ressentie ces délices qu’elle désirait tant. Mais, pas plus qu’elle, Mme la Mairesse n’était une lesbienne. Ce n’était, comme Paule, qu’une délaissée. Leurs jeux puérils ne les satisfirent ni l’une ni l’autre. Le soir, dans son lit, Paule, tout de même alanguie, songeait :
« Un homme… un amant… c’est cela qu’il me faut… »
Oui, mais… elle ne voyait pas où elle pourrait dénicher l’objet de ses rêves.
Quand elle manifesta à son mari sa décision d’aller passer quelques jours à Paris, il lui déclara que ce n’était pas possible pour l’instant, qu’il avait besoin d’elle et qu’au surplus il était fort jaloux.
« Je touche au but, ma chère enfant ; quand j’aurai terminé, nous ferons si vous le désirez un voyage… Je profite de l’occasion pour vous dire que, plus que jamais, j’ai décidé de prendre ces jours-ci tous mes repas là-haut ; j’y coucherai également ; il me faut être idéalement tranquille… »
Paule ignorait tout de la dernière invention de son mari. Il lui avait soigneusement caché l’orientation de ses dernières découvertes.
Ce fut quelques jours plus tard que les inquiétudes de Paule se cristallisèrent. Du rez-de-chaussée, elle entendit son mari qui parlait à quelqu’un, là-haut. Et, pourtant, personne n’était entré dans la villa ; du moins, il lui semblait. Paule se résolut à l’interroger sur cette présence inconnue. Il eut un sourire sardonique :
« Soyez tranquille, ce n’est pas une femme…
– Pas une femme ? mais alors, il y a vraiment quelqu’un là-haut ? Pourquoi ?… Qui ?
– C’est mon secret… »
Il est inutile de dire que Paule était suffisamment femme pour que sa curiosité devînt intense. Le deuxième jour, elle était dans le jardin, cachée derrière un buisson de rhododendrons, quand elle vit, par la fenêtre ouverte du laboratoire, la silhouette d’un homme jeune et bien bâti. Elle frémit. La silhouette immobile de l’inconnu se profilait sur le fond sombre du laboratoire. Le cœur de Mme Galitcheff battit à grands coups.
« Qu’il est beau ! Comme il a l’air triste, pensait-elle ; pourquoi se cache-t-il ? C’est peut-être un criminel que mon mari veut protéger ? Et pourtant, c’est contraire à tous ses principes… Mais non, un être pareil ne peut être un criminel… Est-ce que je lui plairais ? »
Coquette, Paule échancra l’ouverture de son maillot de jersey collant, découvrant ainsi la superbe naissance de deux beaux seins blancs. Ses longues mains tapotèrent sa chevelure rousse ; sa petite langue pointue humecta ses lèvres gourmandes pour les rendre brillantes.
Son mari parut, regarda dans le jardin sans la voir et referma la fenêtre.
Si le cœur de Paule était surexcité, ses sens ne l’étaient pas moins. Le sort lui envoyait-il à domicile l’amant dont elle rêvait au cours de ses longues insomnies ? Comment le voir, lui parler ? Il faudrait évidemment éloigner son mari… Ne conviendrait-il pas de lui dire ce qu’elle savait ?
C’est ce à quoi elle se décida.
« À propos, mon chéri, j’ai aperçu votre invité… Il a l’air très sympathique… »
Elle avait prévu diverses réactions de la part de son mari, mais elle ne s’attendait certes pas à ce qu’il éclatât de rire. Un rire qui n’en finissait pas.
« Si vous vouliez m’expliquer, mon chéri… Il est tout de même normal qu’une maîtresse de maison s’inquiète… Du reste, je ne vois pas ce que ma question a de si saugrenu…
– Paule, je ne peux pas vous laisser plus longtemps dans l’ignorance, mais promettez-moi le secret absolu… sur ce que je vais vous montrer.
– Je suis votre femme…
Il la précéda dans l’escalier et ouvrit la porte de son atelier. On ne pouvait rêver mieux comme désordre. Soudain, elle s’arrêta, figée. Un homme, celui qu’elle avait aperçu l’après-midi, était assis dans un fauteuil. Il ne se leva pas en la voyant. Il était immobile, les yeux fixés dans le vide. Il ne respirait pas. Elle avança la main, le toucha et la retira brusquement.
« Mais il est froid… Il est mort ?…
– Enfant ! s’écria Galitcheff. C’est un robot ! Je l’ai construit pièce par pièce, seulement, au lieu de lui donner comme mes confrères l’aspect d’un monstrueux insecte d’acier, je l’ai créé à l’image de l’homme, de l’homme parfait… Son visage est de cire gélatineuse, une trouvaille, regardez ! »
M. Galitcheff s’approcha d’un tableau électrique et manœuvra des manettes compliquées. Ployant son buste en avant, le robot se leva, lentement, avançant une jambe devant l’autre. Il était devant Mme Galitcheff, stupéfaite. Il tendit sa main de cire et d’acier.
