Depuis une semaine, le docteur Schwanthaler ne dormait plus. Il y avait de quoi. Avoir découvert une substance inoculable douée de l’étonnante propriété de rendre l’œil accessible aux rayons Rœntgen, les fameux rayons qui passionnaient alors toute l’Europe, c’était plus qu’il n’en fallait, on en conviendra, pour troubler les nuits de l’unique détenteur d’un pareil secret. Il en avait même oublié complètement, tant l’amour de la science est parfois exclusif, la blonde fiancée qui, quelques jours auparavant, avait accepté l’hommage de son cœur. Mais ne s’était-il pas trompé ? Les innombrables cobayes auxquels il avait injecté le nouveau sérum voyaient-ils réellement l’intérieur des choses et des êtres, à l’exclusion de leurs formes extérieures ? Ne leur avait-il pas simplement détraqué le cerveau, en essayant de changer leur point de vue naturel ? La réponse restait douteuse. Et le docteur Schwanthaler ne se lassait pas d’observer ses cobayes.
Ces petites bêtes paraissaient singulièrement déconcertées. On les voyait tourner dans leur cage, puis s’élancer tout à coup contre les barreaux, lesquels étaient en bois, à la manière des mouches quand, ignorant l’obstacle, elles se précipitent sur les vitres. Le docteur les transporta dans une autre cage tout en fer ; elles restèrent tranquilles : l’expérience répondait à la théorie.
Toutefois, le docteur Schwanthaler comprenait qu’il fallait tenter une épreuve suprême. Le résultat en était incertain. Mais n’avait-il pas consacré à la science sa vie entière ? Devait-il hésiter à lui sacrifier aussi sa vue, s’il le fallait ? Pouvait-il manquer ou laisser à d’autres cette admirable occasion ? Voir le dedans de tout, pénétrer au centre même de la matière, au cœur des tissus et des formes, contempler l’envers du monde, scruter la charpente qui soutient la baudruche humaine, et peut-être surprendre, à ces profondeurs, le secret des âmes, le secret initial des pensées, double rêve de médecin et de philosophe bien digne qu’on risquât quelque chose pour en faire une pratique réalité ! Quelles opérations ne pourrait-il pas entreprendre le jour où son regard, négligeant les surfaces trompeuses, guiderait sa main infaillible jusqu’au siège du mal invisible à tout autre ! C’était la gloire, et, pour commencer, une revanche assurée sur ses confrères de l’hôpital de… où récemment on avait discuté ses talents de chirurgien, à la suite d’une opération qui avait, il est vrai, laissé vivre le malade, mais qui avait complètement échoué.
Le docteur Schwanthaler ne balança pas davantage. Il remplit une petite seringue du sérum photographique, ajusta l’aiguille de platine, puis s’approcha de la fenêtre pour voir si le liquide avait conservé la limpidité voulue.
À ce moment, les cloches du dimanche retentirent dans le lointain. C’était une aube claire où s’avivaient peu à peu les nuances des choses ; où, baignés de lumière rose, se balançaient de frêles arbustes, où toute la nature se réveillait dans le printemps. Le parfum des fleurs naissantes montait en légers effluves. Les oiseaux chantaient dans les premières feuilles des tilleuls. Par-delà les murs du jardin, une jeune fille s’en allait à la fontaine, sa cruche sur la hanche, gracieuse et rapide. Le docteur Schwanthaler passa sa main sur son front, réfléchit un instant, délibéra. Tout bien considéré, il n’accomplirait qu’un demi-sacrifice. Un œil suffisait à la science. Il conserverait l’autre pour compléter sa vision. Il choisit le gauche pour son expérience. Bravement, il enfonça l’aiguille de la seringue sous le cristallin, comme il l’avait fait à ses cobayes, déversa le sérum, puis il s’étendit sur son lit, après avoir couvert l’œil injecté d’une espèce de monocle dont il avait enduit le verre d’une substance jaunâtre à base de platine impénétrable aux nouveaux rayons.
