CAMILLE LEMONNIER : LE SUCCUBE
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Un frémissement s’ébruita : dans la loge, avec un cassement du buste, penchée dans le mouvement rapide d’égaliser sous elle les plis de sa robe, la Dame s’assit. Nul éclat lumineux de la chair, dans l’entour de décolletages dont s’éblouissaient la pourpre et l’or des loges voisines, n’irradia de son apparition sous le ruissellement des clartés électriques. Un nœud de satin noir lui ceignait le col et joignait la sévère fermeture d’un corsage modelant les élégances longues de sa taille. Avec ses gants noirs tirés jusqu’au-dessus du coude et le fusèlement de son corps mince sous le noir uni des soies, elle sembla dégager le frisson d’un Whistler surgi aux illusions de cette atmosphère de théâtre, dans l’air factice et peint.
Un étrange visage morbide, aux lèvres minces et ardentes, dans une pâleur de chair encore exagérée par les froides et vertes incandescences, l’étrangeait parmi les grasses et florales ambiances d’épaules comme d’un peu du surnaturel d’une figure évoquée aux miroirs par des vertus magiques.
Cette pâleur, sans doute, non moins que l’anormale simplicité de sa toilette, fut cause de l’émoi qui, soudain, fit converger vers sa présence l’unanime jeu des lorgnettes. Des bandeaux plats, d’un or roux, découpaient le front impérieux et haut et ensuite ourlaient la matité des joues, comme épuisées de sang et déjà verdies de nécrose.
Depuis son entrée dans la loge, elle n’avait eu que ces gestes légers et déliés dont les femmes, au théâtre, simulent un prestige animé d’orchidées et concertent le soin délicat d’apparaître en beauté. Encore semblait-elle indifférente à l’attention qu’elle soulevait. Une de ses mains, bientôt, se posa sur le bourrelet de velours ; l’autre agita les plumes noires d’un éventail comme la palpitation d’une aile de grand oiseau, et, droite, les épaules immobiles, sans une ondulation vers l’énigmatique personnage aux traits durs et aux cheveux trop noirs qui l’accompagnait et, parfois, se penchait à son oreille, elle demeurait tournée vers l’orchestre dont la rumeur, comme un bocage au lever du jour, déchaînait, sur un dessin confus d’accords, des thèmes épars où déjà s’annonçait la splendeur profonde de l’œuvre.
Je ne sais quelle force merveilleuse me fit tout à coup désirer voir la nuance de son regard, car, placé aux derniers rangs des fauteuils, je n’avais encore aperçu qu’un segment de ce troublant visage.
Il me fallut déranger une file de spectateurs dont la mauvaise grâce à peine condescendit à écarter les genoux sur mon passage ; mais je n’y pris garde, attiré par une fascination extraordinaire. En me coulant ensuite avec méthode dans la travée le long des loges, je pus me rapprocher assez pour n’avoir plus qu’à lever la tête et m’attester l’analogie dont s’harmonisaient les yeux et toute la personne.
Comme d’inquiets papillons nocturnes, ils jouaient aux clartés des lampes. Leur regard dardait une vie cruelle, des effluves fiévreuses et rouges, d’une ardeur physique presque animale. Un trouble violent aussitôt m’envahit sans qu’il me fût possible de m’en notifier la cause ; j’eus le pressentiment que cette inconnue qui excitait les curiosités banales de la salle avait été associée à ma vie pendant un passage qui me restait encore obscur. Du moins, ce fut la sensation qui, dès ce moment, régit toutes mes pensées et m’absorba si plénièrement que je ne m’aperçus pas tout de suite du prodige qui, au frivole et léger bourdonnement des voix, comme par le charme d’une incantation, depuis un instant substituait les subtiles et magnétiques ondes du plus merveilleux torrent d’amour et de douleur qu’ait épandu le génie de la musique.
C’était le prélude de Tristan, et j’avais traversé toute la Bohème, pour venir, en ce théâtre d’une résidence royale, goûter les enchantements de ce soir voluptueux et souffrant. Puis la scène se découvrit : la mer entière ondula aux rythmes de l’orchestre et, du bercement de ses houles, cadença le chant des matelots, tandis que, d’une plainte infinie, déjà se lamentait l’âme asservie aux amoureux sortilèges que, seule, l’inévitable mort devait délier.
