… Jusqu’à vingt-huit ans, la grande fortune et la bienveillance de mon père le permettant, je menai une vie élégante et oisive. J’eus un nom dans la jeunesse dorée de l’époque.
Je fis la fête, en un mot.
Une fois que mon père eut estimé que j’avais jeté ma gourme, il m’amena doucement, sans colère ni reproches, à la conception d’une existence autre que celle du boulevard, des petits théâtres, des courses et des cabarets de nuit.
« Je t’assure, mon cher enfant, qu’il te faut changer un peu d’horizon… Que dirais-tu d’un petit voyage autour du monde ?… Ah ! tes yeux brillent, coquin !…
– Mon Dieu, papa, vous me prenez un peu à l’improviste…
– Je savais, mon bon Jacques, aller au-devant de tes désirs… Voici donc ce à quoi j’ai songé… »
Et, huit jours plus tard, papa m’accompagnait à Marseille ; et, après m’avoir bien et dûment lesté de sa bénédiction et de lettres de change sur toutes les banques de l’univers, il m’embarquait, un peu éberlué, sur un steamer en partance pour Alexandrie.
« Adieu, mon enfant ; écris-moi souvent… »
Bah ! quand on s’y met, eh bien ! il faut s’y mettre, comme dit l’autre… On s’y mit, fallut bien… Quelque deux ans, je trottai comme un rat autour du globe. Je visitai l’Égypte, l’Asie Mineure, l’Hindoustan, les côtes de la Chine, le Japon, l’Australie, restant là où il me plaisait vivre, brûlant les lieux qui ne me disaient rien, m’emplissant l’esprit de visions et de souvenirs et, dans chaque lettre, remerciant mon père de sa décision.
*
Un beau jour, je partis de Melbourne pour San-Francisco sur un paquebot australien, l’Iron-Duke. Aux environs des îles Marquises, par une nuit calme et splendide, le bâtiment toucha, à toute allure, un récit inconnu, une aiguille de corail à fleur d’eau, sans doute, et – tel, récemment, le Drummond-Castle par le travers d’Ouessant – coula net, corps et bien, en trois minutes.
Quand le sinistre se produisit, j’étais seul à l’arrière avec le timonier et l’officier de quart. J’étais en proie, cette nuit-là, à une petite attaque de fièvre qui m’avait fait quitter le lit où je ne pouvais dormir. Cet incident me sauva.
Avec des glouglous sourds et terrifiants, l’Iron-Duke piqua de l’avant dans la mer. Instinctivement, je me précipitai vers un petit youyou extrêmement léger, suspendu à la poupe. Et je m’accrochai aux bordages désespérément… Si le canot avait été arrimé, j’étais mort. Par bonheur, il était simplement posé sur des supports recourbés, de cuivre.
Par la violence du remous, je fus entraîné, avec le canot auquel je me cramponnais, à une certaine profondeur dans les eaux du Pacifique… Puis, je sentis que je remontais à la surface. Quelques vigoureux coups de pied, et je revis le ciel austral…
Le canot flottait à côté de moi, la quille en l’air. Le danger décuplant ma vigueur, je parvins à le retourner, à le vider un peu, à me hisser dedans… Une rame de godille, une moque étaient arrimées sous les bancs… J’écopai le mieux possible et – je m’endormis rompu de fatigue et d’émotions.
Au jour, une terre était en vue vers laquelle me portaient le courant et un léger vent arrière de Nord-Ouest. J’aidai ma marche à l’aide de la godille… Et trois heures plus tard, j’abordai une île inconnue que, plus tard, j’ai su être Fomatou-Hiva, de l’archipel Touamotou.
Je n’étais pas plutôt sur la grève, où je venais de tirer mon canot, qu’une bande de sauvages, dissimulée derrière les roches, se précipita sur moi et me terrassa. Opposer de la résistance à cinquante individus était de la folie. Je me laissai faire, et je fus, sans trop de violence, entraîné dans l’intérieur du pays. Au bout d’une heure de marche, nous arrivâmes dans un village aux huttes de paille et de torchis dont la population assez court vêtue – les tatouages formant la pièce essentielle du costume des deux sexes – criait et gambadait sur mon passage. Je fus amené devant un citoyen que je présumais devoir être le chef de la tribu ; il m’adressa la parole en un polynésien peut-être très pur, mais, hélas ! incompréhensible…
J’essayai de lui faire comprendre par gestes que j’avais faim et soif. Il hocha la tête de façon entendue, et, se levant du siège où il était assis, il vint s’assurer par lui-même, de manière même assez indiscrète, de l’état de ma constitution.
