« Personne ! Non ! Personne. »

Rosine Fleurie, la figure barbouillée de cold-cream, se démaquillait. Elle fit sauter du coude les cartes de visite que lui présentait l’habilleuse.

« Personne ! Va leur dire que je suis éreintée, que j’ai la migraine, ce que tu veux ! »

La vieille femme revint.

« Vous êtes bien nerveuse, aujourd’hui, madame Rosine, dit-elle.

– Que veux-tu ! Le matin, des maladroits qui me téléphonent à 9 heures et me réveillent pour me demander si j’ai bien dormi ! Le soir, d’autres qui m’empêchent de me coucher ! Et il faut répéter, jouer… Je suis claquée, ma bonne Cécile.

– C’est qu’on vous aime, madame. »

Rosine, les yeux fermés, s’essuyait la figure.

« Ah çà, oui ! dit-elle et chaque coup de serviette emportait rageusement un lambeau de phrase. Ah çà ! oui, ils vous aiment ! Aimer, aimer ! ils ne pensent qu’à cela, vous poursuivre, vous supplier, vous traquer ! Bouah ! Sale engeance, tous ceux qu’on n’aime pas ! »

L’habilleuse lui tendit son peignoir.

« Et ceux qu’on aime, madame Rosine ? »

L’actrice resta un moment immobile, les sourcils froncés et les yeux perdus.

« Ah ! Ceux-là, soupira-t-elle, ceux-là… »
 

*

 

Rosine Fleurie avait mené une vie assez libre d’actrice choyée. Elle avait eu quelques amants, mais elle n’avait pas aimé, et elle gardait, d’une enfance ravagée par les aventures d’une mère passionnée et d’une sœur légère, l’idée que l’amour est un des termites du bonheur.

« Ne pas grossir, ne pas aimer ! » disait-elle en riant.

Pourtant, depuis quelques semaines, elle se sentait troublée, non seulement dans sa chair, mais dans son cœur. Elle avait rencontré Yves Le Floch. Ce jeune chirurgien, grand diable brun, élancé, aux yeux clairs de Breton et aux dents éclatantes, lui avait plu. Mais elle flairait le danger : elle était trop émue en le voyant, trop émue aussi à son souvenir, même quand, le corps apaisé, elle ne mêlait à sa rêverie aucun mirage sensuel.

Aussi s’efforçait-elle de lutter contre elle-même et de décourager Le Floch qui paraissait très épris.

Ce soir, elle pensait avec soulagement et dépit qu’elle ne l’avait pas vu depuis trois jours.

Assise devant la glace, elle achevait sa toilette en silence, sa bouche courte et pulpeuse sensuellement fermée contre le crayon de rouge. Elle eut un geste d’impatience parce qu’on frappait encore.

L’habilleuse sortit et revint.

« Madame Rosine, c’est le médecin de service qui demande à vous parler.

– Le médecin de service ! Et qu’est-ce qu’il veut ?

– Il a quelque chose d’urgent à vous dire.

– Tiens ! Eh bien ! Qu’il vienne. »

Un jeune homme entra et, avant que l’actrice pût se retourner, il alla vers elle et se penchant sur son épaule, il lui cria gaiement :

« Bonsoir, Philippine !

– Comment, c’est vous, Le Floch ? Et pourquoi ce mensonge ?

– Aucun mensonge ! J’ai, ce soir, ici, le service médical. Vous me laissiez gémir à votre porte avec le vil troupeau. Et…

– Et vous avez quelque chose d’important à me dire ?

– Bien sûr, je voulais vous dire : bonsoir, Philippine ! Sans cela, un beau jour, vous m’auriez vu la première, et vous m’auriez fait perdre ma philippine. Or, je ne voulais pas.

– Voilà qui est galant !

– C’est possible ! La galanterie est la galanterie, mais une philippine est une philippine. Et vous l’avez perdue.

– C’est dommage, dit-elle lentement. J’aurais aimé gagner.

– Et que m’auriez-vous demandé ?

– Je vous aurais demandé, dit l’actrice d’une voix qui tremblait un peu, je vous aurais demandé de ne plus chercher à me voir. Non, écoutez-moi. Voilà deux mois que je vous connais et, depuis, je sens que vous faites autour de moi, comme un rapace, des cercles de plus en plus étroits.

– Que j’aime, Rosine, votre voix créole…

– Je ne suis pas créole, je suis corse. »

Il prit sa main et l’appuya contre sa joue.