J’avais regagné ma place, indifférent aux murmures que soulevait ma conduite insolite, et maintenant concentrais mes esprits dans le délice et l’effroi de me sentir moi-même mêlé à ce drame vertigineux. Il sembla que la Dame étrange, comme un fantôme né d’un prestige, se fût résorbée en l’idéale région des présages où, par avance, s’accomplissait le merveilleux destin des amants.
Mais à peine l’acte fut fini, le charme du même coup se rompit : le pouvoir mystérieux qui m’avait fait quitter ma place ramena ma vue vers celle qui m’évoqua une date et, sur soi, referma les portes de ma mémoire. Peut-être des vibrations se communiquèrent et lui transmirent l’afflux nerveux qui chargeait mes prunelles.
Elle sortit de l’immobilité et parut s’agiter subitement en divers sens, comme si elle eût cherché quelqu’un dans la salle. J’observai que ses paupières battaient précipitamment ; elle semblait échapper au sommeil intérieur et résister à l’empire d’une force qui demeurait comme secrète pour elle.
Un instant, ses regards vaguèrent, puis se rapprochèrent, et, enfin, toute distance cessa ; nos yeux longuement convergèrent en des cercles magnétiques où nos âmes déjà se reconnaissaient et, à la fois, restaient inconnues. Il fut évident pour moi qu’elle s’efforçait de renouer le lien brisé dont un des bouts flottait dans mon souvenir et qui, en un temps encore ignoré de notre vie, nous avait conjoints.
Mon angoisse avait redoublé : il me semblait qu’une frêle cloison seule nous aliénait l’un de l’autre, le brouillard léger d’une vitre ternie ; j’étais sur le point de me la mémorer avec certitude et, en même temps, je craignais de voir s’effacer la diaphane ressemblance avec une image diffuse et qui toujours renaissait.
Je ne pris plus qu’une attention distraite au cantique des extases amoureuses, car, encore une fois, la sublime musique se faisait entendre ; c’était à présent le dangereux enchantement de cette nuit de la forêt où les nobles amants, ivres d’immolation, élevaient sous les étoiles, comme un spasme, la longue et ineffable modulation de leurs âmes roulant de leur amour à la mort. Elle-même était restée frissonnante, comme d’une fabuleuse rencontre après des laps obscurs.
Je ne crus pas un moment que nous pussions être, cette femme et moi, le jouet de simples et déroutantes coïncidences. Nos âmes plutôt semblèrent avoir été appelées l’une vers l’autre du fond de la vie. Venues par des chemins différents ainsi qu’à un anniversaire, elles se regardaient à travers une molle nuit, comme des bords opposés d’un fleuve. « Oh ! pensais-je, en quels lieux, en quelles fiançailles délicieuses et funèbres, dis-moi, spectre obsédant et paradoxal, nos destinées furent-elles si étroitement confondues que, sans tout à fait nous apparaître, il nous en reste encore le goût des baisers et de la mort ? » Car, à mesure, dans la nuit même de l’événement, s’avérait pour moi un rapport de choses tragiques et voluptueuses. Un sens lucide m’avertissait que la douleur et l’amour nous avaient autrefois unis, ombres asservies à un occulte et redoutable dessein.
L’immense palpitation tranquille des feuillages se brisa dans un tumulte armé ; les épées furent tirées ; l’âme de Tristan se voila d’agonie, et moi-même, j’étais emporté dans un orage. Quand, de nouveau, je regardai la Dame, la suprême péripétie accomplie, je vis que ses yeux, en se tournant vers les miens, exprimaient une souffrance égale à la plainte des instruments et des voix dans cette symphonie des afflictions.
Il me parut aussi qu’ils me suppliaient de mettre fin à des doutes plus torturants que toutes les certitudes. Et, encore une fois, les apparences se reculèrent ; je fus près de me convaincre qu’un phantasme s’était joué de ma crédulité. « Mais non, pensai-je aussitôt, ce n’est pas un leurre, car comment se pourrait-il qu’elle eût ressenti les effets d’une illusion en laquelle seul j’aurais été induit ?
