C’est aux mères de famille et aux ménagères que je m’adresse aujourd’hui pour leur communiquer une recette qui certainement ne peut manquer de les enthousiasmer.

Il n’est pas de maison, si petite soit-elle, où l’on ne possède des poissons rouges. Suivant la place qu’on peut leur consacrer, on a soit un bocal de dimensions plus ou moins réduites, soit un bassin ou un aquarium ad hoc. Les poissons rouges, comme on sait, vivent très vieux et, comme les vins de même couleur, s’améliorent en vieillissant. Pourtant, passé un certain âge, ils deviennent durs et ne sont plus comestibles.

Les poissons rouges vivent généralement dans l’eau ; mais, lorsque celle-ci est sale, elle leur communique un goût de vase très désagréable.

Un grand confiseur, que je ne nommerai pas pour ne pas lui faire de réclame gratuite, a imaginé de faire de ces intéressants animaux un dessert exquis, capable de rivaliser avec les plus délicieuses sucreries.

Voici le procédé qu’il emploie. Vous prenez des poissons rouges, – naturellement, – vous les mettez, après les avoir soigneusement lavés, dans un bocal rempli d’eau-de-vie. Les pauvres diables de poissons, qui n’ont jamais été à pareille noce, boivent le liquide avec une avidité surprenante, jusqu’à tomber ivres-morts. On remarque que l’alcool produit chez les poissons les mêmes effets que chez ces malades que nos bons docteurs nomment des éthyliques, – on n’a jamais su pourquoi. Ces effets sont une augmentation de volume du foie et une rougeur exagérée de l’appendice nasal. Donc, les poissons rouges vivant dans l’eau-de-vie deviennent de plus en plus rouges. Au bout d’un laps de temps, les poissons alcooliques meurent. On s’en aperçoit à ce qu’ils ne peuvent plus remuer.

Le moment est venu de verser dans le bocal une quantité de sirop de sucre suffisante, et on a des poissons rouges à l’eau-de-vie, que l’on peut servir au dessert, comme les cerises de même nom.

C’est un mets exquis. Tout le monde en voudra servir à ses invités cet hiver. On peut aussi servir les poissons rouges glacés, comme les sorbets, ce qui ne veut pas dire que les sorbets soient des poissons, comme on l’a cru pendant fort longtemps.
 

MORALITÉ

 

Tout le monde ne peut pas être poisson rouge.

 
 

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(Gobélius [Isidore Boulnois], « Fantaisie, » in L’Observateur français, dixième année, n° 5, dimanche 2 février 1896 ; Henri Matisse, « Femme devant un aquarium, » huile sur toile, 1921-1923)