« Votre voix, dit-il, vous a été donnée par quelque aïeule qui, revenant de Bourbon, fut enlevée par un pirate au large de Bonifacio. C’est de lui que vous tenez vos sombres yeux féroces, mais c’est elle qui vous a laissé cette belle voix des îles et ce velours qui adoucit vos r. Quelquefois, lorsque vous me regardez, je sais que le corsaire voudrait me chasser ; mais dès que vous parlez, je suis bien tranquille : je sens, Rosine, que vous allez me « gâder. »

Une chaleur envahissait l’actrice, montait le long de son bras, gagnait l’épaule, le dos, la poitrine. Elle retira sa main, qui retomba.

« Soyez très gentil, voulez-vous ? Laissez-moi… partez, » dit-elle.

Il fut ému. Il l’aima davantage, désarmée et fragile ; il eut honte de sa force, de sa taille. Il s’écarta.

« Mais vraiment, Rosine, est-ce que vous avez peur de moi ? demanda-t-il.

– J’ai peur de l’amour. C’est une partie où l’on perd chaque fois.

– Je vous enseignerai une martingale.

– Vous gagnerez.

– Il n’y a pas de martingale. L’enjeu est de plus de larmes que de joies. »

Il se leva et la regarda d’un air étonné.

« Quelle femme étrange vous êtes. Qui dirait, lorsqu’on vous voit, lorsqu’on vous entend jouer, qu’il y a déjà tant de cendres sous ce feu ? Mais quelle a donc été votre vie ? Sur quelles gens êtes-vous tombée pour être si désabusée ? Ou peut-être tout cela n’est-il que de la coquetterie…

– De la coquetterie ! Oh ! Vous pouvez penser… Mais bien sûr, continua-t-elle avec impatience, vous êtes comme les autres, vous ne voyez que Rosine Fleurie. Mon ami, je n’ai pas toujours été Rosine Fleurie. Je me rappelle, près de Corte, une petite fille sauvage. Elle n’avait qu’une passion, qu’une adoration, sa mère. Et cette mère ne l’aimait pas… Elle en aimait d’autres, beaucoup d’autres, qui changeaient souvent, et chaque fois qu’elle aimait un nouvel homme, c’était d’abord avec la même frénésie, puis avec les mêmes pleurs ; et la petite fille a passé des années, ignorée et jalouse, près de cette mère qui n’avait pas le temps de s’occuper d’elle. Et un soir que je n’oublierai pas, il y a eu, à côté de ma chambre, une scène atroce ; ma mère suppliait, l’homme riait ; puis il est parti et, dans la nuit, ma mère s’est pendue.

– Rosine !

– Attendez. Je ne m’appelais pas Rosine ; je m’appelais Rosa Donio. J’avais une sœur aînée qui travaillait à Ajaccio. Elle est revenue ; c’est elle qui m’a élevée. Toute cette passion que je tenais peut-dire de ma mère et dont elle n’avait pas voulu, c’est sur ma sœur Tonia que je l’ai reportée. Et elle aussi m’adorait. Et puis votre bel amour s’en est encore mêlé ! Je vois encore devant moi celui qui m’a volé ma sœur, un grand brun, aux yeux clairs, un peu comme…

Tonia l’a aimé, il l’a trompée… battue… Ah ! quels souvenirs ! Puis, il a dû partir, aller en France. J’ai cru qu’elle allait se libérer, rester avec moi… nous aurions pu vivre heureuses. Nous avions un petit domaine… des oliviers…

Tonia a lutté et j’ai été vaincue. Elle m’a laissée ; elle a suivi son amant… Elle est venue avec lui à Paris ; il l’a abandonnée. La vie qu’elle a menée ici, vous pouvez l’imaginer… Peu à peu, je n’ai plus eu de ses nouvelles. Après des années, j’ai appris qu’elle était morte, poitrinaire, à l’hôpital. Voilà. Et maintenant, si nous ne voulons pas être enfermés dans le théâtre, il faut nous en aller.

– Je vous accompagne jusqu’à votre porte. J’ai mon auto en bas. »
 

*

 

Il conduisait sans parler. Le tragique récit sonnait à ses oreilles. Il sentait qu’après une telle confidence, il ne pourrait que partir ou se lier. S’il prenait cette petite main dont tant de fois, ces dernières semaines, il avait baisé la paume, ce n’était plus maintenant un geste de courtoisie ou de caresse, c’était un engagement : ne pas tromper, ne pas décevoir. Il cherchait, par-delà le désir, à se demander s’il aimait assez pour signer ce pacte. Mais, comme ces lumières éblouissantes qui ne permettent de voir que leur jet et créent autour d’elles une ombre plus opaque, le désir ne lui montrait que la femme convoitée.