Nul doute : en croyant nous reconnaître, nous nous sommes souvenus tous les deux que nous nous étions connus ; mais en quelle vie, si celle-ci ne suffit pas à éclaircir ce mystère ? »
Sa pâleur encore accrue, ses prunelles éteintes, l’indicible tourment dont s’altérèrent ses traits me firent craindre qu’elle ne touchât à la mort qui déjà touchait Yseult.
Sentant bien qu’elle souffrait à cause de moi, j’essayai de détourner les yeux ; mais ils retombèrent bientôt sous l’empire de l’hallucination qui m’ensorcelait, et, de nouveau, le faible rideau qui séparait nos âmes redevint transparent comme si, enfin, nous allions nous apercevoir dans la vérité du souvenir. Mais l’orchestre préluda, l’ingénu et nostalgique chalumeau s’éleva des bords de la mer, et Tristan, sur son lit de douleur, appelait celle qui tout à coup apparut et fut pour lui l’amour et la mort.
Une aimantation simultanée, en ce moment, orienta l’un vers l’autre nos regards. Je ne puis encore définir l’expression ironique et cruelle que je crus lire en les siens ; ils se décelèrent la délivrance et la victoire. « À moins, me dis-je, qu’ils ne raillent le pauvre diable hypnotisé par leurs sortilèges. Et cependant, ce sont bien ces yeux victorieux et phosphores qui, déjà là-bas, se fixèrent une première fois sur moi et me brûlèrent les os. » À peine cette idée me fut venue, les contingences s’effacèrent, le fait se restitua tangible et immédiat. C’était la fin d’une maladie où mes jours avaient été en danger.
Au lit, pendant la nuit, une créature merveilleuse, un être de chair et de sang, au visage si pâle que la décomposition subtile semblait déjà le pourrir, me visitait.
Elle était rousse et nue, avec des seins neufs et dardés, et portait autour du cou un collier de satin noir. Cette vierge dévorante pénétra donc sous mes draps et me mordit la bouche d’un si effrayant baiser que mon sang aussitôt fusa d’un large jet. Nos corps ensuite se convulsèrent ; le mien, sous le feu de ses caresses, se tordait comme un orvet blessé. Cependant, un délice diabolique me restait encore inconnu.
Tandis qu’à petits coups elle se reprenait à laper les bouillons roses de ma vie, moi-même je buvais la vie à son cou, sous le ruban noir, ainsi qu’à une fontaine.
Je ne pourrais dire si je veillais ou si j’étais endormi, non plus quel temps dura ce supplice adorable. Ma mère, entrant au matin dans ma chambre, me trouva à demi expiré et baignant dans mon sang. Nulle porte ne s’était ouverte pendant la nuit ; nous vivions seuls avec une vieille servante dans cette maison. Pourtant, ce ne fut pas un rêve : stryge ou succube, mais substance incorporée, je ne doutai pas d’avoir goûté, à travers les vertiges d’une mutuelle possession, des voluptés qui confinèrent à la mort.
Et voici que la goule soudain m’apparaissait en la Dame aux bandeaux vermeils, avec les mêmes yeux qui me brûlèrent comme des ventouses, et sa bouche aux courtes lèvres de sangsue. Je savais qu’une mince fissure cicatrisée lignait son cou sous le ruban de satin noir ; ma bouche avait gardé la forme de ses seins maigres et dardés, et elle avait le même air hors la vie dont s’offrit à moi son amour homicide, soit qu’elle fût morte un peu sous ses apparences de vivante ou que son âme vécût loin d’elle d’une vie errante et solitaire.
C’est là un effrayant mystère et que seul expliqueraient la déportation de nos âmes en dehors de nous et leurs attirances l’une vers l’autre, dans les régions du sommeil et de l’hypnose.
Cependant, sur la scène, les fiançailles d’amour et de mort s’étaient accomplies. La grande plainte un instant encore traîna, et ensuite les lampes furent baissées ; je me précipitai vers les issues. Mais la Dame aux bandeaux rouges, comme un léger fantôme, comme le vampire qu’elle était, sembla s’être dissous dans l’air de la rue.