« Allons, Paule, dites-lui bonjour, voyons ! »
Elle plaça sa main dans la main dure, tendue. Le robot la souleva légèrement et la porta à ses lèvres froides et inertes en secousses lentes et progressives.
Ensuite, tournant sur ses talons, il alla prendre une chaise et l’apporta à Mme Galitcheff.
Il s’inclina poliment et retourna s’asseoir.
M. Galitcheff coupa le courant, et l’automate reprit son aspect de mannequin.
« Eh bien ! Paule, qu’est-ce que vous en pensez ? »
Paule ne paraissait pouvoir articuler une syllabe. Elle contemplait cette créature extraordinaire qu’elle avait vue vivre d’une vie factice et passagère.
« C’est inouï… mon chéri… Vous avez réalisé là une chose formidable… Je suis bouleversée !…
– Oh ! ce n’est pas fini ; je vais le perfectionner encore ; bientôt je pourrai l’emmener avec moi en promenade au village, et personne ne s’apercevra que mon compagnon est un automate… Je suppose que vous voyez tout le parti que l’on en peut tirer ?… Vous verrez, ma chère, ce sera formidable… Maintenant, Paule, je vais vous demander de nous laisser, Adam 1936 et moi ; j’ai à travailler ; je crois que votre curiosité est satisfaite ? Bonsoir, ma chérie !…
– Bonsoir, mon chéri !… »
*
Mme Galitcheff était dans un état singulier.
« Je deviens folle, » murmurait-elle.
Depuis le soir où son mari lui avait montré Adam 1936, elle l’avait revu bien des fois, et chaque fois plus perfectionné. M. Galitcheff l’avait fait descendre au jardin. L’automate s’y était promené d’un pas souple, fruit d’un suprême perfectionnement. Il avait cueilli une rose et l’avait tendue à Paule. Elle avait beau savoir que c’était son mari qui, de la fenêtre du laboratoire, commandait les mouvements d’Adam 1936, elle était bouleversée.
M. Galitcheff, dans un souci de perfection, avait moulé le visage de son androïde d’après l’antique statue de l’Antinoüs, et sa beauté incomparable agissait sur Paule. Elle en devenait amoureuse. Amoureuse de cet être inanimé. Son mari s’était absenté à plusieurs reprises. Elle en avait profité pour grimper au laboratoire et admirer le chef-d’œuvre. Peu à peu, elle s’était enhardie. Ce jour-là, elle lui avait caressé le visage, elle s’était assise sur ses genoux, jupe troussée, et cela s’était terminé par une hystérique crise de sanglots au cours de laquelle elle s’était mise nue en se roulant à terre et en criant :
« Je t’aime !… prends-moi !… je le veux !… »
Pour un spectateur non prévenu, la scène aurait été du plus haut comique, mais, pour Galitcheff, revenu à l’improvise et caché derrière un rideau, cela avait une tout autre signification.
Pâle, la sueur au front, il regardait ce spectacle lamentable. Il avança un bras et appuya sur un levier, qui commandait Adam 1936. Celui-ci se leva. Paule, ignorante du retour sournois de son mari, crut à un miracle. La scène qui se déroula ensuite dépassa en horreur les plus effroyables récits du Marquis de Sade. L’automate avait étendu le corps nu de Paule sur un vieux divan et, à genoux près d’elle, la caressait de la tête au pieds. Ses mains glacées et raides frôlaient savamment la peau nue. Elle se tordait en contorsions hystériques, tendue, s’offrant toute aux caresses monstrueuses, jusqu’au moment où le robot l’enlaça et s’effondra sur elle. Alors, elle entendit le rire fou de son mari. L’étreinte des bras et des jambes d’acier se resserrait lentement, irrésistiblement. Un fer satanique la pénétrait. L’automate de M. Galitcheff était un homme, et son créateur n’avait négligé aucun détail. Un râle s’exhalait des lèvres de Paule, un râle de douleur et de plaisir à la fois. Il se prolongea jusqu’à sa mort. Elle mourut ainsi dans le moment où elle connaissait le plaisir pour la première fois.
Alors, M. Galitcheff, un marteau à la main, se précipita sur les deux corps étroitement mêlés et s’acharna à la fois sur son œuvre et sur sa femme en poussant des cris rauques, insensés. C’est là qu’on le trouva, quelques jours plus tard.
Il vit encore. On peut le voir dans la cellule soigneusement capitonnée d’un asile d’aliénés de la région parisienne. Il s’imagine être Adam 1936.
C’est un métier parfois dangereux que celui d’inventeur, n’est-ce pas ?
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(Pierre Forgettes, in Séduction, quatrième année, n° 157, samedi 31 octobre 1936)