Près de lui, Rosine aussi se taisait. Pour la première fois, elle avait avoué la cause de la peur qui pesait sur sa vie amoureuse et elle respirait plus librement.

Dès qu’un homme commençait à lui plaire, elle entendait, lointaines et sonores comme des voix dans une caverne, les plaintes de sa mère, les cris de sa sœur et les réponses cruelles de leurs amants.

« Tant pis, se disait-elle… ou tant mieux ; chaque fois que je vais faire la bêtise d’aimer, maman ou Tonia m’en empêchent. » Et ce soir, voilà qu’il lui semblait que le sort était conjuré et que les fantômes meurtris ne menaient plus autour d’elle leur vol incantatoire.

Elle regardait l’homme qui conduisait, les yeux fixés devant lui, les bras fermes, les mains solides au volant… Se laisser ainsi guider… peut-être pouvoir être heureuse.

Une attraction passionnée les inclinait l’un vers l’autre dans l’ombre. Au hasard des secousses, ils se rapprochaient et restaient appuyés, le cœur battant. Entre eux, s’approfondissait ce chaud silence où mûrit l’amour.

Devant la porte de l’actrice, Le Floch s’arrêta.

« Au revoir, Rosine.

– Au revoir. »

Elle allait descendre ; il la retint et l’attira.

« Mon amour chéri, lui dit-il, je voulais, pour ma philippine, vous demander… Mais, je ne sais pourquoi, il me semble que quelque chose de plus tendre, de plus doux, est né. Je n’ose plus rien exiger, Rosine. J’attends tout de vous. »

La jeune femme le regarda un moment.

« Que voudriez-vous ? dit-elle.

– Venez chez moi demain, Rosine. J’ai tant envie de vous voir, de vous avoir près de moi, de vous dire que je vous aime, de vous demander si un jour peut-être vous pourrez m’aimer. Dites oui !

Nous parlerons, je vous montrerai des livres, nous goûterons. Je vous jure, vous m’entendez, je vous jure d’être, tant que vous l’ordonnerez, l’ami le plus respectueux. »

Elle descendit de voiture et, par la portière, lui tendit la main.

« J’accepte votre promesse, dit-elle ; je viendrai. Puissent les amandes de cette philippine ne pas être trop amères. À demain. »
 

*

 

« Alors, Rosine chérie, ai-je été assez correct ?

Rosine posa son verre de porto.

« Mais naturellement ! Voyons, si je suis venue, c’est que vous m’aviez donné l’assurance…

– Oh ! vous savez bien qu’aucune assurance ne garantit les cas de force majeure. Et c’est un cas de force majeure que de vous aimer. »

Il vint s’asseoir sur le divan, près d’elle, et sans la toucher, approcha son visage de sa nuque.

« Quelle odeur délicieuse vous avez, Rosine, lui dit-il tout bas. Je ne vous ai jamais avoué… Depuis que je vous connais, je suis hanté par votre parfum. Quelquefois, en vous quittant, je respire encore sur mes mains ce qui m’en reste après vous avoir si peu touchée. Qu’est-ce que c’est ? »

L’actrice se mit à rire.

« À vous, grand savant, de me le dire : je ne me parfume pas. Je crois que je suis comme ces petits lièvres qu’on chasse dans les Alpilles et qui sont imprégnés de l’essence des herbes sauvages. Moi, je sens encore le maquis. Du moins, je le crois, car, figurez-vous, on me parle souvent de mon odeur, mais, moi, je ne la connais pas.

– C’est vrai, dit-il, c’est l’odeur du maquis, l’odeur qui pendant la guerre allait, l’été, au large de la Corse, troubler dans leurs cabines les soldats qui revenaient d’Orient. De quoi est-ce fait ? De rose sauvage… d’œillet… Mais tenez, – et il se leva, – vous ne connaissez pas votre parfum ? Attendez.  »

Il prit dans la bibliothèque un livre étrange, un livre français édité en Chine, non point relié à la façon européenne, mais imprimé sur de longues feuilles de papier repliées et serrées entre deux ais en bois de camphrier. Il l’ouvrit et le huma. Une odeur musquée, poivrée, légèrement grisante, s’en dégageait.

Rosine fourra son nez entre les planchettes parfumées et respira profondément.

« Si c’est vraiment cela, dit-elle, la gorge un peu serrée, ce ne doit pas être désagréable… »

Le Floch était assis derrière elle ; il l’attira et de nouveau posa ses lèvres sur la nuque. Elle se laissa aller contre lui.