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(Camille Lemonnier, in Gil Blas, dix-septième année, n° 5762, mercredi 28 août 1895 ; une version légèrement remaniée de ce texte, dédiée à Armand Silvestre, a été reprise dans le recueil La Vie secrète, Paris : Paul Ollendorff, 1898 ; on aura noté que ce texte s’inscrit dans la lignée des innombrables variations autour de « L’Aventure de l’étudiant allemand » de Washington Irving. Eau-forte d’Alméry Lobel-Riche pour Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, Paris : G. Kadar pour les membres du Cercle Grolier, 1923)
JULES BOIS : LE SUCCUBE
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I
Lorsque Nahéma sentit les approches de la mort, elle eut ce sourire calme qui m’irritait tant, ce sourire qu’elle portait aux lèvres pendant ses jours de santé lorsqu’elle avait accompli quelque cruel sacrifice. Cette fois, je n’eus pas la force de m’emporter ; dans les moments suprêmes, un fluide impérieux se répand pour apaiser la sensibilité des nerfs alors que l’âme est dans un trouble profond. Je ne m’emportai pas, quoique ce sourire me fût comme une pointe qui entre. Ah ! je devinais qu’elle se sentait heureuse parce qu’elle se sentait mourir…
Je m’approchai, les mains hagardes, les paroles tâtonnantes, cherchant à démentir ce qui était mon intime conviction :
« Dis, dis, n’est-ce pas que tu ne te sens pas plus mal ? Cette journée si belle t’a mis un chaud rayon dans le cœur.
Et puis, tu ne voudrais pas me quitter comme cela… Si tu le veux, je sais bien que tu peux ne pas mourir…
– Sois tranquille, je ne te quitterai jamais ; mais je vais mourir… N’appelle personne ; je ne veux personne autour de moi. Toi seul, tu verras fuir mon âme. »
Je regardai alors ses yeux et je reçus dans l’épigastre une secousse de les voir si pleins d’amour, d’un surhumain amour ; il y avait en eux ces lueurs d’une hôtellerie lointaine que l’on devine sur les grandes routes, derrière la brume et la nuit. Ses prunelles m’appelaient comme des voix, me caressaient comme des mains ; elles m’attiraient comme des bras de fantôme, vers un au-delà que je sentais plus effrayant que la mort.
Elle bégaya encore :
« Je puis mourir, je ne te quitterai jamais. »
Puis, lentement, lourdement, comme un rideau de fer qui tomberait sur une scène désormais à jamais vide, ses petites paupières se déplièrent, ne laissant plus qu’un mince espace, encore entrouvert, entre les cils, comme si le trépas avait eu pitié et avait suspendu un instant l’irréparable.
Elle venait de mourir.
II
Des jours, des mois ont passé ; je n’ai pu oublier ses yeux ; le son de ses paroles m’est demeuré net, lent et profond, comme quelque chose d’anormal et cependant de véridique, avec l’obstination d’une prophétie. Maintenant je fuis l’ombre ; il me semble qu’après le crépuscule, lorsque, dans ma chambre de travail, les bras croisés, je m’attarde à rester sans lampe dans cette quiétude engourdissante de la nuit qui monte, il me semble que ces yeux, ces yeux que la mort n’a pu clore tout à fait, vont tout à coup s’entrebâiller devant moi comme des portes de fournaise et que les derniers mots expirés de ses lèvres, ces mots que je ressasse mélancoliquement, ces mots que seules mes lèvres prononcent, vont tout à coup s’extérioriser autour de moi et que je vais entendre un gosier invisible me les redire…
« Je puis mourir, je ne te quitterai jamais. »
Il y a quelques jours, je voulus m’arracher aux voluptés funèbres de ma torpeur ; des liens insaisissables m’enchaînaient pour ainsi dire à mon fauteuil et, lorsque je me dressai enfin dans un soubresaut de révolte, il me sembla qu’une main, ou plutôt la forme translucide d’une main, se posait sur la mienne, familière, voulant me retenir, me faire honte de ma peur.
