Si les hommes qui habitaient la Gaule il y a huit mille ans, c’est-à-dire en 1843, pouvaient revenir au monde et assister aux réunions de l’Académie des sciences du Canada, aujourd’hui la première académie du monde, ils resteraient frappés de stupéfaction. Comme ils admireraient le pouvoir de la science, qui peut, au moyen de quelques ruines et de quelques inscriptions recueillies çà et là, reconstruire avec une parfaite exactitude tout un pays, toute une époque, et même toute une histoire.
La séance scientifique d’hier a été intéressante au plus haut point. Nous donnons ici le rapport de l’illustre voyageur Karicktwine, qui vient de visiter l’Ancien-Monde, d’où il nous a rapporté un trésor de renseignements, et où il a spécifié, d’une manière incontestable, l’emplacement de l’antique ville de Paris.
« Messieurs, a-t-il dit, après avoir avalé un verre d’eau sucrée avec notre nouveau sucre de navets, je crois avoir été assez heureux pour ajouter quelques notions précieuses à nos études géographiques et historiques. J’espère que la relation pure et simple de notre voyage vous convaincra de l’importance de nos découvertes.
Le 21 du mois des magnolias, nous quittions le chef-lieu du département du Mississipi-Inférieur. Nous avons pris, jusqu’à la mer, le nouveau chemin d’acier galvanisé. Après douze heures de voyage en voiture aérienne, nous débarquions sur un rivage couvert de ruines, et qu’on suppose avoir été la ville de Toulon, qui se nommait aussi Toulouse. Ah ! Messieurs, croyez qu’on éprouve un certain charme à fouler quelques parties de ce vieux monde, surtout celles qui attestent encore, par leurs débris, la grandeur de leur passé. C’était pourtant dans ce fameux port de Toulouse ou de Toulon qu’était caserné le redoutable corps des galériens français, qui contribua à la gloire de la France en se distinguant dans une foule de combats navals. (Applaudissements.)
Après avoir salué avec respect ces tristes débris, notre caravane s’est mise en route. Nous étions défendus par six pièces d’artillerie à la vapeur, tirant vingt mille balles à la minute. Cette précaution était indispensable pour nous protéger contre les anthropophages qui infestent le désert de Toulon à Paris. Grâce à la supériorité de nos armes, nous sommes arrivés à Paris sans avoir été nullement inquiétés par ces barbares, qui n’étaient armés que de méchantes carabines à dix-huit coups.
C’est avec un profond sentiment de tristesse que nous avons pénétré dans ces monticules de ruines, seuls vestiges de la capitale des Gaulois. La première ruine qui nous a frappés a été reconnue par nous pour appartenir à l’ancienne place du Carrousel, ainsi nommée à cause des combats singuliers auxquels s’y livraient les seigneurs parisiens du temps de Napoléon, qui fut contemporain de Jules César, comme le prouvent toutes les inscriptions latines conservées sur les monuments de son époque. La langue française n’a été inventée dans les Gaules qu’après le règne de ce Napoléon, fils et successeur de Louis XVI ; c’est un fait dont les savants américains reconnaissent tous l’évidence. (Assentiment général.)
Au milieu d’une foule de difficultés et de lézards, nous avons trouvé dans le Carrousel les restes d’un arc de triomphe élevé en l’honneur de Louis-Philippe, qui fut apparemment un prince très conquérant. Nous avons arraché la mousse et les plantes parasites qui recouvraient un large pan de l’édifice, et nous avons mis au jour un groupe de guerriers assez bien conservé. Il nous a été démontré par ce groupe, que les savants avaient eu tort de faire remonter l’invention de la poudre au règne de Louis-Philippe, puisqu’à cette époque barbare, l’infanterie française portait cuirasse et avait pour armes offensives une poignée de flèches et de javelots.
Autre erreur des savants. On a prétendu jusqu’ici que le temple connu sous le nom de Panthéon était situé à Rome. Une médaille trouvée à Paris nous a démontré victorieusement que le Panthéon d’Agrippa, bâti par Nea Pollio, s’élevait sur une colline de la rive gauche de la Seine, non loin d’un théâtre grec nommé Odéon. Nous avons visité les ruines du Panthéon. Hélas ! nous n’y avons pas trouvé un seul des innombrables dieux qui l’habitaient. Au bas de la colline, nous avons pénétré dans l’enceinte dévastée de l’Odéon : que de réflexions pénibles arrache au cœur le spectacle de cette ruine ! Voilà donc cet Odéon où l’on trouvait jadis tant de joie, tant de bruit, tant de luxe, tant de foule ! Quelle solitude aujourd’hui !
De l’autre côté de la rivière, nous avons découvert les débris d’un monument, qui devait être une colonne de bronze, ornée de quatre aigles à sa base. Quelques mots de l’inscription subsistent encore sur une plaque détachée du stylobate :
A. POLLIONI… IMPERAT… GERMANICI.
Cette colonne de bronze était incontestablement dédiée à Pollion, général de Germanicus, le même Pollion qui a fondé le Panthéon sur la colline au midi de Paris. Un autre fait qui résulte de ces découvertes, c’est qu’à l’époque napoléonienne, le paganisme florissait encore à Paris, et qu’on y parlait grec et latin.