Sollicitude gratuite ou intérêt personnel ?
Les naturels de Fomatou-Hiva, je m’en aperçus bien vite, pratiquaient la philanthropie la plus large, en ce sens qu’ils étaient anthropophages. Ils avaient souvent pris au mot, en les mangeant, les quelques ingénus missionnaires qui, l’Évangile à la main, avaient voulu leur enseigner l’amour du prochain.
Le chef eut une moue dédaigneuse en me palpant les côtes ; je n’étais pas à point sans doute… Après un court conciliabule avec ceux qui m’avaient capturé, il fit un signe… On m’entraîna dehors. Où allais-je ? À l’abattoir ou à l’engraissoir ?… Je commençai sérieusement à regretter de n’avoir pas sombré avec l’Iron-Duke.
Le chef de tribu en tête, mon escorte me dirigea, à travers le village, vers une espèce de hutte plus grande et plus haute que les autres, bâtie de bois précieux travaillés. Je pensai que c’était le temple du lieu et je ne me trompais pas.
*
L’endroit, un peu sombre, où j’entrai, était plein, autant que j’en pus juger du premier coup d’œil, de bonshommes de bois à grosse tête et à gros ventre, aux membres courts, peints de couleurs violentes. Mes persécuteurs m’avaient poussé devant eux, et ils avaient formé derrière moi une espèce de demi-cercle. En silence, ils semblaient attendre…
Ils attendaient… quoi ?
Très étonné, je regardai à droite, à gauche, en face de moi… Soudain, j’aperçus, me faisant vis-à-vis au fond du temple, quelque chose que l’obscurité du lieu m’avait empêché tout d’abord de remarquer. J’avais les pieds et les mains libres, les sauvages, voyant que je ne leur opposais aucune résistance, n’ayant pas juge à propos de me ligoter. Je m’avançai vers l’objet insolite qui était bien celui, je le compris tout de suite à leur mouvement d’attention, avec lequel ils voulaient me confronter.
Et ma stupéfaction fut grande !
C’était, cet objet, une magnifique poupée européenne d’un mètre vingt environ de hauteur, couchée précieusement dans une boîte de bois léger, parmi des flots de satin blanc. L’air d’une jolie morte avec ses paupières closes, elle était vêtue de somptueux habits coupés avec soin, comme pour une personne naturelle. Rien ne manquait au costume, depuis le chapeau volumineux à grande plume alors à la mode parmi les Parisiennes lors de mon départ, jusqu’aux hautes bottines de chevreau mat. Ses mains étaient gantées de suède ; à l’une d’elles, une clef dorée était attachée par une faveur de soie rose.
À côté de la poupée figurait le couvercle de la boîte, dans le fond duquel je lus cet avertissement en français :
MAISON DU NAIN-ROUGE – PARIS
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Il suffit, pour faire remuer les yeux et les bras de la poupée et lui faire dire papa et maman, de la remonter avec la clef. Le trou pour la clef se trouve à la taille, sous le corsage. Le mouvement dure environ cinq minutes.
Ne pas forcer.
Je sentis que j’étais sauvé !… Oui, j’étais sauvé, grâce à ce jouet, une petite merveille de l’industrie parisienne, destinée fort probablement à la fille de quelque nabab australien, et qui était venu échouer là, elle aussi, à la suite sans doute de quelque sinistre maritime. Dans un éclair, je vis le parti que je pouvais tirer de l’aventure…
Je me prosternai devant la poupée, comme si c’eût été une divinité de mon pays. Je me cognai le front contre la terre en proférant tout haut des syllabes incantatoires, sonores, quelconques… Il me fallait frapper l’imagination des insulaires qui me regardaient, les yeux écarquillés.
Puis je m’approchai de la poupée… Avec des révérences, des génuflexions d’hiérophante, des soins inexprimables, je la dégageai de sa boîte, la calai sur ses pieds ; et, à la stupéfaction générale, je promenai mes doigts sur son corps comme un hypnotiseur ou un résurrectionniste, en accompagnant mes gestes d’une complainte monotone de ma façon.