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Le lendemain, un coup familier frappé à sa porte le réveilla. La fidèle Gertrude lui apportait son déjeuner du matin : excellente occasion pour faire un premier essai. Rapidement il démasqua l’œil gauche, ferma l’œil droit. Ô surprise ! À la place de la vieille servante, dont le rouge visage et les chairs opulentes excitaient l’hilarité de ses élèves, il vit s’avancer vers lui, avec des déhanchements comiques, un squelette trapu auquel pendaient quelques viscères transparents, le tout recouvert d’une sorte de gaze flottante, un peu verdâtre, semblable à l’enveloppe gélatineuse des méduses, mais plus diaphane encore, sans forme précise, comme un brouillard prêt à se dissiper. Quant aux os, il les distinguait avec une netteté parfaite. Même, il constata de légères déformations, des apophyses incorrectes, des côtes mal cerclées ; et le cœur suspendu au milieu de la carcasse, tel un battant de cloche, lui sembla affligé d’une hypertrophie inquiétante. Plus de doute, l’expérience avait réussi.
Il s’habilla rapidement. Justement, c’était jour d’opérations à l’hôpital. Ah ! les confrères allaient voir ! La tête haute, le monocle à l’œil, il traversa les salles, tandis que, sur son passage, les internes se poussaient le coude et chuchotaient : « Tiens ! le docteur Schwanthaler qui porte un monocle, et un drôle de monocle encore ! » Il se rendit à l’amphithéâtre, tomba au milieu d’une discussion. Il s’agissait d’un pauvre diable qui, dans une rixe, avait été atteint de quatre balles de revolver. Trois avaient été extraites, la quatrième restait introuvable. Quand on aperçut le docteur Schwanthaler, on lui demanda son avis, par pure déférence, car on savait que, depuis sa dernière opération, il répugnait aux interventions hasardeuses. Mais, au grand étonnement de l’assistance, il s’avança résolument, ôta son monocle, ferma l’œil droit, saisit une sonde, l’enfonça sans hésiter, retira la balle. « Voilà, » fit-il simplement, au milieu d’un murmure d’admiration.
On apporta d’autres malades, et, chaque fois, après une rapide inspection, le docteur Schwanthaler indiquait le siège du mal. ll extirpa des tumeurs, racla des os, enleva des aiguilles. Presque tous les patients moururent, mais ils avaient été admirablement opérés. « Quel coup d’œil, ce Schwanthaler ; c’est inouï ! » disaient les confrères du docteur, émerveillés et jaloux. En un seul jour, Cornélius Schwanthaler avait dépassé toutes les gloires chirurgicales du siècle.
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Légèrement fatigué, le docteur Schwanthaler passa l’après-midi, étendu sur son divan, à savourer l’ivresse de son triomphe. Il reçut une épitre enflammée de sa fiancée, qui lui reprochait son silence, et lui donnait un rendez-vous pour le lendemain au bord de la rivière. Mais il la lut distraitement, presque avec ennui. Il l’aimait bien pourtant, sa Marguerite, si gracieuse et si jolie, avec ses yeux de violette, son teint de fleur de pêcher, sa taille élancée comme un lis. Mais, pour le moment, l’orgueil scientifique le possédait tout entier. L’amour pâlissait devant l’aurore de sa renommée, comme la dernière étoile de la nuit dans les rayons du soleil levant ; cette renommée, il avait hâte d’en recueillir les premiers échos. Il se rappela qu’il y avait bal chez le bourgmestre. C’était là assurément que la nouvelle de ses succès à l’hôpital serait colportée tout d’abord. Il résolut de s’y rendre. Il détestait le monde et la danse, mais il était philosophe. Il réfléchit qu’outre le plaisir de s’entendre louer, il aurait celui de voir l’étrange aspect qu’offrirait à son œil rœntgénien les coquetteries féminines et les vanités sociales. Il savait déjà ce que la science devait gagner à sa découverte ; il n’était pas fâché de constater le profit qu’en retirerait la psychologie.