Je suis sorti, la poitrine haletante.
Dans la rue, les rôdeuses d’amour chuchotaient.
À petits pas, elles arrivaient, avec des inclinaisons de tête câlines, des phrases de tendresse molle ; et leur geste, sur ma sensibilité exaltée, produisait l’effet d’une secousse électrique. Déshabituée des étreintes, ma chair s’angoissait aux contacts de ces chairs offertes ; je chancelais un peu, gagné à cette ivresse grossière, comme si j’avais bu quelque horrible alcool sur le zinc.
Une d’entre elles s’entêta.
Elle avait des yeux grands et doux, stupides et magnétiques. Elle me prit le bras, et, je ne sais comment, bercé à la mélopée banale des promesses du plaisir, je me laissai entraîner sans lui répondre, le long du corridor aux odeurs aigres. Dans la chambre, éclairée par les rougeurs d’une grille enflammée, je me dévêtis, tandis que ses mains tâtaient mes poches… Mon cerveau vacillait dans mon crâne ; les cloisons de la chambre, autour de moi, se rapprochaient et s’éloignaient, on eût dit pour un fantastique quadrille, puis je me vautrai sur elle avec des lèvres affamées… enfin, tout sombra. Il me sembla que j’allais m’évanouir…
Quand je revins à moi, il était tard. Une honte lourde montait de cette gorge lasse et bleuie. Elle dormait, surprise par cette chaleur malsaine, tandis qu’une bougie coulait sur une petite table près du lit.
J’étais accablé ; mais le sommeil, que je désirais maintenant, me fuyait dans la fièvre de mes souvenirs profanés, dans le dégoût de mes désirs assouvis. Et, de mes remords, une peur, petite d’abord, naissait, la peur de la morte que j’avais trompée en ces draps d’occasion, avec une femelle inconnue. Je voulus partir ; mes jambes me désobéirent ; une lâcheté aussi m’arrêtait d’affronter la rue froide, solitaire. Mais ma peur avait grandi d’un petit souffle sur mon front, comme d’une bouche tout près de moi qui va parler et qui n’ose, me touchant d’un reproche inexprimé, silencieux. Insupportable hantise ! Je me dressai sur mon séant, voulant m’échapper, lorsque ma compagne leva la tête, ouvrit les yeux, – des yeux de somnambule à qui l’invisible devient réel, et, les prunelles dilatées d’horreur, les doigts écarquillés pour repousser une menace, elle hoqueta en phrases sourdes :
« Oh ! les yeux, les yeux !… Mais je ne vous ai rien fait, Madame ; ce n’est pas ma faute. Pitié !… Oh ! elle est tout près, là (et son index désignait au-dessus de mon front le vide), elle est au-dessus de toi, là… Elle est méchante. Oh ! défends-moi, elle veut me faire du mal.. à toi aussi. Elle dit qu’elle ne te quittera jamais… Elle veut te tuer ! »
Puis un cri entrecoupé ; la tête retomba sur l’oreiller, son corps frissonnant s’apaisa peu à peu, et le sommeil normal, interrompu par ce cauchemar, reprit, calme et écrasant, semblable au néant et à la mort.
Lorsqu’au matin elle se réveilla, elle ne sut quoi répondre à mes questions inquiètes. Ses grands yeux doux de bête passive me fixèrent, stupides et magnétiques. Elle avait tout oublié.
Mais, moi, j’ai compris la colère de la morte, qui vit toujours là, dominatrice, à mes côtés !
III
J’ai la certitude, maintenant, qu’Elle ne me quitte plus, j’ai la certitude qu’Elle existe.