Je me tournai vers les assistants.
Ils contemplaient mon manège, béants, médusés. J’eus un geste impérieux, dominateur, vers le chef… Il se jeta face à terre, suivi dans ce mouvement par les représentants de la tribu… Tout en continuant ma mélopée, je dégageai la clef de la main, et, cependant que je semblais continuer mes passes magnétiques sur la poupée, je cherchai le trou indiqué sous le corsage ; et je remontai le jouet en élevant la voix, en poussant même de véritables clameurs afin d’étouffer le cric-crac de la mécanique.
Enfin, je me précipitai vers le chef : je le saisis par le bras et, solennellement, je le forçai de regarder…
Ô miracle !… Sans un bruit décelant la supercherie, la divinité blanche agitait la tête, entrouvrait ses paupières long-cilées, faisait rouler dans sa face de porcelaine tendre d’admirables yeux de verre aux prunelles bleues, remuait ses bras à droite, à gauche, et sa bouche s’ouvrait, disait : « Papa !… Maman !.. »
Les sauvages regardaient, pétrifiés !…
Au bout de quelques instants, estimant que les cinq minutes allaient bientôt être écoulées, j’étendis sacerdotalement le bras vers la poupée en bafouillant d’augurales syllabes et elle s’arrêta, comme de juste, bras au corps, yeux et bouche fermés.
Le chef de la tribu, qui en était aussi le sorcier, s’était prosterné devant moi, et me baisait les pieds, ce que, très digne, face triomphante et bras croisés, je laissai faire… Les insulaires vinrent tous l’imiter, avec tremblement.
Désormais j’étais tabou – inviolable, sacré !…
*
Trois ans, je vécus au milieu de cette peuplade polynésienne, craint et respecté. Oiseaux, poissons ou venaison, les meilleurs morceaux étaient mis de côté pour le sorcier blanc.
J’avais voulu garder comme demeure le temple même où reposait parmi leurs dieux celle qu’ils appelaient Ti-Tamatou-Souba, le simulacre sauveur qui remuait et qui parlait. Deux fois par lune, la tribu était conviée à la vue de la merveille, à l’audition des paroles divines. Vêtu d’une lévite blanche, la face inspirée, j’officiais, sacerdotal et magnanime.
J’eus une compagne, la propre fille de Kama-Toufi, le chef de la tribu, une petite créature aux yeux implorants de gazelle, aux reins souples, à la peau mordorée, qui sentait l’amande douce. Elle servait le sorcier blanc à genoux et défaillait de l’honneur qu’il lui avait fait de la prendre pour femme. J’en eus de la satisfaction.
Mais, bien souvent, il m’arrivait de songer à la France, à mon père, à mes amis, au boulevard… Et ces jours-là, j’éloignais serviteurs et compagne. Et je passais de longues heures ravies auprès de l’idole qui, seule, me rappelait la patrie – et la femme… Pour moi, pour moi seul, j’animais l’andréide parisienne, et je me donnais le spectacle douloureux et charmant, voluptueux et dérisoire, de la voir remuer, balbutier ses mots puérils. Je la prenais dans mes bras ; je lui confiais toutes mes tristesses et tous mes espoirs, mon isolement et mon ennui… Elle fut, ces trois années, ma consolation et ma raison de vivre.
Un jour vint où un vaisseau français, accomplissant un voyage d’exploration, aborda dans mon île, me recueillit et me rapatria.
Avant de quitter Fomatou-Hiva, je révélai solennellement à Kama-Toufi le secret de l’idole, et je le fis mon successeur devant la tribu assemblée.
J’ai retrouvé mon cher Paris, ceux et celles que j’aimais ; – mais il est parfois des heures dans ma vie où je ne puis songer sans mélancolie à la petite Tilimifa qui mourut doucement de tristesse sur la grève, le matin de mon départ…
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(Georges Maurevert, in Le Petit journal, supplément illustré, quatorzième année, n° 638, dimanche 8 février 1903 ; Jean d’Esparbès, « Homme à la poupée, » huile sur toile, sd ; « The Doll, » gravure parue dans The Playmate, 1878)