L’heure venue, il revêtit son frac de cérémonie et se dirigea vers la demeure du bourgmestre, en répétant ce vers d’un poète français :
Rien de vrai là-dessous que le squelette humain.
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Quand il fit son entrée, le bal battait son plein. Aussitôt, il fut entouré, félicité, questionné. Il se laissa admirer. Puis, comme un quadrille se formait, dispersant les groupes masculins, il se cacha dans l’embrasure d’une fenêtre, ferma l’œil droit, ouvrit l’œil gauche et regarda.
Le spectacle était étrange assurément et bien digne des observations d’un disciple de Schopenhauer. De noirs squelettes se penchaient, saluaient, se balançaient, faisant des grâces, puis tout à coup s’étreignaient deux par deux, violemment, comme s’ils avaient voulu enchevêtrer leurs côtes respectives, maintenus pourtant à une faible distance l’un de l’autre par cette enveloppe de méduse que le docteur avait remarquée le matin chez sa servante, et qui était la chair, la forme, la beauté disparue à la lumière pénétrante des rayons implacables. Seuls les bijoux et les métaux restaient opaques, et ce n’était qu’une bizarrerie de plus que tous ces corps osseux portant, pendus sur le sternum en ex-voto, des diamants et des décorations.
Tout à coup, le docteur redoubla d’attention. Il venait d’apercevoir un couple furtif qui s’était glissé derrière les palmiers de la galerie. Doucement, lentement, à travers les feuilles transparentes, deux mâchoires, deux nez cornus et creux, deux crânes se rapprochaient, se collaient longuement l’un à l’autre.
« Un baiser ! » pensa le docteur, et soudain son ironie tomba. Il ne voulut pas en voir davantage. Il quitta le bal attristé.
Il avait beau se raisonner, se répéter que la science ne doit reculer devant rien, que la vérité passe avant tout : « Oui, mais l’amour ! » Il se coucha, dormit mal, eut des cauchemars, et se réveilla le lendemain avec un violent mal de tête.
Il sortit dans la campagne. La fraîcheur d’un matin printanier le rasséréna. Après tout, il conservait un œil accessible aux mensonges des formes : c’était assez pour l’amour. Il s’agissait seulement de ne point laisser tomber mal à propos et de remettre à temps son monocle obturateur. Il ferait ainsi deux parts dans sa vue : l’une pour la science, l’autre pour la vie.
Rassuré, le docteur ouvrit l’œil gauche, désirant étudier la nature sous son aspect intérieur. Mais il fut déçu. Les arbres dépouillés, incolores, se dressaient comme des tentacules de poulpe. Parfois, de leurs branches grises, de noirs petits squelettes d’oiseaux s’envolaient. C’était la seule réalité qui, dans l’immense horizon nu, arrêta son regard.
Il s’assit sur un tertre au bord de la rivière. Ses inquiétudes le reprenaient. Pour être un grand savant, on n’en est pas moins homme. « Décidément, pensa-t-il, la vérité n’est pas jolie, jolie ! C’est pourtant ainsi que l’Être Suprême voit toutes choses. »
Autour de lui, le matin se faisait suave, tout chantait. C’était un concert adorable de murmures, une délicieuse harmonie de couleurs et de parfums. Et, vers le docteur pensif, les fleurs haussaient leurs corolles et lui disaient tout bas : « Monsieur le docteur, regardez comme nous sommes belles. Qu’importe le nom que, mortes, nous portons dans les herbiers, la structure inerte que nous révélons au microscope ! Dieu nous a faites pour embaumer les hommes et non pour les enseigner. » Et les arbres à leur tour, mais de plus haut, disaient : « Schwanthaler, Schwanthaler, ne t’abuse point, nous avons été créés pour abriter des nids et pour protéger des regards indiscrets les baisers craintifs des amoureux. » Et les feuilles perdues dans le ciel frémissaient de colère et disaient : « Schwanthaler, Schwanthaler, ta science te portera malheur. »
Il releva la tête comme pour braver l’universelle malédiction. Et voici qu’au détour du chemin, il aperçut un squelette frêle qui s’avançait, heurtant ses tibias et balançant devant lui un très gros estomac dont le volume anormal contrastait singulièrement avec la gracilité de l’ossature. « Tiens ! pensa le docteur, un cas nouveau, non encore étudié d’anomalie stomacale. » La science l’avait repris tout entier.