Je l’ai vue…
Les premiers soirs, c’étaient ses yeux, qui, lorsque j’allais m’endormir, la lampe éteinte, m’apparaissaient, ombres claires sur un fond orangé ; on eût dit de la lumière lointaine d’un soleil couchant. Ses yeux ont une beauté, maintenant, supérieure à celles d’autrefois ; ses yeux souffrants me parlent comme une bouche, mais ce ne sont pas des mots qu’ils profèrent, ce sont des pensées, des pensées qui me pénètrent par l’épigastre comme une lance de lumière pâle. Je suis sûr alors de n’être pas endormi, mais je suis immobilisé par ces yeux ; ils se placent assez haut, me forçant à les fixer, et ainsi leur puissance me soumet davantage ; malgré moi, je me rappelle alors les procédés des magnétiseurs qui obligent leur sujet à se mettre plus bas qu’eux afin de les dominer par le regard.
Chaque matin, je me réveillais épuisé, comme si, pendant la nuit, un vampire avait bu dans mes veines.
Maintenant, son visage se précise de plus en plus. Douter encore serait folie. Son visage, ombre claire, s’estompe sur le lointain d’un horizon de lumière orangée. Et son corps, son corps, cette fête de mes sens, son corps, que je connais comme une mère connaît le corps de son fils, tant mes caresses l’ont autrefois parcouru et fouillé, son corps fluidique, toujours plus rapproché de moi, enivre mes prunelles immobiles de sa réalité d’au-delà, plus tentatrice que toutes les précédentes réalités.
Je l’ai vue ; elle me parle…
Ce que j’entends, – toujours par l’épigastre, – mon épigastre traversé par cette lance de lumière pâle, je ne pourrai le dire ni l’écrire, tant le rythme en est mystérieux, tant le sens en est ineffable ! De plus en plus, elle me tient, me conquiert, me pénètre, mais chaque matin je m’éveille, morne et broyé, comme si une abominable orgie avait ravagé mes nerfs ; mon œil pâli est aussi vide que celui des moribonds. Et je me souviens vaguement de ces mots, que je ne comprends pas.
« Je suis avide de toi, » me dit-elle.
IV
– Hier, Elle m’a embrassé !
Mes lèvres de chair se sont pliées sous le poids dévorant de ses lèvres translucides. J’ai souffert la plus horrible joie. Ce corps de fantôme, lentement, se penchant vers mon corps, le frôlant de son épiderme électrique, – et ce baiser, ce baiser surtout où j’ai senti la salive de la mort, c’est le délire suprême… j’ai peur… Il me semble que ses yeux veulent m’arracher de la terre, que ses lèvres veulent aspirer mon âme… Mon Dieu ! mon Dieu ! si c’était vrai… que je vais mourir.. Je ne veux plus de tels baisers… j’ai peur !
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Et d’autres paroles surnagent dans ma mémoire, paroles qu’Elle a prononcées après cette épouvantable caresse :
« Je te veux tout entier… Je te posséderai seule, je détruirai ton corps, » me dit-elle.
V
… Quand je m’arrache de ce lit, où seul j’agonise, quand je me traîne dans la rue, je suis si blême, si décharné que les hommes se détournent quand je passe et que les femmes poussent un cri… Elles croient apercevoir un fantôme.
Tout, de la vie, me fait horreur… Maintenant, je La vois jour et nuit ; Elle m’obscurcit la lumière du soleil et les couleurs des choses. Le fantôme m’a dévoré, je n’ai plus qu’une étincelle de vie ; mais je suis fort, je n’ai plus peur, j’ai compris – je suis consolé !
La nuit passée, elle m’a dit : « Je viendrai encore cette nuit, mais pour la dernière fois. Et je serai ta femme, comme du temps où j’étais vivante. Ce ne seront plus les baisers des lèvres, ce sera l’étreinte suprême, la possession ; ce sera aussi la mort… »
Oui, oui, c’est cela. Notre spasme rompra tout à fait cette prison déchirée où je m’étiole… Ai-je peur ? Non, je n’ai plus peur !… l’étreinte dernière me fera libre…
Nous nous retrouverons ensemble là-bas, dans le pays des âmes, comme après une longue séparation… Ah ! la nuit tombe, enfin !… c’est la mort… Nahéma !…
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(Jules Bois, in Gil Blas, quinzième année, n° 4836, lundi 13 février 1893 ; repris dans Le Supplément littéraire, dixième année, n° 703, 8 juin 1893. Arnulf de Bouché, « La Succube, » huile sur toile, c. 1890-1900)