Qu’il lui plaisait ! Quelle étrange entente s’était insidieusement créée entre eux ! Elle aimait l’entendre parler, le regarder parler, le sentir près d’elle…

Elle essaya encore une fois d’échapper à ce vertige organique. Elle tendit ses membres qui s’amollissaient, redressa sa tête déjà tournée vers le baiser. Elle se leva, prit une cigarette. Il la laissait faire en souriant ; elle revint, lui mit dans la bouche une autre cigarette qu’elle avait allumée et de nouveau s’assit près de lui.

« Plus tard, dit-elle en souriant aussi, je vous léguerai ma peau et vous pourrez en faire aussi une reliure parfumée.

– Mais vous savez, dit Le Floch, cela existe, des reliures… Attendez. »

Il monta rapidement sur un escabeau, et, d’un haut rayon de sa bibliothèque, il tira un livre qu’il apporta.

Une peau le recouvrait, luisante, claire, fine, marquée d’un grain lisse ; le soleil jouait sur elle et faisait briller un léger duvet que le tannage avait respecté. La jolie femme le prit avec hésitation.

« Vraiment, dit-elle, c’est…

– Oui, de la peau humaine.

– Mon Dieu ! quelle horreur ! s’écria Rosine, en riant d’un air scandalisé. Mais d’où avez-vous cela ?

– Oh ! je n’en suis pas trop fier, dit-il. C’est une de ces fantaisies de jeune étudiant qu’on désavoue plus tard. J’étais au pavillon de dissection, mes camarades partis, les aides d’anatomie occupés ailleurs. On venait de retourner notre cadavre pour disséquer, à la prochaine séance, les muscles de ce dos qui s’étalait devant moi, encore intact. Je ne sais quelle idée me passa par la tête. Je pris un scalpel, détachai la peau, l’enveloppai, et fourrai le tout dans ma serviette. Je sortis, j’allai dans le quartier des Gobelins, j’entrai chez un tanneur… Voilà…

– Et votre… cadavre, comme vous dites… est resté… ainsi.

– Oh ! pour le sort qui l’attendait, dépecé, disséqué, muscle par muscle, nerf par nerf ! Je lui ai plutôt rendu service. »

Il ouvrit le livre devant Rosine. C’étaient Les Fleurs du Mal. Sur la page de garde, Le Floch avait écrit des vers. Rosine lut :
 

Avec la peau d’une fille

Ces feuillets sont recouverts.

Elle eut fréquenté les… vers

De façon bien moins gentille.
 

Discrète, nue et sans bruit,

Docile quand on l’appelle,

Sur ces rayons elle gît.

Celle que j’aime soit telle !
 

« C’est horrible, dit l’actrice, avec un petit frisson.

– Allons, voyons, secouez-vous. Vous allez prendre un cocktail pour vous remettre. Je vais vous préparer cela. Un « Rose, » Rosine ?

– Un « Rose. »

Il commença à mêler les alcools. L’actrice restait silencieuse, les yeux perdus.

« À quoi rêvez-vous ?

– C’est bête, dit-elle, d’être si sensible. Votre histoire de reliure m’a glacée. Je pense qu’un jour cette peau a été chaude… vivante…aimée… caressée, et que la pauvre fille anonyme…

– Anonyme ! même pas. Les cadavres de dissection gardent leur état-civil attaché sur eux. Je me rappelle avoir, par scrupule de collectionneur, noté le sien, et je crois bien que je l’ai écrit sur un coin de page. Regardez, je ne sais plus où… il y a si longtemps que je n’ai eu ce livre en main… »

Rosine tourna quelques feuillets pendant qu’il secouait ses cocktails. À la dernière page de garde, apparurent deux petites lignes manuscrites. Elle lut :

« Relié avec la peau d’Antonia Donio, morte à l’Hôpital Lariboisière, le… »

Il avait versé les deux cocktails et s’approchait, un verre à la main. Il vit devant lui, debout, une femme blême sous le fard qui la marquait de taches rouges, les yeux dilatés d’horreur, la bouche ouverte pour un cri qui n’avait pu sortir. Il voulut courir vers elle. Mais elle recula, et, les yeux pleins de haine, sauvagement, elle lui jeta de toute sa force le livre à la figure.

Tandis que, stupéfait, il portait la main à sa lèvre saignante qui se gonflait, elle lança un dernier regard sur l’homme qu’elle avait failli aimer, sur le livre dont, par terre, un tendre rayon de soleil dorait le léger duvet, et sortit en courant.
 
 

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(René-Albert Guzman, « Les Contes des Nouvelles littéraires, » in Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, onzième année, n° 497, samedi 23 avril 1932 ; Jacques Fabien Gautier d’Agoty, « Écorché féminin et buste d’une femme nue, » planche anatomique, 1773)