Cependant, le frêle squelette s’avançait toujours. Quand il fut tout près du docteur, il s’arrêta, ses maxillaires s’ouvrirent, et une voix jeune prononça : « Mon cher Cornélius, êtes-vous donc si absorbé que vous ne puissiez reconnaître votre bien-aimée ? Oh ! ces savants ! »
Épouvanté, le docteur remit son monocle, rouvrit l’œil droit. Malédiction ! sa fiancée était devant lui.
C’en était trop ; il perdit la tête et s’écria : « Jamais ! jamais ! » Puis il s’enfuit vers la ville, en gesticulant comme un possédé.
Gretchen resta pétrifiée. « Le docteur Cornélius est devenu fou, » pensa-t-elle. Et elle tomba au pied d’un arbre, les bras pendants, abîmée dans son désespoir.
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Rentré dans son laboratoire, le Dr Schwanthaler prit sa tête dans ses mains et versa d’abondantes larmes. « Je n’y avais pas pensé, s’écria-t-il. Si je n’allais plus la voir autrement ! » Mais il lui restait un œil. Il l’ouvrit tout grand pour se convaincre de son intégrité. Hélas ! était-ce l’ébranlement de son émotion qui avait déterminé une légère infiltration du sérum phosphorescent d’une orbite à l’autre ? Il lui sembla qu’il voyait moins clair, même de l’œil préservé. Il se regarda dans une glace. Ses chairs lui parurent moins fermes, ses formes moins accusées. Allait-il, lui aussi, revêtir un aspect de squelette en deuil enfermé dans une méduse ? Horreur ! Ne plus voir, ne plus se voir, ne plus la voir qu’ainsi !
Alors, pris de rage, il blasphéma contre la science. « L’Ecclésiaste a raison, s’écria-t-il en s’arrachant les cheveux : qui augmente sa science augmente son malheur. Dieu a gardé pour lui la plus mauvaise part : la vérité, qui est triste. Il nous avait laissé la beauté, l’illusion et l’espérance. Et j’ai refusé la part de l’homme, qui était celle du bonheur. »
Et, s’emparant d’un instrument, il arracha l’œil maudit et le jeta par la fenêtre.
Et quand la blonde Gretchen, toute tremblante, vint prendre de ses nouvelles, il lui expliqua qu’une horrible ophtalmie l’avait obligé à pratiquer l’extirpation de son œil gauche. « Il était perdu, » lui dit-il. Et, comme il offrait de lui rendre sa parole, la gracieuse enfant se pendit à son cou et lui dit tout bas :
« Mais puisqu’il était perdu !… Et enfin, il t’en reste un…
– Et c’est le bon, fit le docteur, car il voit la beauté ! »
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(Charles Recolin, in L’Indépendance roumaine, 8 avril 1896 ; repris dans La Vedette politique, sociale et littéraire, vingt-et-unième année, n° 1013, samedi 19 septembre 1896 ; gravure extraite d’une couverture de cahier d’écolier, collection « Les Grandes Inventions modernes, » Paris : Laroche-Joubert et Cie, c. 1905 ; « The New Rœntgen Photography, » caricature parue dans Life, volume 27, 27 février 1896)