En tournant le dos à l’ancien emplacement de la colonne, à cinq cents pas de la Seine environ, nous avons reconnu les ruines du Palais-Royal, autrement dit le Louvre, séjour des rois. Ce bâtiment conserve encore la forme d’un carré allongé ; une de ses galeries est dans un bel état de conservation. C’était donc là que les rois de France se promenaient avec leur noblesse et leurs ministres ! Notre cœur se serrait à ce souvenir. Nous touchions des pilastres que Pharamond avait touchés de sa puissante main. Au milieu du jardin du Palais-Royal, on aperçoit distinctement les traces d’un bassin circulaire : là sans doute venaient se désaltérer Pépin-le-Bref, Louis XVIII et le bon saint Éloy ! ô destinée !
(Attendrissement et suspension.)
Nos investigations se sont ensuite portées sur les théâtres de l’antique ville de Paris. Le premier de ces théâtres était consacré à la représentation d’ouvrages latins, comme l’indique son titre Opera, œuvres. L’Opéra, d’après nos calculs, devait contenir vingt-cinq mille spectateurs, ce qui est bien peu, quand on songe aux vastes développements que les théâtres ont pris chez nous.
En nous promenant dans les ruines de cet antique théâtre, nous avons fait plusieurs découvertes assez précieuses.
Nous avons trouvé d’abord un énorme volume in-quarto, écrit en vieux français et paraissant contenir les œuvres complètes d’un auteur nommé Moniteur Parisien, dont le nom et les ouvrages n’étaient pas arrivés jusqu’à nous.
Un peu plus loin, nous avons ramassé une plaque mousseuse de marbre bleu, où nous avons déchiffré cette inscription encore assez lisible :
BOULEVARD DES ITALIENS.
C’était indubitablement une indication placée sur le rempart confié aux troupes italiennes pendant les sièges. Que de réflexions n’avons-nous pas faites à la vue de cette simple plaque, noble et touchante relique de l’héroïsme italien ! Que de généreux sang répandu sur ce glorieux glacis, nommé en termes de fortification boulevard des Italiens ! Ô Italie ! tes immortels enfants ont couvert le vieux monde de leur éclat, de leur grandeur et de leur nom ! Boulevard des Italiens ! »
Nouvel attendrissement. Un huissier colporte la plaque et tous les savants la baisent avec respect. L’orateur continue avec émotion :
« Un jour entier a été consacré par nous à la recherche de la fontaine dite de l’Éléphant. Nous avons été assez heureux pour déterminer l’emplacement qu’occupait ce quadrupède colossal de bronze ; mais il nous a été absolument impossible de trouver l’éléphant, malgré les recherches les plus minutieuses et les fouilles les mieux conduites. Le hasard nous a dédommagés de nos soins. Nos ouvriers ont retiré du limon une voiture romaine, qui portait sur une plaque de cuivre rouillé le mot : Omnibus. D’après cet échantillon, il nous a été démontré que, chez les Romains, les voitures étaient gratuitement au service de tout le monde, et qu’elles avaient dix-huit pieds de long. Je dépose sur le bureau le dessin de l’omnibus romain.
C’est encore à Paris que nous avons reconnu les vestiges de deux bois sacrés, que les savants avaient placés à tort dans d’autres lieux. Des plaques de marbre nous ont prouvé que nous foulions Tivoli, cher aux poètes, et le Mont Parnasse, habité par de jeunes personnes qu’on nommait les Muses, sorte de vestales dont la race s’est perdue, comme celles des Sphinx et des Griffons. Nous avons précisé l’emplacement du Mont Parnasse, d’après la plaque ; mais ce mont est une plaine aujourd’hui, grâce au tassement du sol circonvoisin.
Ainsi s’est terminée, non sans quelque gloire, notre exploration archéologique. Nous avons rapporté de Paris, dans un wagon électrique, une foule d’antiquités que nous avons déposées aux archives de l’Académie. Puissent nos efforts ajouter un fleuron à la couronne scientifique de notre patrie ! Nous serons payés de nos soins et de nos sueurs. »
L’orateur a fait alors un gracieux cadeau à chaque membre de la société. « Messieurs, a-t-il dit, j’ai rapporté pour mon compte, et sur mon vaisseau, une partie d’une rue de Paris, qu’on nommait la rue Vivienne ; permettez que je vous la distribue par livraison. »
Et chacun, en sortant, était muni d’un lambeau de la rue Vivienne. Le Musée de la ville n’a pas été oublié. Le conservateur des antiques a emporté triomphalement l’enseigne de Mugnier, chapelier, et une banquette du Concert-Musard.
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(Anonyme in La Caricature, revue satirique des modes, des théâtres, de la musique, des tribunaux et de la littérature, quatrième série, n° 39, dimanche 24 septembre 1843 ; Jean Alfred Gérard-Séguin, « À l’Arc de triomphe, » gravure pour Les Voix intérieures de Victor Hugo, 1868)